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Rostam, muni de sa plume
et non accompagné du passeur
arrive au cœur du jardin,
tout à coup libre et solitaire.
Au centre de la création millénaire
se trouve le médaillon.
Là où naît la vasque d’albâtre,
là où naît le jet de la source,
là où naît l’illumination.
La fontaine n’est gardée
par personne ;
car qui est passé
par les quatre carrés
est digne de s’abreuver
en toute liberté.
Alors le jardin féerique
devient tapis magique
et mandala de plantes
se changeant peu à peu
en tableau de théâtre.
A l’ombilic du parterre
sort la source claire
et tout le ciel se reflète
dans le miroir de l’onde.
Une ombre passe,
c’est celle de Salomon
ou celle d’Aladin ;
ils viennent chaque soir
à la fontaine miraculeuse
de « la Source de Saadi ».
Et tous les joueurs de luth
les attendent fidèlement,
assis sous les cèdres bleus
pour accompagner leurs paroles
jusqu’à la descente des cieux.
Disposées sur l’échiquier,
des lampes au pied de bronze
éclairent des chats gris perlé
qui somnolent et ronronnent
sur les turbans défaits
ou sur les coussins moirés.
De marbre blanc translucide
est la lumineuse fontaine ;
on entend son eau claire
qui clapote et se déverse
sur les brillantes margelles.
Aussi la vasque occupe
toute la partie centrale
et trône en permanence
au cœur glorifié de la toile.
Aux rigoles, les geais
viennent tremper leur bec
et picorer les cailloux.
Les diverses couleurs
lancent des éclats
sous les cascades ;
tout est gaieté
non mesurée.
Dans les ombres denses,
les vasques cruciformes
captent et animent
les reflets des lauriers.
C’est là que réside Farsâd,
le maître du lieu.
De là partent aussi
tous les chemins d’eau
et tous les fleuves
qui traversent le paradis.
D’ici vont les courants
dans les quatre directions,
coupés par autant de vents.
Du jardin, l’eau en est l’âme.
Farsâd recueille avec soin
l’élément vital et frais
dans la carafe ouvragée.
Le liquide remplira
le vase à deux anses,
la brillante bonbonne,
et tout récipient,
au ciel ressemblant.
Rostam se désaltère.
Dans l’eau limpide et divine,
l’ombre du platane
se reflète et tremble ;
et passe la silhouette de l’âne
qui recherche une âme.
C’est l’eau qui chante et coule,
c’est l’eau qui mène la vie
dans toute la tapisserie.
C’est l’eau que le Mage persan
aime et recherche,
brillante et susurrante,
fraîche et purifiante
C’est l’eau qui frémit,
éclabousse et ruisselle,
abreuvant tous les plans,
les lavant et les régénérant.
Eau, sève de la terre
que le Mage persan
vient recueillir au matin
dans la coupe d’argent
et qu’il versera ensuite
sur les fleurs de sang.
L’arbre sacré porte la vie au zénith ;
dans son déploiement de verdure,
deux pies volent et susurrent,
oubliant le temps et leur nid.
Mille et une lunes luisent
et se succèdent en cortège,
parcourant le saphir des nuits,
et venant cligner de l’œil
entre les margelles du puits.
De là, Rostam le bienheureux
va visiter les coins extrêmes
du vaste jardin glorieux.
Trente génies bariolés
et trente oiseaux légendaires
habitent et gardent
les quatre écoinçons.
Aux langues de feu
alternent les amandes
et les larmes de Bouddha
qui, suspendues aux guirlandes,
font tour à tour pendant
aux pommes de pin
rouges et brillantes.
Ainsi, les génies
protègent les angles ;
ils côtoient et relient
les diverses directions,
et toujours se manifestent
avec beaucoup d’attention.
Les nuages tantôt enflammés,
tantôt auréolés de volutes
agrémentent leur avancée
de façon fulgurante,
déployant une multitude
d’ailes tourbillonnantes.
Rostam participe
à la décoration de l’œuvre ;
il apporte botehs et palmettes,
flammes vives,
arabesques et rosettes
pour les déposer
en offrande raffinée
aux quatre coins
du tapis magnifié.
Maintenant toutes les coupoles
se découpent dans les cieux,
signalant à qui le veut
les sublimes portes bleues.
Elles ouvrent des passages de lumière
qui rejoignent les lointains chemins
menant vers d’autres lieux
et d’autres destins.
En chaque coin précis
de ce paradis déroulé,
se trouvent des rochers,
solides contreforts
de l’antique mémoire,
sur lesquels viennent choir
maintes vies passées.
Les souvenirs sont effeuillés
jour après jour, au gré
des éphémérides laqués.
Entre le thym et l’oliban
se dessinent des entrelacs d’or
dont le centre géométrique
cache et protège au mieux
le respecté scribe studieux.
L’homme trace peu à peu
des signes énigmatiques
sur son vieux carnet
jauni et parcheminé,
posé depuis des années
sur ses genoux fatigués.
Au chant de la nuit,
succède le chant du jour
et les enluminures de glacis
entourent à l’infini
les parterres de fleurs
que Rostam parcourt
d’un regard songeur.
Au loin, les sons résonnent ;
rumeurs et vagues de silence
se succèdent en harmonie
pour ouvrir à l’infini
de multiples fenêtres
d’espaces et de sagesse.
Là, les iris cobalt et orange,
sur leur tige frémissante,
portent haut leur tête
comme s’ils hissaient
des flammes et des rêves.
Mais quel est ce chant
qui soudain s’élève,
sortant des ramures
et passant au-delà des murs ?
C’est un psaume de plain-chant,
lumineux et vibrant,
créant joie et bonheur
sourires et pleurs.
Jusqu’aux confins du tapis,
tout se rejoint et s’unifie.
Dans les fissures des songes,
se glissent des onguents de miel,
des cristaux prêts à se briser
et des froissements d’ailes.
D’arpèges en échos,
se crée un dépassement,
une exaltation incandescente,
ou une transcendance.
Chaque modulation
initie un faisceau
de rythmes et d’attentes
dans une pure
et délicate émotion
caressant les sens.
L’homme scande la récitation
qui emplit largement l’éther,
depuis les entrailles de la Terre
jusqu’à l’étoile polaire.
Alors, dans le ciel lapis-lazuli,
des variations outremer
entourent la Voie lactée ;
des masses vaporeuses,
envoyées par les Dieux,
vont descendant en spirales
pour se poser en cortèges
sur le lumineux tapis
apprécié et transfiguré.