N° 116, juillet 2015

Le pont Tabiat à Téhéran
Une passerelle urbaine en acier D523


Esfandiar Esfandi


Photos : le pont Tabiat à Téhéran

Au début des années 1970, l’écrivain anglais Norman Spinrad finissait de rédiger son fameux et quelque peu polémique Rêve de Fer, une uchronie dans laquelle l’auteur mettait en scène les fantasmes guerriers délirants et meurtriers d’un auteur de science-fiction nommé Adolphe Hitler. Le rêve que voici et qui vous est conté sans fioritures romanesques, n’a rien de polémique, n’est pas une uchronie, est bien loin des « fantasmes délirants et meurtriers » d’un fou imaginaire qui eut son homonyme dans le monde empirique. Il est en revanche fait d’acier (et du meilleur) et semble tout droit sorti des plus belles pages du plus heureux des romans SF. Ce rêve est un pont, un pont « venu d’ailleurs » en somme (pourtant bien « de chez nous »), qui n’a plus rien d’un rêve mais qui conserve dans sa concrétion même, les inflexions lumineuses du fantasme. Il fut rêvé, d’abord croqué, ensuite dûment dessiné en l’an 1388 de notre calendrier par une jeune et talentueuse architecte iranienne, Leïlâ Arâghiân, dans le cadre d’un concours organisé par la municipalité de la ville de Téhéran. Il s’agissait alors pour la ville, d’enrichir le grand quartier d’Abbâs Abâd d’un autre lieu dédié à la nature et la culture. Abbâs Abâd accueillait en effet déjà quatre autres parcs, celui des sports, le parc du musée de la Défense sacrée, le parc Tâleghâni, et le parc dit de l’Eau et du Feu. Le pont Tabiat peut être considéré comme le « clou » (esthétique) d’un vaste programme d’habilitation urbaine orientée (pour le plus grand bonheur de la population). La problématique soumise aux participants du concours insistait sur le caractère polyvalent du projet : un pont de franchissement, un monument dédié à la ville, et un véritable espace de loisir. Les termes de ce cahier des charges préliminaire furent idéalement respectés (eu égard à la qualité de l’ouvrage) par la gagnante du concours Leïlâ Arâghiân. Le pont permet en effet de franchir l’espace séparant le parc Tâleghâni à l’est, du parc de l’Eau et du Feu à l’est, en enjambant la largeur de l’autoroute Modares qui relie le nord de Téhéran à la place Haft-e Tir, située plus au centre. On l’emprunte pour traverser, et on s’y promène, comme on le ferait en arpentant la passerelle d’un navire de plaisance. Pour ce qui est de sa forme, elle exsude l’acier comme l’arbre transpire le bois. Du haut de ses quarante mètres, il barre (et snobe) l’autoroute sur sa largeur et son tablier long de 300 mètres relie l’est et l’ouest de Téhéran en appuyant ses 2000 tonnes sur deux piliers arborescents. Le génie civil a bien rempli son office en tirant aussi magistralement profit des 2200 mètres carrés de creusement qui à leur tour auront nécessité le prélèvement de 8320 mètres cubes de terre. Le pont est composé de trois niveaux : le premier accueillant des restaurants avec vue plongeante sur la verdure et les boisements du panorama ; le second est consacré aux marcheurs qui ne boudent pas leur plaisir de flâner sur son plancher en espérant n’en jamais atteindre le bout ; le troisième enfin, est discontinu, constitué en vérité de deux plateformes circulaires qui prolongent chacun des deux piliers d’appui de la structure. Pour le spécialiste des ponts et chaussées, c’est un très peu classique pont à poutres en acier D523 entièrement soudé. Fi des haubans et autres câbles à suspension que le positionnement des poutres métalliques sur la chaussée rend inutiles. La structure est robuste et malgré tout aérienne, non massive ; elle ne fait pas bloc, se prête sans résistance à la poussée du vent, sans jamais trembler.

L’ouvrage est le bienvenu et redore le blason d’une capitale qui, comme bon nombre de villes à l’orée de ce troisième millénaire, aurait bien besoin d’une « légère » touche d’urbanisation bien pensée.

En sa qualité de gigantesque expansion polycentrée, étalement juxtaposé d’espaces, la ville de Téhéran est l’exemple type d’une réalisation urbaine « à plusieurs vitesses » ; un agencement de centres, parfois d’anciens petits hameaux que l’emballement plus ou moins maîtrisé de la modernité aura aggloméré sous la forme d’une cité-monde surdimensionnée. Les pouvoirs publics et les municipalités successives ont fort heureusement pris très tôt conscience de l’urgence d’une refonte progressive du tissu urbain. Les artères autoroutières strient aujourd’hui de toute leur longueur la surface accidentée de la ville. Le souci de salubrité et de confort public est visible et l’on ne compte plus les parcs et les jardins publics aménagés et continuellement réaménagés pour la plus grande satisfaction des citadins en mal de nature. Par ailleurs, il n’est plus question aujourd’hui pour les administrations successives de ne pas prendre garde, comme le rappelait l’architecte Françoise Choay dans un autre contexte, de « (…) polluer les espaces mineurs, urbains et ruraux, par des équipements conçus du seul point de vue de leur efficacité, sans que ne soit jamais prise la mesure de leur insertion dans l’espace. » [1] De ce recul de l’utilitarisme débridé, la municipalité de Téhéran a également pris note en prenant soin de réserver, autant que faire se pouvait (peut-être pas assez) des espaces toujours plus importants au repos, mais aussi à l’émerveillement de l’œil et de l’esprit. La ville d’aujourd’hui, et ce partout dans le monde, est un organisme nourri et modelé par l’apparente anarchie des flux réels et virtuels (de populations, d’informations, etc.) qui menacent, sous peine d’inattention, de diluer l’impact salutaire des « lieux », espaces sédimentaires de l’identité citadine, espaces d’encrage et de sens dont ne manquait pas la ville traditionnelle (les quartiers), aujourd’hui menacée d’indifférenciation ; ou au contraire, mise en danger par l’importance trop grande accordée à la célébration du patrimoine (Paris par exemple) au détriment d’une adaptation structurelle de la ville aux besoins actuels (induits par la surpopulation et la consommation de masse). Olivier Mongin évoque ce risque et sa parade, formulés par certains architectes et urbanistes (tels que Rem Koolhaas) qui « invitent à prendre acte des métamorphoses de l’urbain. » [2] Ces métamorphoses vont toutes dans le sens de l’anticipation d’un chaos à venir, de la neutralisation de ce chaos par autant de modélisations prospectives qui prévoient l’accroissement exponentiel des dimensions de la ville du futur, et les conséquences aussi de cet accroissement. Pour la municipalité de Téhéran, c’est au plus pressé qu’il fallait parer, en offrant à la ville une œuvre architecturale utile, agréable, et enfin, étonnante : est utile, le pont Tabiat qui déjoue l’obstacle que représente l’autoroute Modares pour l’articulation de deux grands parcs en un seul et unique lieu de loisir triplement valorisé (les deux parcs et le pont) ; est agréable le pont Tabiat où l’on vient marcher, à mi-chemin entre terre et ciel ; où l’on regarde de haut l’incessant va-et-vient de l’automobile reine en réapprenant paradoxalement les lois de la respiration sereine ; est étonnant enfin ce « squelette » futuriste au port altier, à vocation de squelette, tout droit sorti de l’imagination courbe d’une jeune architecte non conventionnelle. Et l’on prend plaisir, chez les passionnés de monuments hors norme, de voir s’ajouter à la liste heureusement non close et quasi illimitée des grands ponts de l’histoire (le pont de Québec, le Washington Bridge, le pont Siduhe, Haiwan ou le Viaduc de Millau, entre autres) celui du pont « de la nature » au cœur de la capitale iranienne. Marcel Hénaf, anthropologue et philosophe, écrivait en 2008, en évoquant la fameuse et inévitable transformation de la ville moderne dont il a été plus haut question, que fort heureusement il était possible aujourd’hui « (…) de voir parfois réalisée, dans la qualité de l’architecture, l’idée même de ville ayant survécu à ses métamorphoses : un bien commun qui nous est cher sur un mode totalement désintéressé, un espace construit pour tous, pour nos sens, pour nos yeux, pour cette exigence et ce plaisir ressentis qu’y être citadin c’est y être aussi citoyen. » [3] Le pont Tabiat donne assurément raison à l’anthropologue, en nous réconciliant, le temps d’une gratifiante pose, avec l’urbanisme complexe de la mégapole téhéranaise.

Notes

[1Françoise Choay, « Six thèses en guise de contribution à une réflexion sur les échelles d’aménagement et le destin des villes », in La maitrise de la ville, Edition de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris, 1994, p. 226.

[2Olivier Mongin, La condition urbaine, la ville à l’heure de la mondialisation, Paris, Points Seuil, p. 12.

[3Marcel Hénaf, La ville qui vient, L’Herne, Paris, 2008, p. 221.


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