N° 146, janvier 2018

Khayyâm et Abul-’Alâ al-Ma’ari étaient-ils hérétiques ?
Critique de l’article intitulé : « Un regard sur les deux hérétiques Abul’Alâ al-Ma’âri et Khayyâm »
(3ème et dernière partie)


Jafar Aghayani-Chavoshi


Cet article est la troisième et dernière partie de la critique de l’article intitulé « Un regard sur deux hérétiques : Abul’Alâ al-Ma’âri et Khayyâm » coécrit par Fardin Shirvâni et Hassan Shâyegân et publié dans le numéro 74-75 de Roudaki, revue consacrée à l’art et la littérature publiée en langue persane à Téhéran.

  • Les poèmes de Khayyâm :
  •  

    Dans cet article, ces vers en arabe sont attribués à Khayyâm :

    أمنت تصاريف الحوادث كلها فكن يا زماني موعدي أو مؤاعدي

     

    La traduction suivante en est donnée : « Je suis à l’abri de tous les assauts des évènements, et le temps m’est égal, qu’il soit le moment de ma mort ou porteur de nombreuses promesses ».

    La traduction du deuxième vers est essentiellement vague et ne correspond pas vraiment au texte authentique. Une translation correcte serait :

    « Alors Ô Monde, sois porteur de menaces ou de bonnes nouvelles ».

     

    1. Si quelqu’un ne s’avère pas capable d’étudier les œuvres philosophiques et scientifiques de Khayyâm afin de connaître à travers eux sa pensée, qu’il connaisse au moins ses quatrains originaux et authentiques qui ont été cités maintes fois dans des ouvrages fiables ou des références historiques.

    Dans ses quatrains authentiques, Khayyâm exprime son attachement à la vie, et sa tristesse pour la brièveté de celle-ci, au point qu’il souhaite voir les humains revenir sur la terre et recommencer la vie comme les plantes qui renaissent après chaque hiver. Mais de telles pensées prennent leur source en l’attachement pour le monde et toutes les créatures, et cela n’a rien à voir avec la foi ou la mécréance.

     

    کاش از پی صد هزار سال از دل خاک چون سبزه امید بر دمیدن بودی

     

    « Et après cent mille ans, du sein de la terre,

    Puisse exister l’espoir de renaître comme un brin d’herbe ».

    Un sentiment similaire avait été exprimé par Job. Voici ce que la Bible dit de la bouche de Job :

    « L’homme mort une fois ne revient plus sur la terre. 7 Car il n’en est pas de l’homme comme des arbres. Un arbre a de l’espérance : quand on le coupe, il repousse, il produit encore des rejetons ; 8 Quand sa racine a vieilli dans la terre, quand son tronc meurt dans la poussière, 9 Il reverdit à l’approche de l’eau, il pousse des branches comme une jeune plante. 10 Mais l’homme meurt, et il perd sa force ; l’homme expire, et où est-il ? 11 Les eaux des lacs s’évanouissent, les fleuves tarissent et se dessèchent ; 12 Ainsi l’homme se couche et ne se relèvera plus, il ne se réveillera pas tant que les cieux subsisteront, il ne sortira pas de son sommeil. »

     

    Comme disait Buffon : « Le style, c’est l’homme ». Par conséquent, les autres quatrains de Khayyâm au sujet de la vie et de la mort doivent aussi tous tourner autour de ce même état d’esprit, et les quatrains qui évoquent la haine de la vie et de l’existence ne peuvent pas être le fruit de la pensée de Khayyâm.

     

    Ainsi, le quatrain suivant que les auteurs de l’article « Un regard sur deux hérétiques » ont attribué à Khayyâm ne peut en aucun cas être de lui :

    چون حاصل آدمی درین دیر دو در جز خون دل و دادن جان نیست دگر
    خرم دل آن کسی که معروف نشد و آسوده کسی که خود نزاد از مادر

     

    « Puisque notre résultat de vie dans cette vieille demeure,

    N’est que se chagriner jusqu’à la mort

    Heureux qui vit et meurt inconnu

    Quel repos pour celui qui n’est jamais venu au monde ! »

    D’autre part, les auteurs précisent que la deuxième moitié du quatrain peut aussi se lire :

    « Est en paix celui qui n’est pas venu au monde,

    Heureux celui qui n’a pas été enfanté ».

     

    A supposer que ce quatrain soit bien de Khayyâm, que veut dire cette affirmation des auteurs ?

    Quelle différence y a-t-il au niveau du sens entre les deux derniers vers pour que Khayyâm pense devoir se répéter ainsi ? Est-ce que cette répétition inutile correspond réellement à son style ? N’est-il pas vrai que les quatrains de Khayyâm se caractérisent tous par une densité de sens et de langage et que l’on n’y trouve aucun vers inutile, frivole ou répétitif ? N’est-il pas vrai que les quatrains de Khayyâm ont comme particularité d’être concis et utiles, en accord avec le proverbe : « La meilleure parole est courte et sensée » ? Est-ce qu’un philosophe et logicien comme Khayyâm va, dans un quatrain sensé recueillir l’essence de sa philosophie et de son art, répéter la même chose dans deux distiques sur quatre ?

    Taftâzâni écrit dans son ouvrage al-Motawwal au sujet de la répétition : « La répétition est un défaut de la parole, sauf lorsqu’il s’agit de l’évocation de l’être aimé, car alors l’évoquer instamment et souvent embellit la parole ». En prenant en compte cette définition, il est évident que la mort et le néant ne sont pas les bien-aimés de Khayyâm pour qu’il éprouve le besoin de recourir à cette répétition, puisque, bien au contraire, il les déteste.

    Ce qui est encore plus stupéfiant est de voir les mêmes auteurs qui attribuent ce quatrain à Khayyâm affirmer exactement le contraire de cela dans leur autre article Un regard sur deux sages où ils écrivent : « Khayyâm adore la vie : contrairement à Bouddha ou à Schopenhauer qui la maudissent, pour lui, chaque instant est précieux ».

    Statue de Khayyâm à Parc de Lâleh, Téhéran

     

    1. Cet autre quatrain est aussi attribué à Khayyâm par les auteurs de l’article Un regard sur deux hérétiques :

    از آمدن و رفتن ما سودی کو واز تار وجود عمر ما پودی کو
    چندین سر و پای نازنینان جهان می سوزد و خاک می شود دودی کو؟

     

    « A quoi bon notre va et vient ?

    Où donc est la haine de notre trame

    Que de jambes et de têtes dignes de caresses en ce monde

    Brûlent et se réduisent en poussière ; où donc est la fumée ? »

    Ce quatrain n’est pas de Khayyâm mais de Afzal al-Din Kâshâni, connu aussi sous le nom de Baba Afzal.

     

    1. Autre quatrain :

    افلاک که جز غم نفزایند دگر ننهند بجا تا نربایند دگر
    ناآمدگان اگر بدانند که ما از دهر چه می کشیم نایند دگر

     

    « Les astres, qui n’offrent rien d’autre que de la peine,

    N’accordent rien sans le reprendre après.

    Si ceux qui ne sont pas encore savaient ce que nous

    Nous endurons du destin, jamais ils ne viendraient. »

     

    Ce quatrain aussi, que les auteurs attribuent à Khayyâm et citent dans leur article, ne peut être de lui car il est en désaccord avec les autres quatrains reconnus tant au niveau idéologique que du style. En effet, chaque fois que Khayyâm utilise une structure au conditionnel ou alors émet un souhait ou un désir, il conjugue également les verbes au conditionnel avec la terminaison « Á » (« i » en persan) comme par exemple dans :

    • گر بر فلکم دست بدی چون یزدان

    Ou encore :

    در گردش خود اگر مرا دست بدی

     

    Par conséquent, s’ils étaient de Khayyâm les deux derniers vers s’écriraient :

    ناآمدگان اگر بدانندی که ما از دهر چه کشیدمی نایند دگر

     

    Cela donnerait un couplet déséquilibré qui ne pourrait être de Khayyâm. [1]

    Pour la même raison, le quatrain suivant :

    اگر دست دهد زمغز گندم نانی وز می دو منی ز گوسفند رانی
    وانگه من و تو نشسته در ویرانی خوشتر بود این ز ملکت سلطانی

     

    que les auteurs ont attribué à Khayyâm dans leurs deux articles Un regard sur deux poètes n’est pas de Khayyâm mais est une imitation inspirée de ce couplet de Abu Nowâs :

    • ثلاثة يذهبن عن قلب حزن الماء و الخضراء و الوجه الحسن

     

    Si ce quatrain était vraiment de Khayyâm, le verbe نشسته (neshasté « assis ») serait écrit نشستی (neshasti) etبود (boud) serait orthographié Áj¼M (boudi). Nous reviendrons sur ce poème ultérieurement.

     

    1. Autre quatrain :

    از جرم حضیض خاک تا اوج زهل کردم همه مشکلات عالم را حل
    بیرون جستم زبند هر مکر و حیل هر بند گشاده شد مگر بند اجل

    « Du fond de la terre au sommet de Saturne

    J’ai résolu la plupart des difficultés

    Je me suis libéré des liens des tromperies et des pièges

    Tous les nœuds ont été défaits, sauf celui de la mort. »

     

    Ce quatrain est attribué à Khayyâm dans l’article Un regard sur deux sages par les auteurs. Il n’est en aucun cas de Khayyâm, et dans la plupart des anthologies et biographies des poètes, il est généralement attribué à Avicenne et parfois à Fakhr al-Din Râzi, chose également discutable.

    1. Dans l’article : Un regard sur deux sages, les auteurs attribuent le quatrain suivant à Khayyâm et y voient l’expression de son angoisse face à la mort :

    افسوس که بی فایده فرسوده شدیم از طاس سپهر سرنگون سوده شدیم
    دردا و ندامتا که تا چشم زدیم نابوده به کام خویش نابوده شدیم

     

    “Hélas, sans aucun résultat nous voici usés

    Nous avons chu tête en bas de la Coupe Céleste.

    Hélas, ô douleur, en un battement de paupières

    Sans être ce que nous voulions, nous avons cessé d’être. »

     

    Encore une fois, ce quatrain n’est pas de Khayyâm mais d’Attâr, et il est extrait de son Mokhtârnâmeh. De plus, ce quatrain est en désaccord avec les quatrains authentiques de Khayyâm, tant du point de vue du sens que du style. « Dans ce quatrain, on décèle un pessimisme très fort qui montre que ces vers doivent être de l’époque mongole. Le poète compare les humains à des pions remués et usés dans la Coupe Céleste, et il se pourrait bien que la coupe en question soit une allusion à la bassine dans laquelle le bourreau mettait la tête qu’il avait coupée. » [2]

     

    Quant à la récurrence de la lettre « sin (s) » (س) dans le vers

    افسوس که بی فایده فرسوده شدیم از طاس سپهر سرنگون سوده شدیم

     

    Il s’agit là de la figure de l’allitération qui permet d’exploiter la musicalité des mots, mais elle ne correspond pas au style de Khayyâm qui n’exploitait guère les figures poétiques : il cherchait à exprimer ses réflexions philosophiques sans aucun artifice afin de faire partager sa pensée au lecteur de la façon la plus directe et la plus simple possible. Tout le contraire de Hâfez qui excellait dans ce domaine afin de faire partager au lecteur le plaisir qu’il prenait à jouer avec la musique des mots et les tropes en tous genres. Ainsi, lorsque Hâfez veut exploiter la lettre « s t » comme source de symphonie, il crée ce couplet musical et magnifique :

    رشسته تسبیح اگر بگسست معذورم بدار دستم اندر ساعد ساقی سیمین ساق بود

     

    “Pardonne-moi si j’ai perdu le fil du rosaire,

    Car ma main était sur le bras de l’échanson aux pieds d’argent »

    L’allitération est l’une des techniques répandues pour la composition de musique et de poésie, et ne présente aucun inconvénient en soi. Il n’y a que la façon de la mettre en œuvre qui diffère entre les maîtres, et c’est justement l’un des moyens de distinguer leurs œuvres. Par exemple, la base de la composition de la fameuse Symphonie n° 5 de Beethoven est la répétition de seulement quatre notes de musique tout au long de la symphonie, mais Beethoven réalise cela avec tant de maîtrise qu’à aucun moment cette répétition ne transparait. Tchaïkovski utilise le même principe dans sa 5ème symphonie, mais chez lui, la répétition des notes est tellement évidente et claire que vers la fin de la symphonie, on dirait parfois un véritable cri. Cette même maîtrise de Beethoven dans l’usage de la répétition, Khayyâm l’a démontrée sept cents ans avant lui dans ce couplet :

    هرکس سخنی از سر سودا گفته است زان روی که هست کس نمی داند گفت

     

    Comme dans l’exemple de Hafez, c’est la lettre ی y” qui est répétée mais ici “la musicalité et l’harmonie du poème ont été maîtrisées, et c’est le sens qui prend le pas sur la musique.” [3]

     

    Les auteurs attribuent le quatrain suivant à Khayyâm uniquement parce qu’il fait partie des treize quatrains rapportés dans le livre Mo’nes al-Ahrâr comme étant de lui, et ils le présentent comme authentiques :

    گر دست دهد زمغز گندم نانی وز می دو منی ز گوسفند رانی
    وانگه من و تو نشسته در بستانی خوشتر بود این ز ملکت سلطانی

     

    Comme nous l’avons déjà dit, il ne s’agit pas d’un authentique quatrain de Khayyâm. Les quatrains rapportés dans Mounes al-Ahrâr ne correspondent pas à la pensée ni au style de Khayyâm, et ils ressemblent plus à ceux d’Attar. Le fait que le livre ait été rédigé deux siècles après Khayyâm est en soi une bonne raison de considérer ces poèmes comme des faux. D’autre part, dans ses quatrains, Khayyâm s’intéresse aux autres et non à lui-même : tantôt il veut recréer le monde selon les désirs des justes, tantôt il compatit au sort des sages subissant le joug des tyrans. Alors que dans ce quatrain, nous voyons un gourmand nombriliste qui ne s’intéresse qu’à son plaisir et à rien d’autre.

    Pour nous convaincre qu’il ne s’agit là que d’une imitation, il suffit de le comparer avec le quatrain suivant qui est véritablement de Khayyâm :

    گر دست به لوحه قضا داشتمی بر میل و مراد خویش بنگاشتمی
    غم را زجهان یکسره برداشتمی وز شادی سر به چرخ فراداشتمی

     

    “Si j’avais la main sur la table du destin

    J’écrirais selon mes goûts et mes envies.

    J’effacerais toute tristesse du monde

    Et de joie je danserais en ronde. »

     

    1. Passons au quatrain suivant cité par les auteurs de Un regard sur deux sages et qui de l’avis de tous les spécialistes n’est pas de Khayyâm :

    گاوی است در آسمان و نامش پروین گاو دگری نهفته در زیر زمین
    چشم خردت گشای چون اهل یقین زیر و زبر گاو مشتی خر بین

     

    “Il est une vache dans le ciel, du nom de Parvin

    Une autre vache est cachée sous la Terre.

    Ouvre l’œil de la pensée, comme les fidèles

    Et entre les deux vaches, vois une poignée d’ânes. »

     

    L’auteur de ce quatrain considère tous les habitants de la terre, sages, idiots, grands ou petits, comme des ânes, alors qu’il en fait lui-même partie de cette communauté humaine. Ce qui nous étonne, c’est que les mêmes auteurs qui attribuent ce quatrain à Khayyâm présentent eux-mêmes Khayyâm comme un humaniste.

     

    1. Ce quatrain est cité dans Un regard sur deux poètes :

    چون در گذرم به باده شوئید مرا تلقین ز شراب ناب گوئید مرا
    خواهید که روز حشر یابید مرا از خاک در میکده جویید مرا

     

    “Lorsque je mourrais, lavez mon corps dans le vin

    Inculquez-moi les réponses du vin pur,

    Le Jour du Jugement Dernier si vous voulez me trouver,

    Hors de la terre, cherchez au seuil de la taverne. »

     

    « L’erreur flagrante dans ce quatrain, qui prouve qu’il ne peut être de la main d’un maître comme Khayyâm, se situe dans le deuxième vers. En effet, traditionnellement les « réponses » qui sont « inculquées » sont les professions de foi musulmanes qui sont dites à l’oreille de l’agonisant et aussi auprès d’un défunt. Il s’agit donc de paroles qui doivent être prononcées, et donc de sons, or, quel son peut bien produire « le vin pur » pour que l’on inculque « les réponses du vin pur » ? S’il avait été question de musique ou de luth par exemple, cela aurait eu un certain sens, mais le mot « vin » est ici totalement inapproprié. » [4]

     

    1. Encore dans Un regard sur deux poètes :

    دنیا دیدی و هر چه دیدی هیچ است و آن نیز که گفتی و شنیدی هیچ است
    سرتاسر آفاق دویدی هیچ است آن نیز که در خانه خریدی هیچ است

     

    “Tu as vu le monde, et tout ce que tu as vu n’est rien,

    Ce que tu as dit et entendu, ce n’est rien,

    Tu as couru tous les horizons, et cela n’est rien,

    Et cela aussi que tu as acheté pour ta maison, n’est rien. »

     

    Ce quatrain n’est également pas de Khayyâm mais d’Attâr, et il a aussi été parfois attribué à Bâbâ Afzal. D’un autre côté, il ne correspond en rien au style de Khayyâm. M. Foulâdvand, qui a démontré que ce quatrain n’était pas un authentique de Khayyâm, écrit à ce sujet : « Dans les quatrains authentiques de Khayyâm que l’on trouve dans le Sandbâdnameh, le Tafsir Fakhr Râzi, Mersâd al-‘Ebâd et autres, on discerne une forme de sècheresse, de vieillesse, de dureté et même de rudesse. Par contre, à mesure que nous avançons vers l’ère mongole, l’émotion, la tristesse et la douceur de l’expression se font plus présentes, tandis qu’un esprit de soumission, d’acceptation du destin, de passivité, de fatalisme, de « soufisme » devient de plus en plus apparent. Ainsi, on peut qualifier l’ère mongole de « période de soumission et de passivité », alors que l’époque de Hâfez serait plutôt la « période de roublardise et d’inconscience ». D’un autre côté, on peut considérer l’époque de Ghazali et de Khayyâm comme une époque de crise de la pensée et de renouveau dans les connaissances religieuses et rationnelles.

    Statue de Abul-’Alâ al-Ma’ari en Syrie

    Par conséquent, des quatrains tels que celui cité plus haut correspondent plus à l’époque de Hâfez et non au Ve siècle (de l’Hégire) alors que les quatrains « philosophiques », même s’ils ne sont pas de Khayyâm, sont sans aucun doute le fruit de cette période de crise philosophique, de controverse et de dispute dans les différents domaines de la connaissance. » [5]

     

    1. Les auteurs attribuent le quatrain suivant à Khayyâm dans leur article :

    این کهنه رباط را که عالم نام است آرامگه ابلق صبح و شام است
    بزمی است که وامانده زجمشید است قصری است که تکیه گاه صد بهرام است

     

    Cette vieille demeure qu’on appelle le monde

    Le relais du cheval pie du jour et de la nuit

    C’est un festin abandonné par une centaine de Jamshid

    C’est une tombe où git une centaine de Bahrâm

     

    Ce quatrain n’est pas de Khayyâm mais de Khâghâni.

     

    1. Un autre quatrain, dans le même article :

    آنان که کهن شدند و آنان که نوند هر کس به مراد خویش یک یک بدوند
    این کهنه جهان به کس نماند باقی رفتند و رویم و دیگر آیند و روند

    Ce quatrain n’est pas de Khayyâm mais de Hakim Sanâ’i, et figure dans le manuscrit de son recueil de poèmes qui est conservé à la bibliothèque de l’Assemblée nationale iranienne.

     

    1. Autre quatrain attribué à Khayyâm :

    دشمن به غلط گفت که من فلسفیم ایزد داند که آنچه گفت نی ام
    اما چون در این دیر خراب امده ام آخر کم از آنم که بدانم کی ام

     

    Celui-ci n’est pas de Khayyâm mais d’Avicenne.

     

    1. Autre quatrain :

    آنان که محیط فضل و آداب شدند در جمع کمال شمع اصحاب شدند
    ره زین شب تاریک نبردند به روز گفتند فسانه ای و در خواب شدند

     

    Ceux qui furent doués de toutes les vertus

    Et léguèrent leur flamme aux amis,

    Ne sont jamais sortis de cette nuit profonde :

    Ils ont dit quelque fable, puis se sont tus

     

    Il s’agit bien d’un authentique quatrain de Khayyâm, mais les auteurs ont cité le deuxième vers de manière erronée. (Voir l’article : Un regard sur deux poètes) En effet, ils l’ont remplacé par :

    در کشف حقایق شمع اصحاب شدند

     

    1. Ce quatrain :

    گر بر فلکم دست بدی چون یزدان برداشتمی چنین فلک را زمیان
    از نو فلک دگر چنان ساختمی کازاده به کام دل رسیدی آسان

     

    Si, comme Dieu, j’avais en main le firmament

    Je le démolirais sans doute promptement

    Pour bâtir à sa place, enfin, un nouveau monde,

    Où pour les braves tout viendrait aisément

     

    pourrait être authentique, mais les auteurs de Un regard sur deux poètes ont cité le deuxième vers de la manière erronée, comme suit :

    • برداشتمی من این فلک را زمیان

     

    1. Dans leur article intitulé Méthode de sélection des quatrains, les auteurs ont attribué les vers qui suivent à Khayyâm :

    ای همنفسان مرا زمی قوت کنید وین چهره کهربا چون یاقوت کنید
    چون درگذرم به باده شوئید مرا وز چوب رزم تخته تابوت کنید

    L’argument qu’ils apportent pour confirmer l’authenticité de ce quatrain est le suivant :

    « Nous savons que Khayyâm a rédigé un traité sur les joyaux, intitulé Rissâlat fi al-Ehtyâl li-ma’rafat mighdâr al-Dhahab wa-l-Fidha fi djismin morakab minhoma où il est question de pierres précieuses, de même que dans ce quatrain, il nomme deux pierres : l’ambre (jaune) et le rubis (rouge)… »

    Apparemment, les auteurs de l’article n’ont pas lu ce fameux traité - peut-être même n’ont-ils pas lu non plus avec suffisamment d’attention le titre de l’ouvrage. En effet, dans ce petit traité, Khayyâm traite de la méthode pour déterminer la pureté de l’or, de l’argent et de l’électrum qui est un alliage de ces deux métaux. Il n’y est nulle part question de pierres précieuses. De plus l’ambre, dont un autre nom est le succin, est une résine fossilisée et non pas une pierre précieuse. D’autre part, dans le quatrain en question, l’ambre et le rubis ne sont utilisés que pour signifier les couleurs jaune et rouge.

    Mais quoi qu’il en soit ce quatrain, où le « vin » est l’objectif de l’auteur, ne peut pas être de Khayyâm comme nous l’avons déjà vu car dans les authentiques quatrains de Khayyâm, le « vin » est employé comme symbole. Et puis c’est aussi Khayyâm qui a composé les vers suivants :

    چون باید مرد و آرزوها همه هشت چه مور خورد به گور و چه گرگ به دشت

     

    “Puisqu’il faut mourir et que tous nos rêves sont vains, qu’importe

    Que la vermine nous dévore dans la tombe ou le loup dans la plaine ? »

    S’inquiètera-t-il de savoir si on lavera son corps dans le vin ou non ?

     

    1. Toujours dans l’article Méthode de sélection des quatrains, les auteurs attribuent le quatrain à Khayyâm, et refusent l’opinion d’un de ses contemporains, Daneshfar, qui ne reconnait une telle attribution :

    مرغی دیدم نشسته برباره طوس در پیش نهاده کله کیکاووس
    با کله همی گفت که افسوس افسوس کو بانگ جرسها و کجا ناله کوس؟

     

    “J’ai vu un oiseau perché sur le sanctuaire de Tous,

    Devant lui était la tête de Keykâvous,

    Il disait à la tête : Hélas, hélas,

    Où est le son des cloches, où est le gémissement du kous ?"

     

    En effet, Dâneshfar considère que le terme کله ; dans le sens de « tête » est d’un usage trop récent et que par conséquent, ces vers ne peuvent avoir été composés par Khayyâm.

    Les auteurs de l’article par contre ne voient pas en ce terme un mot récent, puisqu’il est déjà employé par Ansâri dans le couplet :

    اگر دو کله پوسیده بر کشی ز دو گور سر امیر که داند ز کله های گدا؟

     

    “Si tu exhumais deux têtes pourries de deux tombes

    Qui reconnaitrait la tête d’un émir de celle d’un mendiant ? »

     

    Il est vrai que le mot کله n’est pas un terme nouveau, mais il a une connotation péjorative et comme l’a souligné Fereydoun Djoneydi, il est inconcevable qu’un sage comme Khayyâm utilise un mot aussi trivial, surtout lorsqu’il s’agit d’une personnalité telle que le roi mythologique Keykâvous. La courtoisie et la décence ne le permettraient pas. N’est-il pas vrai que depuis toujours, les Iraniens emploient des termes péjoratifs tels que کله(tête), لنگ (patte) et پوزه (museau) au lieu de سر (tête), پا (jambe, pied) et دهان(bouche) uniquement pour les animaux ou les créatures repoussantes ou maléfiques [6], alors qu’ils évitaient soigneusement d’y avoir recours pour les humains et les créatures célestes ? Dès lors, comment un sage tel que Khayyâm pourrait ainsi aller à l’encontre de tels principes moraux ?

    Mis à part cela, une autre erreur de taille s’est glissée dans le quatrain en question : l’emploi du terme افسوس dans le sens de « hélas ». En effet, nous savons que ce mot persan était encore employé jusqu’à deux ou trois siècles après Khayyâm dans le sens de « ricanement, rictus ». [7] Ainsi par exemple, nous lisons dans le Târikh bal’ami : مردم وی را افسوس همی کردند dans le sens : « Les gens se moquèrent de lui ».

     

    Et Roudaki l’emploi également dans ce sens dans le quatrain :

    باد و ابر است این جهان فسوس باده پیش آر هر چه بادا باد

     

    En nous appuyant sur ce même argument, nous pouvons aussi d’emblée retirer au quatrain suivant le statut d’authentique :

    افسوس که نامه جوانی طی شد وان تازه بهار زندگی دی شد
    آن مرغ طرب که نام او بود شباب فریاد ندانم که کی آمد کی شد

     

    « Hélas, la lettre de notre jeunesse a été lue

    Et ce frais printemps de la vie est devenu le mois de Dey [janvier]

    Ce joyeux oiseau dont le nom était jeunesse,

    Ô douleur, je ne sais ni quand il est venu, ni quand il est parti. »

     

    Encore une fois, le mot افسوس a été employé dans le sens de « hélas ». Il existe d’autres erreurs aussi dans ce dernier quatrain, dont le fait d’avoir employé le nom du mois de Dey (mois du calendrier persan qui se situe en hiver), et non une saison, face à « printemps ». D’autre part, au lieu du verbe ندانم (je ne sais), il aurait fallu employer la conjugaison passée ندانستم ; (je ne savais) comme l’a fait Hâfez dans ce couplet :

    دریغ و درد که تا این زمان ندانستم که کیمیای سعادت رفیق بود و رفیق

     

    “Hélas, ô douleur, je n’ai pas su jusqu’à ce jour

    Que l’alchimie du bonheur était l’ami et l’ami seul. »

     

    Il y aurait beaucoup à dire sur les autres quatrains que les auteurs ont cités à différents endroits de leurs articles, et comme nous voulons démontrer par l’argumentation logique qu’ils ne sont pas authentiques, nous nous contenterons pour le moment de ces quelques exemples.

     

    Le but de cette critique a été de montrer combien les articles des messieurs Shirvâni et Shayghân sur Abu’l Ala al-Maarri et Khayyâm reposent sur une argumentation fallacieuse. Nous nous sommes ici limités à en signaler seulement quelques-uns des plus saillants, surtout en ce qui concerne certains quatrains attribués à Omar Khayyâm.

      Notes

      [1Iradj Farâzmand, Kashf-e bozorg falsafi Khayyâm (La grande découverte philosophique de Khayyâm), Londres, p. 66.

      [2Mohammad Mahdi Foulâdvand, Khayyâm shenâsi (Connaître Khayyâm), Téhéran, 1346, p. 13.

      [3Iradj Farâzmand, Kashf bozorg falsafi Khayyâm, op. cit., pp. 54-55.

      [4Ali Dashti, Dami bâ Khayyâm (Un moment avec Khayyâm), Téhéran, 1346 de l’Hégire (1968), p., pp. 193-194.

      [5Mohammad Mahdi Foulâdvand, Khayyâm shenâsi, op. cit. pp.18-19.

      [6Fereydoun Djoneydi, « Sur la Connaissance des poèmes de Khayyâm », Conférence donnée lors de la Conférence internationale de Khayyâm à Neyshâbour, 1379 de l’Hégire (2001)

      [7Idem.


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