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Lors de la cérémonie de commémoration du professeur Fâtemeh Sayyâh qui s’est tenue à l’Université de Téhéran en 1948, le Doyen de l’Université, le professeur Ali Akbar Siâssi a déclaré :« L’Université de Téhéran a perdu l’un de ses savants professeurs. Mme le professeur Sayyâh était titulaire de la chaire de critique littéraire et de littérature russe. Puisque l’enseignement du cours de critique littéraire exige la connaissance et la maîtrise de plusieurs langues et littératures étrangères, cette chaire est difficile à tenir. Je n’ai malheureusement pas pu trouver un remplaçant à Madame Sayyâh. Ainsi, l’université est obligée d’annuler ce cours pour le moment. » [1] Ce discours constitue un exemple parlant de l’importance de la place de Madame Sayyâh dans les études littéraires comparatistes en Iran.
Née en 1902 à Moscou et décédée en 1948 à Téhéran, Fâtemeh Sayyâh était chercheuse, critique littéraire et professeure de littérature russe et comparée à l’Université de Téhéran. Elle est l’une des chercheuses iraniennes les plus importantes du XXe siècle dans le domaine des lettres. Ayant fait ses études secondaires et supérieures à Moscou, elle obtient son doctorat en littérature comparée à l’Université de Moscou, avec une thèse sur Anatole France. Après avoir enseigné dans plusieurs facultés de littérature en Russie, elle s’installe en Iran en 1934.
Elle est l’auteure d’importants articles littéraires autour des littératures persane, russe et française en Iran, ainsi que sur la question des femmes en littérature. C’est la première femme titulaire de chaire universitaire dans le système moderne d’enseignement en Iran, ainsi que l’un des fondateurs principaux de la critique littéraire moderne en Iran.
Son père, Mirzâ Ja’far Khân Rezâ Zâdeh Mahallâti, a enseigné la langue et la littérature persanes à la Faculté des Langues orientales de l’Université de Moscou durant quarante-cinq ans. Auteur d’ouvrages littéraires et de manuels sur les langues et littératures persanes, russes et françaises, il est durant quelques années responsable des étudiants iraniens en Russie. Selon les documents historiques, Mirzâ Jafar Khân et son frère Mirzâ Mohammad Ali Mahallâti, surnommé « Sayyâh », étaient amis de Seyyed Jamâleddin Assad آbâdi et Zeyn-ol-آbedin Marâghei. Mirzâ Ja’far Khân rentre en Iran en 1933 et y meurt deux ans plus tard.
Le nom de jeune fille de Fâtemeh Sayyâh est donc Rezâ Zâdeh Mahallâti, mais elle est plutôt connue sous le nom de son mari Hamid Sayyâh, en poste à l’ambassade d’Iran à Moscou à partir de 1917. Il existe peu d’informations sur leur vie commune qui se termine après trois ans de mariage.
Fâtemeh Sayyâh a consacré toute sa vie à l’enseignement et à la recherche. Après quatre ans d’enseignement à l’Université de Moscou, elle s’installe en Iran en 1933 et commence à enseigner le russe et le français à l’ةcole des Hautes ةtudes (dâneshsarâ-ye âli) en 1936. Le ministère de la Culture de l’époque voit d’un mauvais œil cette universitaire, d’une part car c’est une femme,et d’autre part en raison de ses amitiés soviétiques. On demande donc à cette haute école d’annuler ses cours ; demande refusée en raison de la qualité de l’enseignement et des travaux de Madame Sayyâh, d’autant plus qu’elle introduit pour la première fois l’enseignement de la langue et de la littérature russes, jusqu’alors complètement ignorées en Iran malgré le voisinage de la Russie. En 1938, elle devient assistante-professeure et finalement professeure en 1943. Grâce à ses riches connaissances et sa maîtrise des langues et littératures russes, françaises, anglaises, allemandes et italiennes, elle inaugure au niveau universitaire en Iran les cours de critique littéraire et de comparatisme, domaines jusqu’alors uniquement réservés aux chercheurs et enseignants revenus d’Europe puisque ces matières n’étaient pas officiellement enseignées en Iran. Ainsi, Fâtemeh Sayyâh initie le milieu académique iranien et les étudiants (la jeune génération) à la critique littéraire moderne. Elle a donc joué un rôle de pionnier dans l’introduction des fondations de la critique littéraire moderne dans le monde académique iranien à un moment où l’université se cantonnait aux études classiques. Plusieurs des grandes figures de la littérature persane contemporaine - écrivains, poètes, critiques et chercheurs éminents -comptent parmi ses étudiants ; citons Parviz Nâtel Khânlari (1914-1991) et son épouse Zahrâ Kiâ (1915-1990), Simine Dâneshvar (1921-2012) ou Abolhassan Nadjafi (né en 1929).
Précurseur de la critique littéraire en Iran, elle est la première critique académique iranienne à travailler sur l’histoire du roman et ses évolutions dans le monde sous une approche scientifique et attentive aux nouvelles théories littéraires de son temps. De plus, elle est l’introductrice de certains des grands romanciers du monde dans la société iranienne dont Tolstoï, Dostoïevski, Balzac, Flaubert et Dickens, ce à travers ses enseignements, ses recherches et ses critiques littéraires. Dans ses analyses littéraires, elle est influencée par des théoriciens comme Belinsky [2] et Chernishevsky [3] et par le réalisme socialiste. Dans son intervention lors du Premier Congrès des ةcrivains d’Iran en 1946 intitulée « Vazifeh-ye enteghâd dar adabiât » (Les devoirs du critique littéraire), elle revient sur les travaux de ces deux critiques russes. On lui a souvent reproché un attachement inconditionnel au réalisme. Effectivement, ses travaux portent essentiellement sur des écrivains réalistes du XIXe siècle tels que Tolstoï et Balzac, et elle dédaigne les modernistes comme James Joyce, Marcel Proust, Henry James, Virginia Woolf ou William Faulkner, également considérés avec scepticisme par la critique marxiste à cause de la nouveauté, la complexité et l’aspect individualiste de leurs œuvres. Même dans ses recherches sur Ferdowsi, elle s’intéressait plutôt à l’analyse des conditions sociales, économiques et à la hiérarchie sociale de l’époque plutôt qu’à l’esthétique et au style selon une approche centrée sur le texte.
Russe d’adoption, très influencée par le discours marxiste, il n’est pas très étonnant qu’elle ait considéré la littérature russe comme la plus développée du monde dans son discours prononcé à l’occasion du Premier Congrès des ةcrivains d’Iran en 1946. Elle reproche aux écrivains iraniens d’imiter le romantisme du XIXe siècle, ainsi que d’être à l’origine de mauvaises copies du roman policier et d’aventure européens, genre effectivement en vogue à l’époque, en recommandant aux auteurs de suivre la voie du réalisme socialiste. Cependant, ses contributions au développement de la critique en Iran ne sont absolument pas négligeables car malgré ses préférences marquées pour des genres qui montrent rapidement leurs limites, elle réussit à faire comprendre le rôle essentiel de la critique littéraire dans le développement et l’évolution de la littérature persane moderne. Il faut souligner que l’absence d’une critique littéraire « scientifique » marquait le milieu littéraire iranien. Ceci dit, il est vrai dans une certaine mesure que pour Fâtemeh Sayyâh, la tâche principale de la critique était de contribuer au développement du réalisme en Iran sous forme de roman et de nouvelle.
De son vivant, elle publie environ trente-cinq articles, discours et traductions en persan. Après son arrivée en Iran, elle se fait très vite remarquer en publiant une première critique littéraire intitulée « Keyfiat-e român » (Qualités du roman [4]) en réponse à un important article d’Ahmad Kasravi [5] sur le roman publié dans la revue Peymân. Dans son article, Kasravi avait qualifié le roman de genre inutile et nuisible. Sayyâh critique cette vision et défend la légitimité et l’utilité du roman. Elle récidive ensuite avec deux interventions lors du Congrès du Millénaire de Ferdowsi en 1934 à Téhéran, ainsi que dans deux discours remarqués durant le Premier Congrès des ةcrivains d’Iran en 1946. Parmi ses publications, nous pouvons citer la rédaction d’un manuel littéraire de lycée suite à une commande du ministère de la Culture en 1935.
Fâtemeh Sayyâh est également l’auteure de plusieurs articles concernant le rôle et la place des femmes dans les lettres persanes, recherches alors absolument nouvelles, publiés notamment dans la revue Zanân-e Irân dont le premier numéro a été publié en 1945. Sayyâh a ainsi consacré une partie de ses recherches à la condition féminine dans les arts et la littérature. Ses articles ont été publiés dans les journaux et les revues littéraires phares de l’époque, dont Sokhan, Mehr, Payâm-e no, Irân-e emrouz.
En tant que comparatiste, Fâtemeh Sayyâh a autant travaillé sur les littératures occidentales que sur la littérature persane qu’elle est la première à comparer selon les procédés « à jour » de la critique académique mondiale. Dans son article intitulé « Adabiât-e moâser-e fârsi » (La littérature persane contemporaine) [6], elle dresse un portrait précis de la littérature persane moderne, ses évolutions et ses défauts. Cependant, sa critique est acerbe et elle n’hésite pas à suggérer des « solutions » à ce qu’elle qualifie de « situation chaotique » des lettres persanes. Confrontée à la querelle des traditionalistes et des modernistes dans le milieu littéraire iranien, elle insiste pourtant sur le lien profond qui lie la tradition et la modernité bien que pour elle, dans la littérature persane des années 1940, la tradition l’emporte sur la modernité et la poésie sur la prose. Elle estime la prose persane peu développée et la poésie toujours sous l’influence des grands poètes classiques. Elle met également l’accent sur la nécessité du développement du théâtre en critiquant le théâtre iranien qui lui est contemporain, comprenant alors essentiellement des comédies populaires, des pièces historiques et des mélodrames sentimentaux, pour leurs manques esthétiques et créatifs. Ses critiques ont eu un impact direct sur l’évolution de la littérature persane depuis les années 50. Voyageant souvent en Europe, elle y effectue de longues recherches, toujours à l’affût des questions littéraires d’actualité. A ses retours, elle publie des articles consacrés à la vie sociale, culturelle et artistique du pays visité.
Les activités de Fâtemeh Sayyâh ne se sont pas limitées au domaine académique. Rejoignant le Mouvement des femmes iraniennes [7] en 1933, mouvance féministe ayant pris forme durant la Révolution Constitutionnelle, elle devient la première secrétaire du parti Femmes d’Iran (zanân-e Irân). En 1936, elle est la représentante de l’Iran à Genève à la dix-septième réunion de la Société des Nations, ce qui fait d’elle la première femme iranienne à remplir une mission à l’étranger. En tant que déléguée du Conseil des femmes iraniennes (shorâ-ye zanân-e Irân), elle est également envoyée en mission à Paris en 1945 avec Madame Safieh Firouz afin d’assister au Congrès « Femmes et paix » où ses idées rencontrent un écho très favorable.
En plus de ces missions, elle est activement engagée dans des associations, des congrès et des revues en tant que membre de conseil, membre de comité, présidente ou secrétaire. Parmi eux, nous pouvons citer le Centre des Femmes Iraniennes [8], l’Association des Relations Culturelles Irano-Soviétiques [9] ainsi que le Comité du Théâtre, de la Musique et du Cinéma de cette association, le parti Zanân-e Iran, l’Institut Anglo-iranien, la revue Payâm-e no, organe de l’Association des relations culturelles irano-soviétiques, le Conseil des Affaires Féminines de Téhéran [10] , l’Organisation des Femmes d’Iran [11] et le Comité du Premier Congrès des ةcrivains d’Iran.
Dès son arrivée en Iran, Fâtemeh Sayyâh a noté l’importance des progrès à faire en matière de droits des femmes et leur participation à la vie sociale et politique du pays. Elle s’est donc toute sa vie engagée pour informer les Iraniennes de leurs droits par ses articles, ses discours et ses missions et activités sociales. Cette citation de Fâtemeh Sayyâh sur sa mission en tant que déléguée de l’Iran à la Société des Nations manifeste ses objectifs pour le mouvement des femmes : « C’est la première fois, et malheureusement la seule, qu’une femme iranienne remplit une mission politique à l’étranger. Pourtant, j’espère que les femmes iraniennes dont certaines sont tout à fait compétentes- réussiront à s’engager bientôt dans des activités politiques. Et notamment après avoir obtenu l’égalité politique, elles pourront prendre une part active aux affaires politiques du pays. » [12]
De fait, Fâtemeh Sayyâh, femme universitaire, savante, précurseur et engagée a eu un impact indéniable sur le milieu académique, littéraire et social de son temps. Elle a apporté ses connaissances, ses expériences et ses idées novatrices à la société iranienne. Rien ne l’a détournée jusqu’à la fin de sa vie de ses activités littéraires et sociales, pas même la maladie qui l’emportera. Elle a tenu quatre discours pendant le dernier mois de sa vie. Il reste aujourd’hui encore beaucoup à découvrir sur les apports fructueux de ses travaux. Mohammad Golbon [13] est la première personne qui a réuni ses discours et ses articles dans un livre intitulé Naghd o Siâhat (Critiques et Voyages) publié en 1974.
* Doctorante en littérature comparée à l’Université de Valenciennes (Université Lille Nord de France)
Bibliographie :
Arianpour, Yahyâ, Az Nimâ tâ rouzegâr-e mâ (De Nima à nos jours), Téhéran, Zavâr, 1995, vol. 3.
Golbon, Mohammad, Naghd o siâhat (Critiques et Voyages),Téhéran, Ghatreh, 2004.
Pârsi Nejâd, Iradj, Fâtemeh Sayyâh va naghd-e adabi (Fâtemeh Sayyâh et la critique littéraire), Téhéran, Sokhan, 2010.
Sayyâh, Fâtemeh ; Nafissi, Saeed, « Adabiât-e moâser-e fârsi » (La littérature contemporaine persane), revue Payâm-e no, n° 1, 1943, pp.24-27.
- Le premier congrès des écrivains (1946), Les actes des congrès, 1947.
[1] Golbon Mohammad, Naghd o siâhat, Téhéran, Ghatreh, 2004, p.59.
[2] Vissarion Grigorievitch Belinski (1811-1848) était l’un des grands critiques littéraires russes du XIXe siècle.
[3] Nikolaï Gavrilovitch Tchernychevski (1811-1848) était un écrivain, philosophe et révolutionnaire russe.
[4] Publiée dans les numéros 4300 et 4301 du journal Irân.
[5] Ahmad Kasravi (1890-1946) était un historien, linguiste et réformateur iranien.
[6] Fâtemeh Sayyâh et Saeed Nafissi, « Adabiât-e moâser-e fârsi » (La littérature contemporaine persane), revue Payâm-e no, n° 1, 1943, pp.24-27.
[7] Nehzat-e zanân-e haghtalab va âzâdikhâh-e Irân a été lancé par certaines femmes révolutionnaires iraniennes suite à la Constitution. Leurs tentatives ont abouti à la publication de journaux et de revues, ainsi qu’à la fondation d’associations pour femmes. De même, elles ont ouvert la voie à la participation des femmes dans les activités sociales.
[8] Kânoun-e bânovân-e Irân
[9] Andjoman-e ravâbet-e Irân o Shoravi
[10] Andjoman-e moâvenat-e omoumi-e zanân-e shahr-e Tehrân
[11] Sâzmân-e zanân-e Irân
[12] Golbon, Mohammad, op.cit., p.62.
[13] Mohammad Golbon (1935-2013) était un chercheur et écrivain.