N° 120, novembre 2015

La Terre En Marche
Quand le Voyage est un engagement
Interview avec Sabina et Jérôme Bergami


Babak Ershadi


La Route de la Soie, croyez-moi, n’est pas morte. Elle continue à vivre sous diverses formes et pour certaines personnes que nous pouvons peut-être qualifier d’« aventuriers » et qui, souvent, ne sont plus, comme les commerçants d’autrefois, à la recherche d’un profit ou d’un bénéfice mesurable en gain financier.

La dernière fois que j’avais rencontré ces aventuriers de la Route de la Soie, c’était avant les Jeux olympiques d’été de 2008 à Pékin, quand j’ai connu un jeune couple français à Rasht, capitale de notre province du Guilân dans le nord de l’Iran. Ils avaient commencé leur voyage « à vélo » depuis la France, puis sur la trace de la Route de la Soie, pour arriver à Pékin à temps, c’est-à-dire avant les Jeux olympiques. Parcourir des milliers de kilomètres à vélo, c’est un projet d’athlète, mais ils étaient aussi porteurs d’un message noble pour les gens qu’ils rencontraient sur leur long chemin, un message d’amitié et de compréhension mutuelle parmi les habitants de notre planète.

La deuxième fois que j’ai rencontré ces aventuriers de la Route de la Soie, c’était le 30 septembre 2015 à la rédaction de La Revue de Téhéran, dans le nord de la capitale iranienne.

Jérôme et Sabina Bergami représentent l’association « La Terre En Marche », domiciliée à Quimper en Bretagne (France), d’après leur carte de visite. Jérôme, 40 ans, est d’origine bretonne. Formation : lettres modernes, aventurier. Sabina est origine roumaine. Formation : traduction trilingue, aventurière. J’aimerais insister ici sur les origines et les repères géographiques, car Jérôme m’a dit que le voyage lui a appris que finalement, les hommes sont partout très attachés à leurs racines…

Une dizaine de jours plutôt, Jérôme m’avait téléphoné de Tchâlous pour que nous puissions organiser notre rencontre à Téhéran pour une « interview ». Tchâlous-Téhéran, je connais bien la route… enfin, je crois… et je l’ai souvent faite en quelques heures de voiture. Mais pour Jérôme et Sabina, c’était une route d’une semaine ! Ah, oui… j’ai oublié de préciser : ils voyagent « à pied », et ils étaient déjà en route depuis quinze mois pour venir de Venise à Téhéran… Même le vélo est un luxe qu’ils refusent car, comme Sabina m’a dit, « la marche » est le rythme naturel de l’homme. Nos deux aventuriers ont commencé leur voyage à Venise en embarquant pour traverser la mer Adriatique. Avant notre rencontre à Téhéran, ils ont commencé leur « marche » dans la ville portuaire de Durrës pour traverser l’Albanie, la Grèce, la Turquie, la Géorgie, l’Arménie et les provinces iraniennes de l’Azerbaïdjan de l’Est, Ardabil, Guilân, Mâzandarân, Alborz et Téhéran. Ils vont continuer leur marche vers le Khorâssân dans le nord-est iranien, puis dans les pays de l’Asie centrale pour arriver à Kachgar, dans la Région autonome ouïgoure du Xinjiang (Turkestan chinois).

En guise d’introduction et pour présenter le projet de « La Terre En Marche », j’ai hésité quelques minutes à choisir entre un texte de Jérôme et un texte de Sabina. Etant donné que celui de Jérôme serait accessible à nos lecteurs sur le site de leur association, j’ai choisi le texte de Sabina qu’elle m’a offert sous forme d’un fichier mp4. (C’est elle qui souligne les mots.)

La Terre En Marche

Deux voyageurs qui ont uni leur destin, il y a deux ans. Deux êtres portés par le même appel vers le monde.

Nous vivons dans un monde où le matérialisme et la soif de domination sont au pouvoir, où règnent l’apparence et l’avoir, l’individualisme, et le consumérisme. Nous vivons dans un monde où les guerres, les catastrophes naturelles et la destruction des ressources s’entremêlent en un tourbillon délirant. Confrontés à ce monde, nous avons ressenti le besoin de partir partager la Terre, trésor commun à l’humanité, en signe de respect entre les cultures et de paix entre les hommes. La rapidité remplace l’approche véritable entre les hommes et la tendance est de nous laisser prendre dans le tourbillon de la communication stérile permanente. Nous avons besoin de lenteur, nous avons besoin de nous accorder le temps d’être, de retrouver notre humanité en relation avec les autres.

2 ans, 8 000 km - pas à pas, exclusivement à pied - sur la Route de la Soie.

Venise, Italie-Désert du Takla-Makan, Chine. Notre action démarre à Venise, la ville de Marco Polo, important point de départ des échanges commerciaux antiques. Le choix de cet itinéraire est un symbole fort ! Nous souhaitons transformer aujourd’hui la Route de la Soie en Route d’échanges et de partage.

Nous sommes partis « armés » de deux bourses en cuir. Nous y avons réuni de la terre des cinq continents : Amérique, Afrique, Europe, Asie et Australie. D’un pays à l’autre, pas à pas, nous nous adressons aux gens et aux enfants dans les écoles, et nous échangeons la terre du Monde avec la terre de leur pays. La terre a pris la route avec le message : « N’oubliez pas ! Je suis celle qui vous nourrit, celle qui vous porte, celle à laquelle vous retournerez tous un jour. Je suis Mère Elémentaire Nourricière. Je suis votre trésor commun, matière et spiritualité à la fois. » Dans chaque pays, nous organisons des échanges de terre symboliques avec des enfants dans les écoles.

C’est une occasion intéressante de leur rappeler : le respect et la solidarité entre cultures, l’humanité, la protection de la planète Terre, le voyage comme moyen de connaissance et de découverte du monde. Nous créons ainsi un réseau d’écoles qui pourront initier par la suite des échanges interculturels.

Notre entretien au bureau de La Revue de Téhéran a duré deux heures et demie. C’est à Jérôme et Sabina de nous dire combien de kilomètres on peut parcourir à pied pendant deux heures et demie, mais pour nous, c’était le temps de parler de tout et de rien, entre autres, du mystique iranien Abou Saïd Abul-Khaïr, du philosophe roumain Emile Cioran ou du pionnier français Pierre Rahbi. Ici, nous reproduisons pour nos lecteurs quelques extraits de l’essentiel : le voyage.

***

Sabina et Jérôme : …Dans chaque pays, nous essayons de contacter effectivement presse et télévision, quand nous en avons la possibilité. Cela se passe parfois au bord de la route avec les journalistes qui s’arrêtent et nous demandent un reportage ou une interview. C’était comme cela en Turquie et en Arménie. Et parfois, nous allons directement contacter la presse… A Téhéran, nous sommes contents, car nous avons rencontré des gens qui sont adorables, qui nous reçoivent chez eux d’une manière très chaleureuse, et cela nous a laissé un peu de temps pour établir des contacts qui sont indispensables pour notre association. Nous voulions aussi venir présenter aux lecteurs de La Revue de Téhéran notre action…

Le quotidien :

…Il est difficile car nous marchons de 20 à 30 kilomètres par jour. Quand nous nous arrêtons, nous essayons de prendre le temps de nous reposer, de travailler sur notre site internet, d’y mettre des photos, des vidéos des écoles partenaires… et nous essayons d’écrire. Nous avons des carnets tous les deux, et nous rédigeons des textes. Mais la marche prend beaucoup de temps. Pendant une journée, c’est six ou sept heures de marche. Il faut ensuite trouver le lieu où nous allons dormir, parler avec les gens pour savoir si nous pouvons nous installer, demander l’hospitalité quand nous traversons les villages, dormir avec les familles, etc. Ce sont donc des journées très complètes. Nous pouvons nous lever à 05h00 ou à 06h00, partir à 07h00 et la journée va se finir à 19h00 ou à 20h00.

Deux bourses en cuir qui contiennent de la terre des cinq continents :

Jérôme et Sabina : Nous avons amené ici le symbole de la marche, parce que c’est un voyage symbolique… (Sabina sort de son sac à dos, deux bourses de cuir qu’elle met sur la table. Je sais ce qu’elles contiennent, mais je ne demande pas à les ouvrir...) Nous avons deux petites poches en cuir que nous accrochons à notre sac à dos, une pour moi, une pour Sabina. Ces deux sacs contiennent de la terre du monde entier, de la terre des cinq continents, il y a de la terre d’Amérique, d’Afrique, d’Europe, d’Asie, et d’Australie… Tout est mélangé. Pour portons en nous, en symbole, de la terre du monde entier que nous échangeons avec les gens le long de la route, en signe de paix entre les hommes et de respect entre les cultures. Et le choix de notre itinéraire n’est pas innocent. Nous avons décidé de suivre deux des plus anciennes routes commerciales : de Durrës en Albanie à Istanbul en Turquie, ensuite d’Istanbul à Kachgar en Chine… mais la route continue jusqu’à Xi’an, c’est la Route de la Soie. Nous devons nous adapter à la situation politique et au temps des visas que nous avons pour chaque pays. Donc, parfois nous quittons la Route de la Soie, et parfois nous la retrouvons.

Dans chaque pays, nous nous arrêtons dans les écoles, les établissements scolaires ou universitaires et les lieux culturels, et nous organisons des cérémonies d’échange de la terre avec les enfants, les étudiants, les villageois ou les gens qui viennent spontanément vers nous…

Nous offrons de la terre du monde entier, les gens nous offrent de la terre de leur pays que nous mettons dans ces bourses. Et nous porterons la terre du pays jusqu’en Chine. Mais ces cérémonies d’échange en signe de respect entre les cultures et de paix entre les hommes, sont aussi l’occasion de mettre en avant les valeurs qui nous sont chères.

Notre dernière cérémonie d’échange a eu lieu à Ebrâhimsarâ, un village près de Rasht (nord de l’Iran). Nous avons été accueillis par un monsieur qui était guide touristique et qui a fait venir beaucoup d’enfants pour notre cérémonie d’échange.

Sabina Bergami

Mettre les points sur les i :

Jérôme et Sabina : Il y a six points importants à récapituler :

1) Retrouver le lien spirituel entre les hommes qu’est la Terre qui est considérée comme Terre Mère, celle qui donne la vie, celle à laquelle nous retournerons tous.

2) Si nous retrouvons ce lien essentiel qui nous unit à notre terre, nous pourrons mieux comprendre pourquoi il est vital de protéger cette planète et d’arrêter le massacre. Nous ne sommes pas des militants écologiques, mais il y a un message indispensable, celui de nos racines. Si nous détruisons nos racines, nous détruisons effectivement notre humanité.

3) Valoriser la rencontre entre les hommes, détachée de toutes idées de profits ou de rentabilité. Simplement, la rencontre pour le plaisir de la rencontre et la continuation du dialogue interculturel.

4) Découvrir et défendre la marche comme un moyen de communication naturelle entre les hommes, et de mouvement de rencontres pacifiques. Il s’agit de pouvoir retrouver ce rythme qui est naturel à l’homme et ce lien qui crée naturellement. Aujourd’hui, il y a tellement de rapidité que les gens communiquent trop vite, et nous ne nous retrouvons plus en tête à tête. Et quand nous sommes ensemble, nous nous occupons de nos téléphones, des recherches sur Internet… Il y a donc ces liens humains qui se perdent. Nous avons, en partie, décidé de prendre la route pour prendre le temps et de retrouver ce lien entre les hommes, qui existe encore mais qui se perd. Pour dire aux gens : posez-vous un peu pour vous retrouver. On a déjà écrit l’éloge de la paresse ou l’éloge de la folie, nous écrirons peut-être l’éloge de la lenteur. Mais c’est paradoxal, parce que, nous qui marchons toujours, nous n’avons pas le temps ! Les gens nous disent toujours : Venez, venez visiter ça. Nous leur répondons que nous n’avons pas le temps.

5) Parmi ces valeurs que nous voulons mettre en lumière à travers la marche, il y a le courage et le dépassement de soi. Ce sont des valeurs liées au challenge et au défi sportif : 8 000 kilomètres. On se rend compte qu’avec un entraînement physique tel que celui-ci tous les jours, on rentre dans une dynamique athlétique. Il y a beaucoup de peur qu’on a peut-être avant de partir, d’où les limites qu’on se fixe, mais que finalement on dépasse au fur et à mesure. En fait, c’est une découverte de soi-même, comme l’est le sport en général.

6) Donner aux jeunes le goût du voyage et leur donner l’envie de découvrir leur planète, définir le voyage avec un V majuscule comme une école d’apprentissage et de vie. Nous sommes en train de réfléchir même à inventer un nouveau poste à l’Education nationale : professeur de voyage pour enseigner le voyage à l’école, pour donner aux enfants le goût de ne pas avoir peur et de partir pour aller voir les autres. Il y a beaucoup d’idées qui naissent en route au fur et à mesure. Nous avons déjà huit écoles partenaires : une école primaire en France, une en Albanie, une en Grèce, un lycée en Turquie, un collège et une école primaire en Géorgie, une en Arménie, une école primaire en Roumanie, mais pas encore en Iran.

(A la fin de notre rencontre, j’ai donné à Sabina et Jérôme les coordonnées d’une école primaire à Téhéran où les enfants apprennent le français, l’occasion peut-être pour que nos aventuriers développent le réseau de « La Terre En Marche ».)

Stratégie et méthodes :

Jérôme et Sabina : Dans nos interventions, nous nous défendons de nous impliquer ni directement ni politiquement. Nous défendons nos valeurs en absolu sans faire de politique - ce qui ne signifie pas que nous n’ayons pas nos idées sur ce qui se passe dans le monde - mais en terme de valeurs à défendre, comme la rencontre avec l’autre quel qu’il soit, et le respect entre nos différentes cultures, ce message de paix entre hommes de même nature.

Ensuite les problèmes auxquels les pays sont confrontés par rapport à l’immigration, à l’islam, à d’autres problèmes comme en Syrie ou en Irak… Cela n’entre pas directement dans notre action. Parfois, certaines personnes veulent aborder avec nous ce type de sujets. Dans ce cas, on se rencontre parfois à part pour discuter. Mais dans le cadre de l’association et des cérémonies d’échange, nous n’abordons pas directement ces thèmes. Nous ne sommes pas là pour défendre un parti ou un mouvement…

Jérôme Bergami

La marche est une occupation à temps complet :

Dès que nos aventuriers sont entrés, j’ai compris que je n’avais pas affaire à des touristes étrangers qui viennent visiter nos magnifiques sites historiques, nos sublimes monuments architecturaux, etc. D’ailleurs, ils en portent la marque ! C’est une race mondiale de voyageurs à laquelle appartenaient aussi les deux frères iraniens Issa et Abdollah Omidvâr, ces deux aventuriers, chercheurs et documentaristes iraniens qui avaient fait un long voyage de 1954 à 1964 au tour du monde. Les frères Omidvâr ont commencé la première étape de leur voyage en 1954 en passant par l’Afghanistan, pour visiter ensuite le Pakistan, l’Inde, le Tibet, l’Asie du sud-est, l’Australie, l’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud et l’Europe (7 ans). D’abord avec leurs motos, puis avec leur Citroën que la compagnie française leur avait offerte en échange des recherches et enquêtes que les frères Omidvâr avaient réalisées pour Citroën pendant leur voyage. La deuxième étape de leur voyage a commencé en 1961, quand ils ont quitté l’Iran pour le Koweït, l’Arabie saoudite (pour le pèlerinage à La Mecque) et enfin le continent africain (3 ans).

Sabina et Jérôme semblent appartenir à cette même catégorie de voyageurs, et ils en portent la marque : leurs bâtons ! Celui de Jérôme était imposant… un bâton plus ou moins « préhistorique » pour ne pas dire « intemporel » qu’un berger turc lui avait offert. Le bâton de Sabina était plus féminin : un bâton rustique, simplement décoré, qu’une villageoise grecque lui avait donné… On dirait… deux pèlerins… J’hésitais à le dire, mais c’est Jérôme qui a lâché le mot !

Jérôme et Sabina : Nous nous considérons plutôt comme deux pèlerins. Dans ce sens les bâtons sont essentiels. Ce sont deux cadeaux qui ne sont pas arrivés par hasard. Nous ne quittons plus nos bâtons. Parce que le pèlerin marche avec un bâton. Et quand les gens nous voient arriver avec nos bâtons, cela fait souvent son effet. Ils s’arrêtent pour savoir qui sont ces deux personnes. Beaucoup de personnes nous disent d’aller visiter Ispahan, Shirâz, Persépolis, Yazd. Mais ils sont presque indignés quand on leur dit non, parce que ces sites ne sont pas sur notre route. « On n’a pas le temps ».

Ces gens-là qui font de si longs voyages à pied, à vélo, en voiture, en train, en bateau, en avion ou à dos de chameau… n’ont-ils pas d’autres choses à faire dans la vie ? Quand on connaît l’histoire des frères Omidvâr ou quand on parle avec des voyageurs comme Sabina et Jérôme, c’est l’occasion de réaliser que parmi ces personnes, il y en a qui « partent en route » loin et longtemps, afin d’accomplir une sorte de « mission », laissant derrière eux leur travail, leur maison, leur famille… Ils ne partent pas parce que tout va bien pour eux ou que tout est bien dans le meilleur des mondes possibles. Pour s’en rendre compte, il suffirait de lire la note de Sabina au début de notre texte. J’ai dit « mission », mais on pourrait aussi bien parler d’un « message » que les frères Omidvâr voulaient recevoir, et que nos deux aventuriers veulent apporter. Le petit message du colibri que Sabina m’a raconté avec enthousiasme. Et que je répéterais à la fin de ce texte.

8 000 km, au milieu de nulle part… J’abandonne !

Nos aventuriers ne sont pas des débutants. Avant leur Venise-Kachgar (8 000 km), ils ont déjà voyagé dans beaucoup de pays depuis au moins huit ans. Leur Route de la Soie, ils en ont préparé et pensé l’idée longtemps avant de partir. Jusqu’à Téhéran, ils ont eu d’ailleurs quinze mois pour repenser et approfondir cette idée. Pourtant, à côté de cette route matérielle, étendue dans l’espace physique, il y a aussi une autre route qu’ils parcourent. Une route en parallèle, immatérielle, spirituelle, faite d’idées, d’espoirs et de craintes.

Est-ce qu’à un moment de votre voyage, il vous est arrivé de vous dire : « C’est inutile, je ne trouve pas ce que je cherche, ou pire encore, ce que je cherche n’existe pas,… j’abandonne, je fais demi-tour ? »

(Jusqu’ici, j’ai uni les voix des deux voyageurs. Mais cette fois-ci, je les sépare, en espérant que nos lecteurs pourront deviner à quel point Jérôme et Sabina se passionnent pour affirmer qu’ils n’abandonneront pas !)

Jérôme : J’ai écrit un billet là-dessus. "A quoi ça sert ?" Et au bout d’un moment, on se demandait pourquoi ? Parfois sur la route, on n’entendait que les drames, les drames, les drames… la guerre partout, en Syrie, en Irak, la catastrophe… et nous, nous étions, en Grèce, à traverser le pays avec nos bourses de terre pour dire quelque chose aux gens. Et je me demandais, pourquoi faisons-nous ça ?

Sabina : Oui. Pourquoi faisons-nous ça ? Je me suis souvent posé la question, et je me suis souvent dit : Moi, je rentre ! Qu’est-ce que je fais ici ? Qu’est-ce que je fais sur la route ? Qu’est-ce que je cherche sur la route ? Certains matins, je ne voulais même pas me lever, tellement je ne savais pas ce que je faisais !

Jérôme : Pourtant, tous les jours elle marche…

Sabina : Pourtant, j’ai compris petit à petit que ce qui est riche dans l’enseignement sur la route, ce sont les rencontres. Ce sont les contacts que nous avons avec les autres. Et comme les autres peuvent nous apprendre beaucoup de choses sur soi ! Cet échange avec tous les gens que nous rencontrons, que ça soit dix minutes, deux jours, ou juste un repas, cela permet à chacun d’apporter quelque chose à l’autre…

Jérôme : Parfois, c’est juste un geste, un salut de la main, une tape sur l’épaule.

Sabina : Oui, c’est ça !

Jérôme : Sur la route, ça fait du bien. On voit la personne qui est contente aussi…

Sabina : Souvent, nous sommes fatigués… comme deux zombis… mais il faut y aller… il faut y aller… j’écoute de la musique… il faut y aller... Et nous rencontrons quelqu’un…

Jérôme : Non, franchement, notre fin de journée…

Sabina : Les gens sont extasiés quand ils entendent ce que nous faisons. Et ils disent : « Ouah ! »

Jérôme : Il y a aussi des enfants ou des jeunes qui nous disent : « Vous m’avez donné de l’énergie de partir, de sortir. J’ai envie de faire comme vous après. » Est-ce qu’ils le feront ? Je ne sais pas. Cela peut peut-être ouvrir certaines portes dans les têtes. Dans certaines vies, certaines personnes se disent : « Ma vie est une impasse, quelque chose de clos, j’ai voulu mais je ne suis pas bien… Mais du coup, je vois deux personnes qui partent à pied et qui sont comme deux oiseaux libres sur la route. Et puis d’un coup, j’ouvre aussi la porte sur ma vie. » C’est à ce niveau-là que cela se passe. Mais l’envie de rebrousser chemin… personnellement, je l’ai très peu eue, parce que j’ai décidé vraiment d’aller au bout.

Pour les curieux : le budget ?

Allez ! Tout le monde aimerait le savoir. Combien coûte ce voyage ? (Cette fois-ci, c’est moi qui souligne les mots.)

Jérome et Sabina : Le budget est une question intéressante, et les gens nous posent la question. Nous avons mis douze mille euros de côté pour deux ans. Cela fait six euros par jour par personne. Croyez-moi, ce n’est pas trop. On dit que nous marchons à pied et que nous ne dépensons rien. Mais il faut acheter des vêtements, il faut acheter à manger. De temps en temps, il faut dormir à l’hôtel, alors tout le budget peut y passer en une ou deux nuits. Il faut payer les visas, etc.

Mais la volonté d’être au maximum avec les gens nous pousse à frapper aux portes. Dans les villages - comme en Turquie, par exemple - nous demandions à l’imam ou au maire de nous accueillir une nuit dans une famille, dans une salle réservée aux « misafir » voyageurs… En fait, c’est en quelque sorte se mettre dans un état de vulnérabilité, et l’occasion de se confronter au cœur de l’autre. « Je suis vulnérable, j’attends quelque chose, alors aide-moi. » Alors, comment réagit la personne ? En général, c’est beau, parce que la personne réagit bien. Et on est surpris.

Accueil et hospitalité :

Jérôme et Sabina m’ont parlé de 1% ou 2% d’inhospitalité dont ils ont eu l’expérience sur la route. Peur des habitants de voir deux étrangers arriver d’un coup dans leur village, etc. Mais il faut positiver ! Parlons des 98% ou 99% des cas !

Jérôme et Sabina : Dans 98% des cas, l’accueil est bon Jérôme. Je dirais 99% Sabina. Il y a eu deux maires qui ont appelé la police pour nous mettre dans le fourgon. Mais la police était gentille parce qu’elle a cherché un village et un maire pour nous accueillir. Parfois, les gens ont peur. Mais c’est rare. Ils craignent de voir deux étrangers arriver comme ça dans le village. Mais c’est très rare. Souvent les gens nous aident. Ils nous invitent chez eux. Et en Iran, je veux dire que c’est le top du top.

Quand on marche, il y a des choses essentielles à gérer : gestion du poids dans le sac et de la fatigue. Il faut aussi avoir du rythme. Il faut s’imposer un rythme. Il faut se coucher à 20h30 ou à 21h00, et se lever à 05h30 ou à 06h00. Mais le problème en Iran est l’hospitalité. C’est-à-dire que l’hospitalité est telle que nous ne pouvons plus avoir de rythme ! C’est magnifique, mais il faut absolument qu’on trouve des niches pour se reposer pour être bien avec les gens après.

L’hospitalité en Turquie était superbe. Dans d’autres pays aussi. Mais nous étions voyageurs, nous étions là une nuit, et le lendemain on partait. En Iran, c’est la première fois qu’il y a des relations avec cette force de sincérité. Ce sont des vraies relations qui seraient plus que la relation avec un voyageur qui est en transit : des relations d’amitié dont on peut envisager une suite à l’avenir. Et cela ne nous est pas arrivé qu’une fois, mais avec beaucoup de personnes sur la route. Donc, l’Iran est une belle découverte pour ce qu’on en connaissait avant : c’est-à-dire peu. Et le peu n’était pas forcément très bon. Mais quand nous sommes arrivés, cela nous a éclairés.

Une fois arrivés à Kachgar, l’aventure s’arrête ?

Jérôme et Sabina : Retour en France. Il va falloir que l’on revienne. Il va falloir penser aussi à des choses très concrètes, comme gagner notre vie, parce que nous avons laissé nos métiers. Mais nous allons continuer avec l’association « La Terre En Marche », partager le message et l’expérience que nous avons vécue. Nous organiserons interventions et conférences…

Toutes les chroniques et les notes que nous avons prises sont dans le but de la publication d’un livre sur ce voyage. Mais il prendra peut-être une forme différente de celle d’un récit de voyage classique. Nous avons cette volonté de témoigner d’un état du monde à moment donné, ou d’un état de société que nous observons… On nous dit souvent que le but n’est pas d’arriver. Le vrai but de ce voyage, c’est le chemin. Le voyage, c’est la route de tous les jours. C’est la route intérieure et la route extérieure…

En guise de conclusion, une légende amérindienne que Sabina m’a racontée pour me dire de manière très allégorique que ce « voyage » auquel Sabina et Jérôme appellent tout le monde, n’est pas une « évasion » mais un « engagement », dans un monde où les choses vont mal et que tout le monde à sa part de responsabilité.

Le colibri
(légende amérindienne)

Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul, le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! » Et le colibri lui répondit : « Je le sais, mais je fais ma part. »


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