N° 120, novembre 2015

Sur un tapis d’Ispahan (7)


Kathy Dauthuille


XII
Le médaillon
ou
La fontaine

Rostam, muni de sa plume

et non accompagné du passeur

arrive au cœur du jardin,

tout à coup libre et solitaire.

Au centre de la création millénaire

se trouve le médaillon.

Là où naît la vasque d’albâtre,

là où naît le jet de la source,

là où naît l’illumination.

La fontaine n’est gardée

par personne ;

car qui est passé

par les quatre carrés

est digne de s’abreuver

en toute liberté.

Alors le jardin féerique

devient tapis magique

et mandala de plantes

se changeant peu à peu

en tableau de théâtre.

A l’ombilic du parterre

sort la source claire

et tout le ciel se reflète

dans le miroir de l’onde.

Une ombre passe,

c’est celle de Salomon

ou celle d’Aladin ;

ils viennent chaque soir

à la fontaine miraculeuse

de « la Source de Saadi ».

Et tous les joueurs de luth

les attendent fidèlement,

assis sous les cèdres bleus

pour accompagner leurs paroles

jusqu’à la descente des cieux.

Disposées sur l’échiquier,

des lampes au pied de bronze

éclairent des chats gris perlé

qui somnolent et ronronnent

sur les turbans défaits

ou sur les coussins moirés.

De marbre blanc translucide

est la lumineuse fontaine ;

on entend son eau claire

qui clapote et se déverse

sur les brillantes margelles.

Aussi la vasque occupe

toute la partie centrale

et trône en permanence

au cœur glorifié de la toile.

Aux rigoles, les geais

viennent tremper leur bec

et picorer les cailloux.

Les diverses couleurs

lancent des éclats

sous les cascades ;

tout est gaieté

non mesurée.

Dans les ombres denses,

les vasques cruciformes

captent et animent

les reflets des lauriers.

C’est là que réside Farsâd,

le maître du lieu.

De là partent aussi

tous les chemins d’eau

et tous les fleuves

qui traversent le paradis.

D’ici vont les courants

dans les quatre directions,

coupés par autant de vents.

Du jardin, l’eau en est l’âme.

Farsâd recueille avec soin

l’élément vital et frais

dans la carafe ouvragée.

Le liquide remplira

le vase à deux anses,

la brillante bonbonne,

et tout récipient,

au ciel ressemblant.

Rostam se désaltère.

Dans l’eau limpide et divine,

l’ombre du platane

se reflète et tremble ;

et passe la silhouette de l’âne

qui recherche une âme.

C’est l’eau qui chante et coule,

c’est l’eau qui mène la vie

dans toute la tapisserie.

C’est l’eau que le Mage persan

aime et recherche,

brillante et susurrante,

fraîche et purifiante

C’est l’eau qui frémit,

éclabousse et ruisselle,

abreuvant tous les plans,

les lavant et les régénérant.

Eau, sève de la terre

que le Mage persan

vient recueillir au matin

dans la coupe d’argent

et qu’il versera ensuite

sur les fleurs de sang.

L’arbre sacré porte la vie au zénith ;

dans son déploiement de verdure,

deux pies volent et susurrent,

oubliant le temps et leur nid.

Mille et une lunes luisent

et se succèdent en cortège,

parcourant le saphir des nuits,

et venant cligner de l’œil

entre les margelles du puits.

De là, Rostam le bienheureux

va visiter les coins extrêmes

du vaste jardin glorieux.

XIII
Les écoinçons
ou
Les génies protecteurs

Trente génies bariolés

et trente oiseaux légendaires

habitent et gardent

les quatre écoinçons.

Aux langues de feu

alternent les amandes

et les larmes de Bouddha

qui, suspendues aux guirlandes,

font tour à tour pendant

aux pommes de pin

rouges et brillantes.

Ainsi, les génies

protègent les angles ;

ils côtoient et relient

les diverses directions,

et toujours se manifestent

avec beaucoup d’attention.

Les nuages tantôt enflammés,

tantôt auréolés de volutes

agrémentent leur avancée

de façon fulgurante,

déployant une multitude

d’ailes tourbillonnantes.

Rostam participe

à la décoration de l’œuvre ;

il apporte botehs et palmettes,

flammes vives,

arabesques et rosettes

pour les déposer

en offrande raffinée

aux quatre coins

du tapis magnifié.

Maintenant toutes les coupoles

se découpent dans les cieux,

signalant à qui le veut

les sublimes portes bleues.

Elles ouvrent des passages de lumière

qui rejoignent les lointains chemins

menant vers d’autres lieux

et d’autres destins.

En chaque coin précis

de ce paradis déroulé,

se trouvent des rochers,

solides contreforts

de l’antique mémoire,

sur lesquels viennent choir

maintes vies passées.

Les souvenirs sont effeuillés

jour après jour, au gré

des éphémérides laqués.

Entre le thym et l’oliban

se dessinent des entrelacs d’or

dont le centre géométrique

cache et protège au mieux

le respecté scribe studieux.

L’homme trace peu à peu

des signes énigmatiques

sur son vieux carnet

jauni et parcheminé,

posé depuis des années

sur ses genoux fatigués.

Au chant de la nuit,

succède le chant du jour

et les enluminures de glacis

entourent à l’infini

les parterres de fleurs

que Rostam parcourt

d’un regard songeur.

Au loin, les sons résonnent ;

rumeurs et vagues de silence

se succèdent en harmonie

pour ouvrir à l’infini

de multiples fenêtres

d’espaces et de sagesse.

Là, les iris cobalt et orange,

sur leur tige frémissante,

portent haut leur tête

comme s’ils hissaient

des flammes et des rêves.

Mais quel est ce chant

qui soudain s’élève,

sortant des ramures

et passant au-delà des murs ?

C’est un psaume de plain-chant,

lumineux et vibrant,

créant joie et bonheur

sourires et pleurs.

Jusqu’aux confins du tapis,

tout se rejoint et s’unifie.

Dans les fissures des songes,

se glissent des onguents de miel,

des cristaux prêts à se briser

et des froissements d’ailes.

D’arpèges en échos,

se crée un dépassement,

une exaltation incandescente,

ou une transcendance.

Chaque modulation

initie un faisceau

de rythmes et d’attentes

dans une pure

et délicate émotion

caressant les sens.

L’homme scande la récitation

qui emplit largement l’éther,

depuis les entrailles de la Terre

jusqu’à l’étoile polaire.

Alors, dans le ciel lapis-lazuli,

des variations outremer

entourent la Voie lactée ;

des masses vaporeuses,

envoyées par les Dieux,

vont descendant en spirales

pour se poser en cortèges

sur le lumineux tapis

apprécié et transfiguré.


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