N° 148, mars 2018

Paul Gauguin
Exposition au Grand Palais, Paris, 11 octobre 2017- 22 janvier 2018
Un artiste en fuite et en quête permanente de lui-même


Jean-Pierre Brigaudiot


Affiche de l’exposition “Paul Gauguin”

Gauguin, l’homme, le peintre, le sculpteur, le céramiste, le graveur, bien qu’assez longtemps resté plus ou moins proche des impressionnistes et surtout de Pissaro, échappe délibérément aux mouvements et aux groupes artistiques de son temps, même s’il les a côtoyés, même s’il a éventuellement adhéré et participé à leurs activités, échappe et déborde car son œuvre n’est point réductible à l’un de ceux-ci. Dès la seconde moitié du dix-neuvième siècle, l’art, en France, est entré dans une phase de grandes mutations et d’interrogations sur sa propre nature comme sur ses finalités. Différents mouvements et écoles vont surgir et se tuiler, riches en substrats théoriques et esthétiques. Ainsi, certains artistes vont s’installer dans, par exemple, l’impressionnisme ou le symbolisme, alors que d’autres ne feront que passer là pour aboutir tout à fait ailleurs. En cette époque la question du réel se pose, avec évidemment celle de sa représentation. La photographie (pas encore reconnue comme art) y est certes pour quelque chose en offrant son réel « indéniable », celui de l’objectif, réel bien différent de celui proposé par la peinture. Pour certains artistes, cette profusion de mouvements et d’écoles sera un tremplin pour aller plus loin vers l’invention et la réinvention de l’art, en empruntant le chemin de la dissidence par rapport à l‘Académie encore omniprésente. Ce qui conduira à de véritables révolutions du concept d’art - Picasso et Braque en sont des exemples guère plus tardifs. La scène artistique de l’époque où va œuvrer Gauguin n’est donc pas homogène et pour ceux des artistes qui entrent en dissidence en n’empruntant pas les voies de l’Académie, il faut penser l’art comme étant singulièrement différent ; penser en termes de ruptures.

 

Photos : Exposition Paul Gauguin au Grand Palais, Paris

Peindre la peinture autrement

 

Si un artiste contemporain de Gauguin comme Van Gogh échappe à son époque par sa folie, par un isolement social et psychologique dramatique, Gauguin ne cessera de fuir les dogmes instaurés et de se fuir physiquement pour aller toujours et encore voir ailleurs ; il est en quelque sorte un nomade de corps et d’esprit qui cherche cet ailleurs, qui cherche ce qui diffère de ce qu’il pense être et de là où il se trouve. La quête est certes celle de lui-même, qu’il voudrait autre, celle également d’un passé et de civilisations déjà fort mises à mal par « le progrès » colonial, quête également d’un Eden mythique et quête de nourritures spirituelles et formelles pour son œuvre. Ce que cherche cet artiste, c’est l’autrement, peindre autrement, dire autrement le monde, mais également vivre autrement que dans son cadre originel, une quête sans fin, pour lui, vers un passé à jamais révolu, un mode de vie que la « civilisation » a éradiqué, vers un rêve également, celui d’un homme bien singulier qui revitaliserait sa propre civilisation allant s’affaiblissant. Un tel choix n’est pas facile, et ce que l’histoire de l’art appelle les innovations en peinture n’a pas été reçu comme tel par le monde de l’art. Bien peu d’acteurs audibles de ce monde de l’art ont pris position pour défendre les impressionnistes ou Van Gogh, et bien d’autres encore dont Gauguin. Il a fallu de l’opiniâtreté et même du courage à ceux qui ont soutenu les artistes novateurs de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième, défendre ceux-ci contre des détracteurs acharnés et détenteurs de vérités absolues, le public et les professionnels de l’art.

Un destin tragique et une grave absence de reconnaissance de sa peinture.

 

Paul Gauguin, 1848-1903. Débute une vie active et prospère comme agent de change. La peinture le gagne aux alentours de ses 25 ans et il est autodidacte, ce qui est important et déterminant puisqu’il ne reçoit pas de formation académique et de ce fait est davantage prédisposé à l’expérimentation, en tous cas son potentiel créatif est peu encombré de savoir-faire normé. L’impressionnisme l’attire et l’exposition actuelle du Grand Palais témoigne de son influence durable sur la peinture de Gauguin. Ses liens avec Pissarro et Degas lui permettront à la fois une initiation, puisqu’il est autodidacte, et une adhésion à un mouvement novateur. Lorsqu’il commence à exposer c’est avec les impressionnistes. Ensuite, il entame une quête qui sera sans fin, celle de l’autre, sous toutes ses formes : autres cultures, autres civilisations, autres modes de vie et en l’autre, il se cherche sans fin, persuadé de son propre génie. Voyages, puis une rencontre qui sera déterminante : celle d’Emile Bernard, le peintre, et séjour commun en Bretagne à Pont Aven. Epoque où le japonisme s’ancre fortement en France et apporte avec lui une représentation du réel qui va permettre une ouverture à des changements importants puisque l’art extrême-oriental ne connait pas les mêmes règles de figuration du réel et de l’espace que celles en vigueur en France. Gauguin commence à interroger le potentiel de renouveau de l’art occidental à travers les autres civilisations et zones géographiques. Cet intérêt pour les arts autres lui vaudra le label de peintre primitiviste dont l’intérêt se porte autant sur les formes d’art de ces civilisations souvent éteintes ou en voie d’acculturation que sur leur symbolique. Séjour aux Antilles, retour à Pont Aven où avec Emile Bernard, ils veulent aller au-delà de ce que put proposer l’impressionnisme, dont la dissolution de la forme par la lumière : cela se traduit avec Gauguin, par une affirmation du cerne autour des figures, des couleurs vives, de grands aplats et un dispositif formel synthétique. En cette petite Ecole de Pont Aven, Gauguin joue un rôle de leader, même si la peinture produite en cette école n’est pas homogène et varie selon les membres. Séjour tragique à Arles auprès de Van Gogh. Situation critique de Gauguin qui ne vend guère ses œuvres. 1891-1893, séjour à Tahiti où il travaille avec acharnement dans un contexte de vie plus facile qu’en France. Son retour en France est catastrophique du point de vue de la reconnaissance de sa peinture comme au plan financier. Il part à nouveau pour Tahiti où il souffre de manière persistante de l’absence de reconnaissance de son art, tant au plan local que par la métropole où seuls quelques critiques d’art et marchands portent de l’intérêt à son œuvre. A Tahiti puis aux Iles Marquises, se voulant lui-même « sauvage », il mène néanmoins une vie amoureuse intense, se mêlant aux populations autochtones. Il fuit ou se fuit finalement vers les Iles Marquises, son paradis terrestre, où il meurt en 1903.

 

La peinture : au croisement d’une pluralité de tendances et mouvements.

 

L’exposition du Grand Palais semble assez profuse et exhaustive pour que le visiteur puisse se représenter l’ensemble de la démarche de Gauguin, ceci à partir d’un accrochage chronologique constitué essentiellement de petites œuvres. L’espace des salles est coupé de la lumière du jour, ce qui évite certes les éclairages variant avec le temps au dehors et l’heure. Comme quasiment toujours, pour ces expositions de l’art du passé, c’est un peu la cohue et atteindre les œuvres nécessite de se faufiler entre les groupes compacts des visites guidées. Gauguin est avant tout connu du large public pour sa peinture aux formes et figures cernées, cloisonnées, avec des couleurs vives, figures humaines exotiques ou natures mortes, celles-ci restant très cézaniennes. Un label va émerger pour désigner cette manière de peindre partagée notamment avec Emile Bernard : le synthétisme. Cela signifie une simplification des formes et des couleurs, ces dernières étant assez vives et arbitraires, sinon décoratives (une anticipation annonçant l’expressionnisme comme le fauvisme). Selon les œuvres et l’éclairage, il arrive que des jaunes et ocre jaune évoquent soudain une certaine peinture symboliste ou même une peinture de l’art nouveau, voire les arts décoratifs du début du vingtième siècle. Gauguin lui-même revendiqua cette dimension symboliste tant pour ses œuvres de Pont Aven que pour celles peintes à Tahiti ou aux Iles Marquises. Et à revoir l’œuvre de Gauguin en cet accrochage du Grand Palais, la question peut se poser d’une similitude de la vision du monde de cet artiste peignant à Pont Aven ou peignant à Tahiti. Finalement, entre les Bretonnes de Pont Aven, à la fin du dix-neuvième siècle, et la nudité des Tahitiennes, le propos sur la peinture et la vision du monde sont comme mêmes. La lumière contribue indéniablement à cette relative similitude : la lumière bretonne est très particulière et éclaire le monde visible très différemment que ne peut le faire la lumière grise de Paris ou celle du soleil méditerranéen. La lumière de Tahiti joue peut-être d’une certaine manière comme celle de Pont Aven. Sauf exception, les formats sont de petites et moyennes dimensions, ceci étant sans doute pour partie dû au fait qu’il ne s’agit plus de peinture d’atelier faite d’après les pochades réalisées sur le vif, même si l’exposition montre un certain nombre d’études dessinées. C’est au cours de ce dix-neuvième siècle que beaucoup de peintres ont décidé de travailler totalement sur le vif, pour, comme les impressionnistes, capturer l’instant authentique, une certaine réalité et une immédiateté que la peinture d’atelier, si savante soit-elle, ne saurait rendre du fait d’une mise à distance du sujet à travers les procédures d’élaboration du tableau. D’autre part, la peinture de Gauguin n’est assurément pas une peinture d’atelier de celle qui s’élabore sur une longue durée. Lorsque les couleurs sont les plus vives, dans les périodes de Pont Aven comme dans celles de Tahiti, Gauguin prépare déjà un peu ce que sera l’expressionnisme au début du vingtième siècle. Certes, il est assez fréquent de trouver en une œuvre picturale un certain nombre d’affinités avec des œuvres qui l’ont précédée, mais on y trouve également des annonces de ce qui va suivre ; sans doute en va-t-il ainsi d’œuvres assez fortes pour aller au-delà de celles qui les ont précédées tout en annonçant d’autres qui vont suivre. Ici l’œuvre de Gauguin semble se placer à un point de confluence, à la fois par ce qu’elle est en tant que peinture et sans doute en raison de son placement dans le temps.

Une pratique artistique hétéromorphe

 

L’exposition rappelle avec force la multiplicité des pratiques développées par Gauguin et fait la part belle aux sculptures, aux céramiques, à l’impression d’art et au dessin. La céramique, les objets et sculptures en différentes terres cuites, les objets utilitaires témoignent à la fois de la vie de Gauguin, de ses migrations et rencontres de lieux proches où situés à l’autre bout du monde, mais aussi de son mode de vie au cœur duquel il situe largement ses épouses ou compagnes, celles qui sont au cœur même de son œuvre. Et ici, en céramique autant qu’en peinture, l’œuvre fourmille de symboles, ceux de la chrétienté ou ceux des civilisations polynésiennes, mais aussi ceux issus de la civilisation grecque par exemple. La céramique pratiquée par Gauguin a cette caractéristique de se donner davantage comme objet d’art, c’est-à-dire sculpture, que comme objet fonctionnel. Gauguin, en cette diversité formelle et technique qu’il met en œuvre, se montre particulièrement inventif, étonnamment inventif pour un autodidacte, pourrait-on penser. Mais l’autodidacte n’est point enfermé par le savoir faire dans la seule technique, et le domaine de la terre modelée, enrichie d’ajouts divers, cuite et recuite, vernie partiellement, est sans cesse celui de l’invention et de la pure création.

Par ailleurs, Gauguin va pratiquer la sculpture à proprement parler, le plus souvent sur bois, en petites ou en grandes dimensions, une sculpture où une certaine brutalité formelle va de pair avec la morphologie des Tahitiennes, sculpture qui se donne fréquemment comme totémique et symbolique, bois brut ou polychromé. Et les techniques d’impression pratiquées par Gauguin se montrent tout autant inventives et innovatrices. L’œuvre imprimée, les estampes sont d’abord gravées sur zinc avant que l’artiste ne passe au bois gravé qui donne par nature au trait et aux figures un aspect à la fois expressif et rustique. Puis Gauguin pratique le monotype et l’empreinte où il opère en une succession de reprises. C’est un travail remarquable. En céramique et dans le domaine de l’impression, les œuvres apparaissent comme étant une suite d’expérimentations, de recherches et d’inventions. Cela donne et renforce de Gauguin une image d’artiste boulimique, comme il en sera de Picasso et de sa capacité créatrice, de l’expérimentation et de la fuite permanente vers un

ailleurs ; dès lors, on pourrait rêver d’un Gauguin qui, n’ayant pas été dans une situation financière aussi difficile, aurait pu se procurer tous les matériels et matériaux répondant à son besoin

de créer.

 

Gauguin, artiste génial et mal reçu par le monde de l’art de son époque

 

Gauguin a produit une œuvre magnifique qui déborde les catégories mises en place par l’histoire de l’art, œuvre impressionniste pour partie, il a fait partie de l’Ecole de Pont Aven, elle est également symboliste, primitiviste, synthétiste, quelquefois elle est proche de la peinture des nabis et rencontre le japonisme. Cette œuvre est marquée par une grande inventivité qui en fera longtemps une référence pour les artistes des générations suivantes, œuvre dont on retrouve ainsi les traces dans des mouvements artistiques bien postérieurs à sa réalisation. C’est autant par ses formes et leur organisation, par ses couleurs, par sa manière d’aller à l’essentiel en éradiquant l’anecdotique que par ce qu’elle implique comme postures dans la représentation du visible que cette œuvre résonne si fort. Visitant cette exposition, j’ai rencontré bien davantage d’allusions et d’accointances de cette œuvre que ne le disent les cartels et le catalogue ; ainsi, la couleur vive en aplat fait soudain surgir la miniature persane, comme elle a pu le faire pour Klimt ou d’autres encore. Est-ce cela une œuvre géniale : être singulière et inventive, et porter en elle une multiplicité d’allusions au meilleur de l’art du monde entier ? Le propos de cette œuvre est ainsi unificateur : nous sommes tous humains, notre vie et notre mort sont mêmes pour chacun de nous.

Exposition fort riche en découvertes et redécouvertes, exposition conforme aux capacités d’accrochage des salles du Grand Palais, judicieusement parsemée d’œuvres d’artistes proches de Gauguin, exposition bien documentée sans n’être que cela. Aux œuvres s’ajoutent quelques vidéos qui y donnent autrement accès, plus pédagogiquement, ce qui n’est pas rien en muséologie. La RMN (réunion des monuments nationaux), dont fait partie le Grand Palais témoigne ici d’un remarquable professionnalisme ! Le catalogue, évidemment, est magnifique mais très onéreux et, heureusement, un certain nombre de fascicules liés à des mensuels artistiques offrent une

alternative allégée à ce catalogue.


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