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L’Ouzbékistan fait partie des cinq ex-républiques soviétiques d’Asie centrale, avec le Turkménistan, le Kirghizstan, le Tadjikistan et le Kazakhstan. Cette région, lieu de passage de l’Est à l’Ouest et du Nord au Sud, fut le carrefour de nombreux peuples nomades et sédentaires ainsi que des religions puisqu’elle a connu chamanisme, zoroastrisme (qui, comme en Iran, a laissé des pratiques coutumières), bouddhisme, christianisme nestorien, judaïsme, manichéisme, soufisme et islam sunnite.
En Ouzbékistan, nous avons rencontré, outre des Ouzbeks, des Russes, des Tadjiks, des Kazakhs, des Tatars, des Coréens, des Kirghizes, des Ukrainiens, des Turkmènes, des Turcs, des Mongols, des Chinois, des Indiens. Les Perses ont été présents dans ces régions jusqu’au XVIIe siècle et y ont laissé des traces, notamment sur le plan linguistique, puisque les Tadjiks parlent un persan proche de celui des Iraniens. La langue ouzbek, très iranisée, s’écrit en caractères latins, après être passée successivement par les alphabets arabe et cyrillique.
Après les Scythes nomades qui, en 800 av. J.-C., en chassèrent les habitants grâce à leur arc redoutable aux flèches meurtrières, cette région d’Asie centrale fut conquise tour à tour par les Perses achéménides, les Turcs, les Arabes, les Mongols de Gengis Khan puis de Tamerlan. Les Russes du Tsar qui, d’une part, lorgnaient sur les ressources naturelles et, d’autre part, voulaient abolir l’esclavage qui sévissait dans la région, et dont ils étaient les premières victimes, s’y installèrent dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Les Anglais eurent aussi quelque velléité mais ne réussirent pas à s’imposer face aux Russes.
Après la révolution de 1917, les Soviétiques y créent les cinq républiques d’Asie centrale de l’Union, en fait des colonies qu’ils vont piller sans retenue, grandes pourvoyeuses de produits agricoles, auxquelles ils imposent une mono-culture, catastrophique pour les hommes et leur environnement. Ils chassent de leur terre, réduisent à la famine et déportent en Sibérie des milliers d’autochtones (on parle d’un million de victimes)
Staline dessinera les frontières qui les séparent encore de nos jours. Frontières sans logique apparente, de petites enclaves se trouvent au milieu des autres républiques, l’idée qui prévaut au choix de ce découpage étant une division des différentes ethnies.
La langue russe sera imposée dans toutes les républiques et cohabite encore avec la langue de l’ethnie dominante : l’Ouzbek en Ouzbékistan, le Tadjik au Tadjikistan, etc. Selon leur origine, les nationaux parlent fréquemment trois langues, voire davantage, selon leur ethnie d’origine. A la disparition de l’Union soviétique en 1989, ces ex-républiques sont abandonnées à elles-mêmes par les Russes. L’indépendance leur tombe sur la tête sans qu’elles s’y attendent dès 1991.
Notre guide Nina et Léonid, son mari, nous attendent à l’aéroport de Tachkent. Ils sont tous deux Russes, nés en Ouzbékistan. A partir de 1941, de très nombreux Russes viennent s’installer dans les républiques d’Asie centrale, où les usines stratégiques d’armement sont mises à l’abri du régime nazi. C’est ainsi que les parents moscovites de Nina se retrouvent à Tachkent à construire les Iliouchines de l’Armée rouge. Après un petit en-cas, nous partons faire un tour de reconnaissance de la capitale. Peu de vieux quartiers dans cette ville, les tremblements de terre - le dernier dévastateur a eu lieu en 1966 - et les urbanistes soviétiques ont eu raison des vieilles pierres. Des artères larges de six à huit voies de circulation la traversent. Toutes sont encadrées d’agréables contre-allées plantées de grands arbres, donnant un centre-ville vert et très aéré. Par contre, de grandes barres de béton lépreuses, héritage des époques Khrouchtchev et Brejnev, construites dans l’urgence, notamment au moment du dernier tremblement de terre, défigurent certains quartiers.
Nous visitons une belle maison bourgeoise, construite par un diplomate russe au XIXe siècle, qui abrite depuis 1937, un musée des arts appliqués. Nous y admirons notamment de superbes souzani [1], qui font partie de la dot des jeunes filles à marier, proches de ceux qui sont créés en Iran. On en trouve à profusion sur les marchés ouzbeks, où les pièces anciennes, tirées des coffres de famille, font la convoitise des collectionneurs qui les revendent en Occident à un prix très élevé. A quelques pas de là, le grand magasin Tsum, qui date de l’ère soviétique, affiche sa décoration quelque peu désuète.
En fin d’après-midi, nous prenons l’avion pour Urgench et arrivons à la nuit à Khiva, située en bordure de la grande steppe d’Asie centrale. La beauté des monuments restaurés de cette ville remarquable justifie son classement au patrimoine de l’UNESCO. Ichan Khala, sa muraille monumentale, abrite de vieilles tombes zoroastriennes, perchées sur ses flancs dans le souci de ne pas souiller la terre des restes humains.
Le lendemain est le premier jour du printemps. Pluie et froid glacial nous accompagneront toute la journée. Ici, comme en Iran, on fête Norouz. Les spectacles de chants et de danses créent une activité peu commune dans cette ville devenue musée par la volonté de ses restaurateurs. Au temps du Khan de Khiva qui gouvernait la région, les monuments islamiques avaient été abandonnés à leur triste sort. Les Soviétiques, voulant sauver la ville ancienne de la ruine qui la menaçait, l’avaient vidée de ses habitants, qui s’installèrent à sa périphérie. Depuis quelques années, des familles réinvestissent peu à peu les lieux.
Au troisième jour, nous prenons la route pour Boukhârâ, sous un beau soleil, à travers steppe et désert. Nous longeons pendant quelques kilomètres l’Amou Daria, le fougueux fleuve Oxus qui impressionna tant Alexandre le Grand, et qui n’est plus ici qu’un filet d’eau. Les Soviétiques avaient fait de l’Ouzbékistan le fournisseur de coton de l’URSS et sa production intensive n’a pas cessé avec l’indépendance. Suite à l’irrigation intensive des champs de coton, 90% des eaux de l’Amou Daria sont détournés dans des canaux d’irrigation. Il en est de même du Syr Daria, l’autre grand fleuve du pays. Ces deux fleuves alimentant la mer d’Aral, ce détournement est la principale cause de son spectaculaire assèchement. Elle est tapissée d’une épaisseur considérable de boue, résidu des engrais, pesticides et désherbants de la culture cotonnière. La pêche y a totalement disparu. L’ancienne côte est dorénavant un désert de sel blanc comme neige, endommageant les cultures et obligeant la population à fuir vers Noukous, la ville la plus proche, capitale de la région autonome de Karakalpakie, au Nord-Ouest du pays.
Au quatrième jour, nous commençons à visiter cette ville, sainte pour les musulmans, qui considèrent que trois pèlerinages à Boukhârâ équivalent à un à La Mecque. Contrairement à Khiva, le centre-ville est ici habité et plein de vie. Les madrasas, mausolées et mosquées se succèdent. Selon la croyance populaire, il y aurait une mosquée pour chaque jour de l’année. A la tombée de la nuit, nous nous installons dans une vieille maison du centre de Boukhârâ qui offre de magnifiques chambres au décor traditionnel.
Au cinquième jour, nous parcourons de beaux marchés traditionnels et visitons deux mausolées situés à la périphérie. Puis nous nous arrêtons au très intéressant musée Faizullah Khojaïev. La maison, construite en 1890, est un bel exemple de demeure ouzbek du XIXe siècle. Son organisation évoque celle des maisons qâdjâres d’Iran. Elle s’ouvre sur un vaste jardin précédant les entrepôts qui contenaient les balles de coton, les fourrures d’astrakan, la laine du mouton karakul, et autres produits manufacturés que la famille négociait. Une vaste cour précède la partie réservée à la réception et une autre celle réservée aux femmes. La réception, qui abrite le musée, et une partie des pièces réservées aux femmes, ont été joliment rénovées. Ici, les visiteurs sont invités à revêtir l’habit du grand Khân et les visiteuses celui de la femme ouzbek du temps des émirs. Constitué de quatre couches de vêtements superposés, de coton et de soie, cet habit est complété par un masque en crin de cheval, le tchedra, couvrant le visage, qui permettait de voir, très mal, sans être vue. Khojaïev fera supprimer cet habit traditionnel, très inconfortable, porté dès le plus jeune âge par les filles, y compris à l’école dans les salles de classe.
Héros de l’ère pré-soviétique, Faizullah Khojaïev est né en 1896, fils d’un riche marchand ouzbek. En quittant Boukhârâ pour Moscou en 1907 avec son père pour y faire des études, il se rend compte de l’état moyenâgeux de son pays et de l’anachronisme du milieu privilégié qui est le sien. De retour au pays, il fonde un mouvement réformateur, le Djadid, en 1916. Fin 1917, il fuit à Tachkent après la défaite des bolcheviques qu’il avait incités à s’emparer de Boukhârâ. Il y revient en 1920 après la fuite de l’Emir et est nommé chef de la République populaire de Boukhârâ (1920-1924), république de façade, dirigée en fait par les Soviétiques. Il échappe aux purges qui frappent les élites nationales et devient président du conseil des commissaires du peuple de l’Ouzbékistan soviétique de 1925 à 1938. Il rêve d’une plus grande indépendance et combat, en particulier, la monoculture du coton imposée à son pays. Son slogan « le coton ne se mange pas » lui attire la haine de Staline, qui le fera arrêter - sous des charges fabriquées de toutes pièces - et exécuter en 1938, lors des purges liquidant le "bloc trotskiste de droite". Son épouse mourra dans un goulag de Sibérie. Il sera réhabilité en 1966 et ce musée sera créé trente ans plus tard, à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance.
Après cette visite, départ pour Samarcande par une belle route qui traverse des villages agricoles et de grandes plaines. Nous logeons dans la maison d’une famille, située au pied du magnifique tombeau de Tamerlan.
En arrivant au pied de la prestigieuse place du Registan, le choc esthétique reste fort malgré la multitude de photos ou de reportages vus sur ses trois madrasas. La journée est remplie par les visites des tombeaux du site de Châh-i-Zinda, de la mosquée de Bibi Khânoum, du marché central coloré, entouré de nombreuses boutiques proposant de somptueuses étoffes.
Le lendemain, visite du site d’Afrosiab, cité antique rasée par Gengis Khân, inhabitée depuis six siècles. Elle n’est plus qu’un vaste champ qui fait le bonheur des archéologues. Les fouilles ont été entreprises en 1986 par des équipes franco-ouzbeks. Un musée présent sur le site rappelle au visiteur que l’Ouzbékistan faisait partie de l’Empire perse achéménide. Nous y voyons les Sogdiens, Bactriens et Scythes des frises du grand escalier de Persépolis, peuples des trois satrapies perses de la région, qui venaient rendre hommage à Darius le Grand, leur empereur.
Au XIVe siècle, Tamerlan s’installe à Samarcande qui devient sa capitale. Il fait ériger les superbes monuments - mosquées, mausolées, écoles coraniques - que nous admirons encore de nos jours grâce aux Soviétiques qui, dès leur installation dans le pays, les réhabilitent, conscients du patrimoine historique et culturel qu’ils représentent.
Tamerlan, un des chefs de guerre les plus meurtriers de tous les temps fait, depuis l’indépendance de 1991, un retour spectaculaire dans le cœur des Ouzbeks, en lieu et place de Lénine, désacralisé au lendemain de la chute de l’URSS. Des statues monumentales voient le jour dans les villes du pays. Selon la légende, Tarmerlan est aussi dangereux mort que vivant. A l’intérieur de sa sépulture, une épitaphe prévient : « Si on me relève de mon tombeau, la terre tremblera ».
De fait, en 1941, Staline fait exhumer sa dépouille, espérant connaître le secret de son invincibilité. Trois jours plus tard, l’Allemagne nazie envahit l’URSS. Le corps est replacé dans son tombeau… trois semaines avant la victoire de Stalingrad. On dit que le visage de Tamerlan représenté sur ses statues est conforme aux observations des scientifiques ayant participé à l’exhumation.
Molla Nasreddin, nommé aussi Khojâh Nasreddin, sympathique personnage, est très populaire auprès des peuples d’Asie centrale, d’Iran et de Russie. En Ouzbékistan, les statues de bronze, statuettes de terre cuite vendues aux touristes et miniatures le représentant sont partout. Monté sur son âne, à qui il prétendait apprendre à lire, il est l’incarnation du bon sens et de la malice populaires. Tout le monde ici connaît les fameux contes persans qui le mettent en scène.
En voyant ce bronze installé sur une place de Boukhârâ, devant un plan d’eau, Nina nous raconte une histoire de Nasreddin : Un marchand était en train de s’y noyer. Les témoins de la scène lui crient de leur donner la main pour le sortir de là, mais il continue de se débattre sans rien tenter pour être sauvé. Khojâh Nasreddin arrive alors sur son âne, tend une pièce au marchand en l’enjoignant de la prendre. Nasreddin lui saisit la main tendue et le sauve. Se tournant vers les témoins de la scène, il leur explique que « prendre » fait partie du vocabulaire des marchands mais pas « donner ».
[1] Tissages brodés à la main. De souzan, qui signifie aiguille, comme en langue persane.