|
Pourquoi ce sont toujours les femmes qui attendent le retour de leurs hommes ?"
Cette question ordinaire et en même temps philosophique qui peut mettre en cause tout l’héritage socioculturel de l’identité féminine en Orient est un monologue énoncé en arabe par Rebecca, un des personnages du film Farewell Baghdad, dans une des séquences les plus dramatiques de ce film iranien, en langues anglaise et arabe. Dans ce film représentant le cinéma iranien aux Oscars 2011, l’actrice iranienne Pantéa Bahram joue le rôle de Rebecca.
Rebecca est une jeune femme irakienne dont le fiancé a disparu le jour même de leurs noces, coïncidant avec l’entrée des troupes américaines dans leur village situé à proximité de Bagdad. Elle a également perdu ses parents et sa famille au cours de cette intervention militaire, dite « anti-terroriste ». Son fiancé, Saleh, issu du même village, était, avant l’invasion américaine, un simple professeur de mathématiques. Depuis ce jour-là, la seule trace de Saleh est un portrait encadré avec lequel Rebecca continue à échanger continuellement. Malgré les reproches de son entourage, persuadé de la disparition de Saleh, Rebecca continue d’attendre son retour. Au fur et à mesure de l’histoire, cette attente devient la figure d’une séparation légendaire, comme dans les histoires des Mille et Une Nuits. Rebecca est croyante et ses interpellations amoureuses sont tout le temps accompagnées par des mots adressés à Dieu. Pratique ordinaire dans la culture orientale qui légitime l’amour terrestre.
Rebecca gère un café au bord du Tigre et elle y accueille des pèlerins irakiens autant que des soldats américains, et elle leur demande à tous des nouvelles de Saleh. Pour ses menus, elle pêche, seule dans une minuscule barque, sur le Tigre et dans les marais environnants. Sa solitude sur son bateau ivre et ses monologues adressés à Dieu et à son amant font peu à peu de Rebecca un archétype de la tragédie de la femme d’Orient attendant le retour de son amour. Son entourage la critique pour cette attente jugée absurde, comme les habitants d’Ithaque reprochant à Pénélope d’attendre Ulysse, disparu depuis vingt ans après la guerre de Troie. La longue attente de Pénélope décrite dans l’épopée homérique symboliserait dans la mythologie gréco-romaine la fidélité de la femme idéale, et le thème a été maintes fois repris dans la littérature et le cinéma européens après les guerres mondiales. Pénélope tisse et détisse sa toile pour gagner du temps face à ses prétendants, tandis qu’Ulysse continue son odyssée.
Saleh, à son tour, bien qu’innocent, doit passer 3 ans dans la prison d’Abou Ghraib avant d’être libéré. Bouleversé par le drame du jour de ses noces et par les tortures américaines en prison, il se radicalise et adhère à un groupe armé. Déguisé en femme, il se rend à Bagdad afin de commettre un attentat suicide dans un café fréquenté par des soldats américains. Sur place, il découvre son propre portrait au mur et rencontre Rebecca qui ne le reconnaît pas. Confronté à un dilemme, il abandonne son projet d’attentat, mais faute de savoir comment désamorcer sa ceinture d’explosifs, il se réfugie dans le désert où il rencontre un soldat américain. Ce dernier a déserté après le suicide d’un de ses camarades et a été piqué dans le désert par un scorpion. Une étrange amitié s’établit entre les deux hommes perdus et errants, qui reflète l’absurdité de la guerre et de la violence. Saleh soigne l’Américain avec des plantes du désert et le soldat américain neutralise le gilet explosif de l’ancien terroriste. Rebecca et Saleh se retrouveront-ils ? Le metteur en scène laisse l’interlocuteur dans un flou dense mais optimiste. Une fin heureuse pour commémorer la valeur de la paix.
Mis à part le cas de Pénélope et de sa version irakienne, le thème de l’attente du retour de l’amour perdu ne se conclut pas forcément par des retrouvailles dramatiques. Taka, la sœur de Katsumoto, le chef des rebelles dans le film The Last Samurai, qui a perdu son mari tué lors d’un combat, doit sur ordre de son frère accueillir l’homme qui a tué son mari et qui deviendra son nouvel amour, sur le chemin d’une guerre-kamikaze.
Un tableau tragique digne des femmes d’Orient. Femmes qui, parfois, sans même en être conscientes, sont victimes de coutumes et de traditions qui leur dictent la soumission et l’attente et leur imposent une identité basée sur un modèle de femme idéale ou de bonne mère de famille. Comme ces femmes indiennes autrefois brûlées sur le bûcher de leur époux. Dans les pays orientaux, les épouses des héros et des martyrs sont également des victimes indirectes des guerres, puisqu’elles sont désormais contraintes à vivre en « veuves de guerre » avec l’unique but d’illustrer la grandeur de leur défunt époux et d’élever des enfants dignes du père héroïque.
Ce rôle ne se limite pas aux couples. Les mères paraissent encore plus figées dans l’identité univoque de « mères de martyrs ». Le film iranien Chiâr-e 143 (La Tranchée 143) met en scène la talentueuse actrice Merilâ Zârei dans le rôle d’une mère à la destinée tragique et larmoyante qui, vingt ans après la disparition de son fils dans la guerre, retrouve finalement ce qui reste de lui : un bout de linceul blanc, semblable à une couverture de nouveau-né dans ses bras. Ce rôle vaut à Merilâ Zârei le prix de la meilleure actrice au festival du film de Téhéran en 2014.
Qui définit cette supériorité masculine dans les rapports sentimentaux ? La culture mal conçue et la religion mal interprétée semblent être les doubles origines de ce malaise. Depuis la guerre de Troie jusqu’à la guerre d’Irak, les femmes sont les victimes de cette souffrance psychologique. On veut croire que Pénélope, qui refusa ses 114 prétendants, n’eut pas de mal à résister à sa féminité. Pénélope se sacrifie pour un Ulysse qui lui n’hésite pas à la trahir, pendant sept ans, avec la belle Calypso. Ce même Ulysse qui, revenu à Ithaque, devient un souverain despote et tyran, finissant dans le torride Inferno de Dante. Les femmes elles-mêmes ne seraient-elles pas les responsables de cette fausse vérité ? De même que Georges Brassens, cette question nous pousse à nous adresser aux Pénélope :
Toi l’épouse modèle, …
Toi l’intraitable Pénélope …
Derrière tes rideaux, dans ton juste milieu
En attendant le retour d’un Ulysse de banlieue
Penchée sur tes travaux de toile …
N’as-tu jamais en rêve, ...
Compté de nouvelles étoiles, compté de nouvelles étoiles …