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Reflets de l’interculturalité franco-iranienne dans les Lettres persanes de Montesquieu
Cette étude a pour but de mettre en évidence les particularités de la théorie de Gaston Bachelard, « la poétique de la rêverie », conçue comme le pivot de la création imaginaire de Montesquieu dans les Lettres persanes. Le Même et l’Autre sont deux termes essentiels pour situer l’imagologie dans une approche interculturelle de la France et de la Perse comme représentants d’un exotisme enchanté. Dans ce parcours, seront examinés des critères comme l’espace, le goût, le merveilleux et la vraisemblance afin d’analyser les images véhiculées entre la société regardée (la France) et celle regardante (la Perse) et d’évaluer le génie montesquivien dans le domaine de l’ironie sociale.
Le goût lointain et le désir d’un Ailleurs font de Charles de Secondat de Montesquieu (1689-1755) un philosophe talentueux. Ses Lettres persanes présentent principalement les traits caractéristiques d’un roman épistolaire où imagologie et exotisme occupent une place capitale, et ce, grâce à la réflexion pertinente de ce dernier : altérité fait raison. Montesquieu et ses Lettres persanes ont mis en évidence l’efficacité d’un regard neuf sur la société française du XVIIIe siècle dominée par le despotisme politique et l’injustice sociale. Dans cette œuvre, l’étranger apparaît comme un vecteur révélateur qui permet de visionner l’Autre et observer son reflet dans l’image d’un Je. L’Orient rêvé par Montesquieu est un Occident inversé qui devient in fine semblable à celui de l’Orient.
L’exotisme réduit la distance existante entre deux cultures et permet de brosser une véritable peinture sociale. Dans une perspective socioculturelle, la particularité de l’image de l’étranger exige que l’Altérité s’oppose à l’identité. Car l’image, comme l’expression littéraire, n’est qu’un écart significatif entre deux ordres de réalité culturelle. Dans les Lettres persanes, la constatation du lien société-littérature
[1] ennoblit le noyau primitif de la satire sociale à laquelle s’attachent les idées de Montesquieu, pour créer un univers plein d’étrangeté et d’étonnements. Si les Lettres persanes sont considérées comme l’œuvre esthétique d’une époque, c’est aussi parce qu’elles ne s’isolent pas d’un environnement culturel, politique, voire religieux. Sous cet angle, la présence des Persans dans la société française souligne l’importance de l’identité culturelle.
Pour une meilleure appréciation de la pensée de Montesquieu, il apparait intéressant de prendre en considération les idées de Gaston Bachelard à l’égard de la rêverie exotique : « La rêverie poétique de Bachelard retrouve spontanément l’imaginaire des quatre éléments […] c’est l’espace lointain qui est au centre du monde rêvé et qui reçoit une unité de ton généralement (mais pas nécessairement) harmonieuse. Elle correspond par conséquent au libre exercice d’une aptitude à être ému par le spectacle surprenant qu’offre l’étranger, et au désir d’en rendre la singularité par le moyen de l’art. » [2] Sur cette base, on peut établir le schéma suivant pour évaluer l’accomplissement des réflexions montesquiviennes en fonction de l’espace imaginaire qu’est la Perse :
Ces quatre points cardinaux, qui déterminent essentiellement la notion d’imagologie, sont à même d’organiser la motivation de Montesquieu dans son roman. A cet égard, il importe de souligner les attraits fascinants de la Perse se reflétant dans l’écriture du philosophe français. Dans Grandeur et décadence des Romains, il attribue la victoire des Perses sur les troupes du général Bélisaire à la « discipline de leur armée » [3] ; vision qu’il a probablement puisée chez Hérodote et les anciens historiens. Dans l’Esprit des lois, il se base surtout, dans ses appréciations, sur les récits de voyageurs, ceux de Chardin en particulier. [4] Il loue les anciennes institutions persanes et les coutumes locales de coopération et de solidarité. Grâce à ce genre de détails que l’on peut glaner dans les divers ouvrages de Montesquieu, il est aisé de comprendre les raisons qui l’ont poussé à choisir des protagonistes "persans" pour ses Lettres persanes. Puisant dans les relations des voyageurs et la large documentation sur les coutumes religieuses/non religieuses persanes qu’il avait à sa disposition, il n’a choisi que les traits les plus frappants qu’il a exagérés le plus souvent pour frapper l’imagination et éveiller l’intérêt.
Le philosophe français a donc imaginé la Perse comme un pays où a pu littéralement et littérairement s’épanouir sa pensée moraliste. Ainsi, le message profond de l’œuvre est qu’on peut avoir, malgré des mœurs et des préjugés différents, des besoins universaux : tolérance, justice et vérité.
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Dans les Lettres persanes, l’espace exotique représente la diversité culturelle reflétée dans la tradition dialectique du Même et de l’Autre lorsqu’il s’agit de transformer une visibilité en lisibilité. Montesquieu se contente de décrire cet espace géographique par le biais d’une Altérité apparente : « Nous sommes à Paris depuis un mois et nous avons toujours été dans un mouvement continuel […] depuis un mois que je suis ici, je n’y ai encore vu marcher personne. Il n’y a point de gens au monde qui tirent mieux parti de leur machine que les Français ; ils courent, ils volent : les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope. » [5] À l’issue d’une telle observation, la France, en tant que société regardée, révèle non seulement la monotonie journalière de Paris, mais elle projette le reflet d’un Autre qui regarde, parle, écrit.
D’une façon générale, Paris offre un cadre pittoresque où le rapport du Même et de l’Autre apparaît avantageux : « Nous sommes à présent à Paris, cette superbe rivale de la ville du soleil. » [6] Dans ce passage, les délices de l’Ailleurs se transforment en un lointain intérieur, et l’espace oriental est semblable au lieu occidental. Conformément à l’idée que l’imagologie est « la représentation de l’étranger » [7], selon l’expression chère à Daniel Henri Pageaux, la visée interculturelle élimine toute distance géographique : « Je vis hier une chose assez singulière, quoiqu’elle se passe tous les jours à Paris. Tout le peuple s’assemble sur la fin de l’après-dînée et va jouer une espèce de scène, que j’ai entendu appeler comédie. Le grand mouvement est sur une estrade qu’on nomme le théâtre […] comme celles qui sont en usage en notre Perse. » [8] Si Montesquieu oppose le Même à l’Autre en vue d’une création identitaire, l’espace y apparaît comme un repère stimulant qui fait à la fois la ressemblance et la coïncidence.
La mobilité spatiale de Montesquieu ne se limite pas à une simple imagination exotique, elle a la portée d’une ironie indiscutable : « À Paris, règnent la liberté et l’égalité. La naissance, la vertu, le mérite même de la guerre, quelque brillant qu’il soit, ne sauve pas un homme de la foule dans laquelle il est confondu. On dit que le premier de Paris est celui qui a les meilleurs chevaux à son carrosse. En Perse, il n’y a de grands que ceux à qui le monarque donne quelque part au gouvernement. » [9]
Le choix de l’imagologie de la Perse est ingénieux dans la mesure où il répond pleinement aux exigences d’ironie de Montesquieu. L’impact du Même et de l’Autre sur des rapports interculturels est une quête imagologique dans laquelle le Je révèle ce qui est transmissible entre la société regardée et celle regardante.
Le Je se réfère ici au créateur de la situation qui met en contact deux cultures ou deux nations éloignées : « toute image procède d’une prise de conscience, si minime soit-elle, d’un Je par rapport à l’Autre, d’un Ici, par rapport à un Ailleurs. » [10] Dans l’imagerie de la Perse, l’Autre se distingue du Même au moment où la réalité culturelle se transforme en ironie sociale et devient un témoin omniprésent : « L’image de l’Autre révèle les relations que j’établis entre le monde (espace originel et étranger) et moi-même. » [11] C’est pourquoi le Je (Montesquieu) se contente de sensibiliser la psychologie des peuples pour ainsi dire que l’Autre est ce qui permet de penser autrement.
Dans la rêverie exotique de Montesquieu, le goût se montre sous la forme d’une fiction orientale. L’apport culturel de Montesquieu prend corps dans l’avis de Claude Puzin sur les Lettres persanes : « Lettres d’information, de voyage, d’érudition, de philosophie, de politique, d’amour… » [12] Certainement, le mérite des Lettres persanes est lié à l’admiration de l’auteur qui donne une image perçue comme "réelle" de la Perse : « Les Persans qui écrivent ici étaient logés avec moi ; nous passions notre vie ensemble. Comme ils me regardaient comme un homme d’un autre monde, ils ne me cachaient rien. » [13]
Sous cet angle, la position de Montesquieu parmi les Perses consolide le lien entre le Même et l’Autre, de sorte que l’image dévoilée se familiarise plus aux coutumes françaises qu’à celles de la Perse : « Il y a une chose qui m’a souvent étonné, c’est de voir ces Persans quelquefois aussi instruits que moi-même des mœurs et des manières de la nation, jusqu’à en connaître les plus fines circonstances et à remarquer des choses qui, je suis sûr, ont échappé, à bien des Allemands qui ont voyagé en France. » [14]
L’art épistolaire de Montesquieu et son goût pour l’Orient se cristallisent dans une rêverie exotique lorsqu’il affirme avoir choisi les Persans pour la sincérité de leur observation : « […] des gens transplantés de si loin ne pouvaient plus avoir de secrets. Ils me communiquaient la plupart de leurs lettres ; je les copiai. » [15]
La reconnaissance par l’Autre fait l’objet d’un nouvel humanisme où l’exotisme enchanté est valorisé : « On pourrait parler de nouveaux Persans, mais alors que les personnages de Montesquieu (et tous ceux qui sont inspirés) étaient des clichés porteurs d’un regard ironique, le questionnement contemporain cesse de porter sur un type d’homme pour concerner l’humain, simplement mais totalement. » [16]
Quant au merveilleux qui est une composante essentielle dans la rêverie exotique, il établit évidemment la communication entre le Même et l’Autre, de façon à mettre en valeur la curiosité de la culture regardée : « Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres […] si j’étais aux spectacles, je trouvais d’abord cent lorgnettes dressées contre ma figure : enfin, jamais homme n’a tant été vu que moi. » [17]
Partant de ce point de vue, l’axe principal d’un tel étonnement est basé sur l’image des Persans chez qui l’altérité prend une forme identitaire : le type persan est appréciable de par l’estimation de l’autre. L’intérêt et la sympathie des Français pour la nouveauté dépendent de la découverte de l’Autre et du Même, de sorte que le caractère surprenant des Persans provoque une confrontation rassurante. Notre auteur met en scène l’écart culturel grâce à l’apparence vestimentaire, mais il pousse plus loin l’interrogation en intensifiant le merveilleux, quand il fait porter une tenue européenne à ses Persans : « Mais, si quelqu’un, par hasard, apprenait […] que j’étais Persan, j’entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : « Ah ! ah ! Monsieur est Persan ? C’est une chose extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? » » [18] L’élément extraordinaire finit par déplacer quelque peu les limites de la perception sensible, que ce soit par la force de la physionomie qui fait naître le différent ou bien par la force de l’identité culturelle qui attire l’Autre.
Aux yeux des Persans, la singularité dans l’image de l’Autre est une opportunité de découvrir le merveilleux par des écarts interculturels. A certains égards, l’Altérité culturelle et l’aspect du lointain sont inhérents notamment lorsqu’il s’agit d’intensifier le regard du Même (les Français) sur l’Autre (les Persans) afin d’en faire un rapport cohérent, comme le souligne Jean-Marc Moura : « La qualité première du lointain, étrangeté, lui permet de faire converger rêve et réalité. » [19] Selon cette conception, on peut dire que le merveilleux s’harmonise par un équilibre entre rêve et réalité comme fondement d’un Ailleurs désiré : « Là-bas, il y a une amplification possible du destin humain, un renouvellement peut-être merveilleux à connaître. » [20] A l’image de ces voyageurs persans, Montesquieu a habilement démontré les implications de son observation intime sur la société de son temps : l’exotisme est l’imagination de l’être-là-bas.
Le fait de présenter le vrai par l’image des voyageurs persans est une occasion d’ironiser sur l’Autre en faveur d’un Même plus raisonnable et plus charitable : « Un mécontent, en Europe, songe à entretenir quelque intelligence secrète, à se jeter chez les ennemis, à se saisir de quelque place, à exciter quelques vains murmures parmi les sujets. Un mécontent, en Asie, va droit au prince, étonne, frappe, renverse : il en efface jusqu’à l’idée : dans un instant l’esclave et le maître, dans un instant usurpateur et légitime. » [21] Pour faire voir au public français la condition sociale du lointain, Montesquieu montre à la fois un exotisme enchanté et désenchanté. Enchanté, parce que les Orientaux vivent dans un Ailleurs prospère, et désenchanté, parce que leur situation est différente.
Selon l’expression d’Aristote qui déclare qu’il faut « préférer l’impossible vraisemblable ou possible invraisemblable » [22], on voit aisément dans les Lettres persanes, les traces d’une possible vraisemblance notamment dans l’image des classes sociales : « Il n’y a point de pays au monde où la fortune soit si inconstante que dans celui-ci. Il arrive, tous les dix ans, des révolutions qui précipitent le riche dans la misère et enlèvent le pauvre avec des ailes rapides au comble des richesses. Celui-ci est étonné de sa pauvreté ; celui-là l’est de son abondance. Le nouveau riche admire la sagesse de la Providence ; le pauvre, l’aveugle fatalité du destin. » [23] De là provient la gloire de l’imagologie littéraire dans le roman de Montesquieu, car pour rendre vraisemblable l’image du Même, il faut impressionner l’Autre par un ton ironique : « Il y a, en France, trois sortes d’états ; l’Église, l’épée et la robe. Chacun a un mépris souverain pour les deux autres ; tel, par exemple que l’on devrait mépriser parce qu’il est un sot, ne l’est souvent que parce qu’il est homme de robe. » [24]
Si Montesquieu a ironisé sur les institutions sociales de son temps par ses Lettres persanes, sa motivation pour l’émancipation de l’esprit français justifie le rapport entre le Même et l’Autre. Finalement, l’imagologie présentée dans cette recherche nous encourage à se demander « Comment peut-on être Français ? » pour observer la société persane.
Bibliographie :
Becq, Annie (1999) Lettres persanes de Montesquieu, Paris : Gallimard.
Blanc, André (1995) Lire le classicisme, Paris : Dunod.
Dominique de Courcelles (1997) Littérature et exotisme, Paris : École des Chartes.
Moura, Jean-Marc (1992) Lire exotisme, Paris : Dunod.
Moura, Jean-Marc (1998) La littérature des lointains, Paris : Honoré Champion.
Moura, Jean-Marc (1998) L’Europe littéraire et l’ailleurs, Paris : PUF.
Montesquieu (2005) Lettres persanes, Paris : Hatier.
Montesquieu (2001) Œuvres complètes, Paris : Gallimard.
Pageaux, Daniel Henri (1994) La littérature générale et comparée, Paris : Armand Colin.
Puzin Claude (2004) Lettres persanes, Paris : Hatier.
Pierre Brunel & Yves Chevrel (1989) Précis de littérature comparée, Paris : PUF.
[1] Jean-Marc Moura, L’Europe littéraire et l’ailleurs, Paris, PUF, 1998, p. 37.
[2] Cité par Jean-Marc Moura, Lire exotisme, Dunod, Paris, 1992, p. 54.
[3] Montesquieu, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2001, p. 19.
[4] Annie Becq, Lettres persanes de Montesquieu, Paris, Gallimard, 1999, p. 16.
[5] Montesquieu, Lettres persanes, Hatier, Paris, 2005, p. 51.
[6] Ibid., p. 58.
[7] Daniel Henri Pageaux, la Littérature générale et comparée, Armand Colin, Paris, 1994, p. 59.
[8] Montesquieu, op. cit., p. 59.
[9] Ibid., p. 174.
[10] Pierre Brunel & Yves Chevrel, Précis de littérature comparée, PUF, Paris, 1989, p. 135.
[11] Ibid., p. 137.
[12] Claude Puzin, Lettres persanes, Hatier, Paris, 2004, p. 89.
[13] Montesquieu, op. cit., p. 11.
[14] Ibid., p. 12.
[15] Ibid., p. 11.
[16] Jean-Marc Moura, La littérature des lointains, Honore Champion, Paris, 1998, p. 387.
[17] Montesquieu, op. cit., p. 64.
[18] Ibid., p. 65.
[19] Jean-Marc Moura, op. cit., p. 262.
[20] Ibid.
[21] Ibid., p. 201.
[22] Cité par André Blanc, lire le Classicisme, Dunod, Paris, 1995, p. 45.
[23] Montesquieu, op. cit., p. 191.
[24] Ibid., p. 84.