N° 146, janvier 2018

Lotfi Zadeh et la logique floue
L’anticonformiste des mathématiques


Babak Ershadi


La théorie des « ensembles flous » ("Fuzzy set" en anglais) est une théorie mathématique de l’algèbre moderne. Elle a été présentée par Lotfi Zadeh dès 1965. Cette théorie est la base d’un autre nouveau concept mathématique appelé la « logique floue », développée elle aussi par Lotfi Zadeh.

Le but de la logique floue est de modéliser théoriquement la représentation des connaissances humaines. Sur le plan pratique, la théorie des sous-ensembles flous et la logique floue servent à améliorer les systèmes de décision.

Par « système de décision », il faut entendre des appareils et outils qui fonctionnent avec une forme d’intelligence artificielle. Ces outils et logiciels doivent être capables de répondre à des questions, car ils connaissent les « faits », ils connaissent les « règles », et deviennent capables de réaliser un « raisonnement » à partir de faits et règles connus pour produire de nouveaux « faits » grâce à un « moteur de raisonnement ». Dans ce processus, l’étude des sous-ensembles flous est essentielle, car elle permet de modéliser deux choses : présenter « un modèle des incertitudes et des imprécisions », mais aussi « modéliser les informations précises » sous forme d’un « langage » mathématique comparable à celui utilisé aujourd’hui dans des outils qui servent d’aide à la décision.

La théorie des sous-ensembles de Lotfi Zadeh, une base de sa logique floue, est utilisée dans le domaine théorique des mathématiques, mais elle est utilisée pratiquement dans les outils électroniques d’intelligence artificielle à des degrés différents et dans des domaines très variés.

La logique floue est utilisée dans des outils électroniques automatiques simples ou complexes, c’est-à-dire des machines destinées à se substituer à l’être humain dans les processus de décision, par exemple la conduite de processus électronique des freins ABS.

Le professeur Lotfi Zadeh, dans son bureau à l’Université de Californie (Berkeley) en 1988.

Dans la robotique, la logique floue est utilisée pour rendre possible la reconnaissance des formes. Les bases des sous-ensembles flous sont également la base théorique du système du contrôle du trafic routier, notamment dans la gestion automatique des feux rouges. Sous une forme plus complexe, elle fournit la logique de base du contrôle aérien. La théorie des sous-ensembles flous est un outil précieux au service des systèmes de météorologie, de sismologie et de climatologie. Dans la médecine, elle est utilisée dans les systèmes d’aide au diagnostic et en économie, dans les systèmes de prévention des risques. 

 

Lotfi Zadeh (de son vrai nom Lotf-Ali Askarzadeh) est décédé le 6 septembre 2017 à Berkeley en Californie à l’âge de 96 ans. Informaticien et ingénieur électricien dont les théories sur la « logique floue » ont traversé les milieux académiques et universitaires, mais aussi le monde de l’industrie, Lotfi Zadeh a influencé des domaines très différents du monde contemporain, de la linguistique à l’économie, de la médecine à l’électroménager (climatiseurs, aspirateurs et cuiseurs à riz), etc.

Le nom de Lotfi Zadeh a commencé à être connu en 1965, alors qu’il était professeur à l’Université de Californie à Berkeley, avec la publication d’un article académique sur la « logique floue » (fuzzy logic), comme il l’a appelée pour la première fois. Son ambition était grande, car avec sa théorie des « sous-ensembles flous » (fuzzy set), Lotfi Zadeh voulait combler le fossé entre les mathématiques et la façon intuitive dont les humains parlent, pensent et interagissent avec le monde.

Pour réaliser cette ambition, Lotfi Zadeh s’est inspiré directement du talent humain. Par exemple, si quelqu’un vous demande d’identifier « un homme très grand », vous pouvez facilement le faire, même si vous ne disposez pas d’informations précises qui indiquent la taille spécifique de cette personne. De même, vous pouvez, par exemple, garder en équilibre verticalement un manche à balai sur le bout d’un doigt sans calculer mathématiquement jusqu’à où il peut pencher dans telle ou telle direction sans tomber.

Lotfi Zadeh a réussi à imaginer un cadre mathématique qui pourrait imiter ces talents humains pour faire face logiquement à l’ambiguïté et à l’incertitude. Plutôt que de créer des limites strictes et exactes pour les concepts du monde réel, il a rendu les limites « floues », incertaines et ambiguës. Par exemple, au lieu d’imaginer que quelque chose est « dedans » ou « dehors » des limites, il a préféré la situer quelque part dans le continuum entre l’intérieur et l’extérieur. Il a eu ensuite le génie d’établir un ensemble de règles plus complexes pour définir le concept d’inclusion.

« La pensée de Lotfi Zadeh a été en quelque sorte un pont entre la théorie et la réalité », disait le professeur allemand Rudolf, spécialiste de la logique floue, qui a travaillé pendant des années aux côtés du professeur Lotfi Zadeh.

Dans les milieux académiques, les travaux du professeur Lotfi Zadeh furent considérés au départ comme « controversés » et même parfois « absurdes », en partie parce que le théoricien semblait remettre en question d’autres formes de mathématiques surtout à cause de sa terminologie : la « logique floue » semblait se moquer de lui-même en associant la « logique » à l’adjectif « flou ». Pour répondre à cette critique, le professeur Timothy Ross de l’Université du Nouveau-Mexique dit que la logique elle-même n’était pas floue, car ce que M. Lotfi Zadeh proposait était une façon de traiter des « ensembles flous », des collections d’informations dont les limites étaient vagues ou imprécises. Au fil des ans, la théorie de Lotfi Zadeh s’est avérée être une idée extrêmement influente.

Selon le site « scholar.google.com », le livre de Lotfi Zadeh intitulé « Fuzzy Sets » paru en 1965 a été cité dans plus de 90 000 ouvrages savants, et ses concepts mathématiques ont fourni de nouvelles façons pratiques dans la fabrication d’outils électroniques utilisés par le grand public, le monde du commerce, pour établir des prévisions météorologiques, etc.

Lotf-Ali Aliaskarzadeh (alias Lotfi Zadeh) est né le 4 février 1921 à Bakou, alors capitale de la République démocratique d’Azerbaïdjan, quelques mois avant que cette jeune république ne soit intégrée à l’Union soviétique. Son père, Rahim Aliaskarzadeh (1895-1980) est né à Ardabil, en Azerbaïdjan iranien. Pendant la Première Guerre mondiale, Rahim s’installa à Bakou. Il y monta une affaire à l’aide de ses amis et parents en Iran. En même temps, il fit des études à la Faculté des études orientales de l’Université de Bakou et travailla comme correspondant à Bakou des hebdomadaires publiés en Iran. Le père de Lotfi Zadeh se maria à Bakou avec une femme pédiatre de nationalité russe. Le couple et leur enfant restèrent à Bakou pendant quelques années jusqu’à l’époque de la politique de collectivisation de Staline qui débuta en 1929. En 1932, selon la décision de l’Union soviétique à propos des citoyens iraniens résidants dans les républiques soviétiques, ces derniers devaient choisir l’une des deux options : soit rester sur le territoire soviétique et en accepter la citoyenneté, soit quitter le pays immédiatement. La famille de Lotfi Zadeh décida de rentrer en Iran.

Lotfi Zadeh, qui avait fait ses premières études en russe à Bakou, rentra avec ses parents en Iran alors qu’il n’avait que dix ans. La famille s’installa à Téhéran. Lotfi Zadeh, qui parlait jusqu’alors azéri et russe, continua ses études à Téhéran, d’abord au célèbre lycée Alborz, où il apprit le persan et l’anglais. Il entra ensuite à la Faculté des techniques de l’Université de Téhéran où il obtint sa licence en génie électronique en 1942. 

Autoportrait. Le professeur Lotfi Zadeh était un photographe amateur avec un talent certain pour le portrait. Pendant sa carrière universitaire à Berkeley, il a photographié, entre autres, plusieurs présidents des Etats-Unis lors de leurs visites à cette université.

La vie américaine du grand scientifique commença en 1944. Après avoir été diplômé de l’Université de Téhéran, Lotfi Zadeh se rendit aux États-Unis pour y poursuivre ses études de master au Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Cambridge, dans l’État du Massachusetts, à proximité immédiate de Boston.

En 1947, Lotfi Zadeh emmena ses parents aux États-Unis et il commença également à travailler à l’Université de Columbia où il poursuivit ses études au niveau du doctorat. En 1949, il obtint son diplôme en génie électronique. En 1957, il devint professeur titulaire à l’Université de Columbia. Pendant cette période de sa carrière universitaire, il travailla aux côtés de son professeur, John Ragazzini (1912-1988). Ensemble, ils travaillèrent sur la « transformée en Z », un outil mathématique de l’automatique et du traitement du signal. L’automatique est une science mathématique qui traite de la modélisation, de l’analyse, de l’identification et de la commande des systèmes dynamiques, une science de base dans le domaine de la cybernétique. Ces travaux sur la « transformée en Z » sont devenus plus tard un standard du traitement des signaux numériques à l’intérieur des ordinateurs et autres équipements électroniques.

En 1959, Lotfi Zadeh déménagea à Berkeley et devint professeur à l’Université de Californie sur recommandation de M. Norbert Viner (1894-1964) mathématicien américain, théoricien et chercheur en mathématiques appliquées, connu comme le père fondateur de la cybernétique. Lotfi Zadeh eut quelques difficultés au début de son séjour californien, mais il sut s’adapter et resta professeur à l’Université de Berkley pour le reste de sa carrière.

 

Aujourd’hui, six grandes théories de Lotfi Zadeh sont connues dans le monde de la science. À l’heure actuelle, elles sont largement utilisées dans la science et l’industrie. C’est la théorie de la « logique floue » qui est mondialement connue, considérée comme révolutionnaire dans la science mondiale. Cette théorie a donné une nouvelle définition au concept mathématique de la « logique floue ». L’incorporation de la logique floue dans la science permet de mieux prendre en compte l’incertitude des processus en cours tant dans la nature que dans la société.

Elijah Polak, professeur émérite à Berkeley, qui a collaboré avec Lotfi Zadeh dans les années 1960, se rappelle d’une conversation avec Lotfi Zadeh lors dune promenade à travers le campus universitaire à l’époque où la théorie des sous-ensembles flous occupait l’esprit du scientifique. Le professeur Lotfi Zadeh lui dit : « Lorsque les gens garent leur voiture, ils tournent intuitivement le volant pour faire tourner légèrement les roues vers la gauche puis légèrement vers la droite avant de se garer dans une place de parking. » Puis, il s’adresse à Polak et lui dit : « La question est de savoir quel est ce légèrement ? »

Lotfi Zadeh a développé sa théorie des sous-ensembles flous comme un effort pour utiliser les mathématiques pour définir ce « légèrement », autrement dit pour expliquer mathématiquement ce que signifie des qualifications aussi imprécises et floues que « grand », « rapide », « beau » ou tout autre concept qui a des limites ambiguës sans qu’il y ait des contours précis. 

À l’origine, le professeur Lotfi Zadeh envisageait les sous-ensembles flous comme un simple cadre d’exploitation du langage. Mais l’idée s’est étendue à d’autres domaines. Cela pourrait permettre aux compagnies d’assurance d’évaluer les dommages après un tremblement de terre, par exemple. Les dommages sont-ils « sérieux », « modérés » ou « minimes » selon les règles de l’entreprise ? Des sous-ensembles flous et la logique floue pourraient aider. « Ils ont ouvert une toute nouvelle façon de traiter les problèmes où vous n’avez pas de données précises », expliquent les scientifiques qui travaillent sur l’application et les usages pratiques de la logique floue.

La méthode pourrait également aider à construire des machines et des équipements électroniques qui passent graduellement d’un état à un autre, comme une boîte de vitesse d’une automobile qui passe « doucement » de la première à la seconde, ou un thermostat qui va progressivement du « chaud » au « froid ». Le chaud et le froid n’ont pas besoin d’être définis avec précision. Ils pourraient exister dans un continuum.

Bien que la théorie de Lotfi Zadeh n’ait pas été acceptée pendant longtemps par la communauté scientifique américaine, elle a attiré l’attention des scientifiques japonais dans les années 1980. Ces derniers ont décidé de tirer parti de cette théorie exceptionnelle et révolutionnaire. L’introduction de la théorie de Lotfi Zadeh dans l’industrie nipponne a apporté des milliards au pays. Il est intéressant de rappeler que le poids économique et financier du Japon s’est affirmé exactement au début des années 1980. Aujourd’hui, nous en voyons le résultat : des entreprises géantes du pays du Soleil-Levant comme Mitsubishi, Toshiba, Sony, Canon, Sanyo, Nissan, Honda, Toyota, etc. ont exploité la théorie de la logique floue dans la fabrication de caméras, appareils photo, machines à laver, fabrication d’automobiles et de trains, climatiseurs et thermostats, cuiseurs à riz, aspirateurs et hélicoptères sans pilote, systèmes de freinage antidérapants… Dans les années 1980, les ingénieurs de la ville de Sendai, au Japon, ont intégré la logique floue dans la conception du nouveau métro de la ville, en l’utilisant pour programmer les démarrages et les arrêts du système.

Dès lors, les Américains ont commencé à comprendre et à apprécier la valeur de cette théorie. De nos jours, cette théorie est largement utilisée dans les processus de production par General Motors, General Electric, Motorola, Dupont, Kodak et d’autres. L’Administration nationale de l’aéronautique et de l’espace (NASA) explore, conçoit et met en œuvre des systèmes de gouvernance basés sur ces théories. Cette théorie est utilisée également en économie, en psychologie, en linguistique, en politique, en philosophie, en sociologie…

Le travail scientifique de Lotfi Zadeh dans le domaine de la création de systèmes de contrôle, d’information et de communication numérique est connu sous le nom de « transformée en Z ». La logique floue reste aujourd’hui une partie dynamique des mathématiques appliquées du monde moderne.

En reconnaissance de son travail, le professeur Lotfi Zadeh reçut plus de 50 prix d’ingénierie et d’études scientifiques. De 1963 à 1968, il fut président du Département de génie électrique de Berkeley, ce qui l’aida grandement à se recentrer sur l’informatique. Il en profita aussi pour pouvoir offrir à ses étudiants l’un des meilleurs programmes universitaires de sciences informatiques au monde.

Lotfi Zadeh prit sa retraite en 1991, et s’installa définitivement à San Francisco. Lotfi Zadeh décéda à 96 ans le 6 septembre 2017 aux États-Unis. Le scientifique avait exprimé le souhait que son corps soit inhumé après sa disparition dans sa ville natale, Bakou. Les funérailles eurent lieu le 29 septembre après une cérémonie d’adieu officielle.

Cette photographie montre M. Lotfi Zadeh dans sa chambre alors qu’il était étudiant à Téhéran. A l’époque, ses parents avaient émigré aux Etats-Unis. Lotfi Zadeh travaillait en vue de gagner assez d’argent pour les rejoindre. Sur le mur, un mot en russe est lisible, qui signifie « SEUL ».

Pendant une longue période, la plupart des collègues universitaires de Lotfi Zadeh aux États-Unis ont continué à exprimer leur mépris envers ses théories liées à la logique floue. L’ingénieur électricien Rudolph Kalman (1930-2016), professeur à l’Université Stanford, avait qualifié la logique floue d’« une sorte de bassesse scientifique ». Le mathématicien et informaticien William Kahan (né en 1933), professeur à Berkeley, l’a rejetée comme « la cocaïne de la science ». Mais Lotfi Zadeh ne se découragea pas. « Il a toujours pris la critique comme un compliment », a déclaré Stuart Russell (né en 1962), un professeur informaticien de Berkeley qui a travaillé à côté de Lotfi Zadeh pendant de nombreuses années, et qui est connu lui aussi pour sa contribution à l’intelligence artificielle. « La critique signifie que les gens prennent en considération ce que vous leur avez dit », disait le professeur Lotfi Zadeh.

Une nuit de juillet 1964, le programme qu’il avait d’aller dîner dehors étant annulé, Lotfi Zadeh se retrouva seul dans l’appartement new-yorkais de ses parents. À cette époque-là, lui et sa femme qu’il avait rencontrée à Téhéran avaient deux enfants. Le scientifique était un joueur de tennis talentueux et un photographe amateur avec un bon talent pour les portraits. Il écrit lui-même dans son journal qu’il menait « beaucoup de réflexions sur les problèmes de base dans l’analyse des systèmes, en particulier la question de l’imprécision et l’ambiguïté des frontières d’un ensemble », c’est-à-dire l’échec de la perception du monde quand on veut la conformer à la logique classique booléenne, ce qui veut dire la logique informatique de variable à deux états : un état vrai (1) et un état faux (0). Le vrai ou le faux, le noir ou blanc, le zéro ou un mathématique.

« C’est à ce moment-là que le concept simple d’un ensemble flou m’est apparu », a rappelé Lotfi Zadeh. « Il ne m’a pas fallu longtemps pour rassembler mes idées et écrire un article sur le sujet. » Publié à l’été 1965 dans la revue scientifique « Information and Control », l’article commençait par une brève explication de ce que Zadeh considérait comme « flou » :

« Par exemple, la catégorie des animaux comprend dans notre esprit clairement les chiens, les chevaux, les oiseaux, etc., et exclut clairement les objets tels que les roches, les fluides, les plantes, etc. Cependant, dans notre esprit, des objets tels que les étoiles de mer, les bactéries, etc. semblent être intégrés difficilement dans la catégorie des animaux. Le même type d’ambiguïté se pose dans la catégorie de tous les nombres réels qui sont beaucoup plus grands que 1. Idem pour ce qui constitue dans notre esprit la catégorie des belles femmes. Il n’en demeure pas moins que ces “catégories” imprécises jouent un rôle important dans la pensée humaine, notamment dans les domaines de la reconnaissance des formes, de la communication de l’information et de l’abstraction. »

L’argument de Zadeh ressemblait à une idée qu’Albert Einstein avait exprimée quatre décennies plus tôt, dans son livre « Géométrie et expérience ». « Pour autant que les lois des mathématiques se réfèrent à la réalité, elles ne sont pas certaines, et autant qu’elles soient certaines, elles ne se réfèrent pas à la réalité », écrit Einstein.


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