N° 148, mars 2018

Entretien avec Mohammad-Reza Bâghbân Karimi
Un Zanjânien écrivain et chercheur en langue et littérature turco-azéries


Entretien réalisé par :
Mahnaz Rezaï
Traduction par :

Khadidjeh Nâderi Beni


Né en 1955, Mohammad-Rezâ Bâghbân Karimi est l’auteur de Negâhi be târikh adabbiât-e Azarbâïdjân (Regard sur l’histoire de la littérature de l’Azerbâïdjân) en six volumes, l’œuvre la plus exhaustive en la matière et unique en son genre. Chercheur et écrivain, M.-R. Karimi a également reçu un doctorat honoris causa en langue et littérature turques grâce à ses nombreuses publications dans ce domaine. D’ethnie azérie, il a compilé une centaine de livres ayant majoritairement pour thèmes la culture et la littérature azéries. En outre, collaborateur permanent de plusieurs revues régionales et nationales, il est l’auteur de nombreux articles publiés en Iran et à l’étranger.

M.-R. Karimi se consacre également à la correction d’ouvrages classiques et à la traduction. Parmi ses corrections, on peut citer le Moghaddamat-ol-adab de Zamashkhari. En tant que traducteur, il a notamment traduit des écrivains turcs dont Yâshâr Kamâl. Son ouvrage le plus récent nommé Un regard sur la littérature d’Azerbaïdjân sera bientôt publié en persan, turc et anglais. Citons quelques-uns de ses ouvrages :

 - Ouldouzlâr alanir, étude critique sur la littérature contemporaine d’Azerbaïdjân. (2017)

- Farhang va adab-e Azarbâïdjân (La culture et la littérature de l’Azerbaïdjân) (2003)

- Zabân-e torki dar boote-ye zabânshenâsi tatbighi (Le turc dans une perspective de linguistique comparée) (1998)

- Adabbyât-e bâstân-e Azarbâïdjân (La littérature antique de l’Azerbaïdjân) (1978)

- Emâdoddin Nassimi (1977)

- Poèmes azéris (1975)

Accessoirement, diplômé en ingénierie mécanique et ingénieur en activité, il a également dirigé quelques projets industriels et fondé plusieurs usines un peu partout en Iran.

Commençons par votre livre concernant la littérature de l’Azerbaïdjân. Il s’agit d’un ouvrage en six volumes et en langue persane publié en 2005. Quel est l’état des lieux des ouvrages publiés en la matière ? Comment voyez-vous la situation de l’historiographie de la littérature azérie en Iran ?

Mohammad-Reza Bâghbân Karimi : De nombreux ouvrages concernant l’histoire de la littérature azérie ont déjà été publiés et le mien n’est pas la première tentative dans ce domaine, mais j’ose dire qu’elle est la plus exhaustive et donc, unique en son genre. Parmi ces ouvrages déjà publiés, il y a notamment Azerbaïdjân adabiâtouna bir bakak (Survol de la littérature d’Azerbaïdjân). C’est un recueil biographique compilé par Javâd Hey’at en deux volumes dont le premier volume a été publié en Iran et le deuxième à Bakou en 1998.

Un autre ouvrage a été publié en 1999 en six volumes : Tazkareye Shâ’erân-e Azerbaïdjân (Biographie des poètes d’Azerbaïdjân). Il présente de nombreux poètes azéris anciens et modernes.

L’autre ouvrage en la matière a été édité par Yahyâ Sheydâ en trois volumes. Il s’agit d’Adabiât odjâghi (Le foyer de la littérature), publié en 1993, qui présente des poètes azéris de la jeune génération.

Il y a une quinzaine d’œuvres compilées par les chercheurs et écrivains de la République d’Azerbaïdjân au sujet de l’histoire de la littérature azérie iranienne. Parmi ces livres, on peut citer celui de Fereydoun Koutchalli imprimé avant la Révolution constitutionnelle persane (1905-1911). Le livre comprend surtout des renseignements historiques concernant la vie et la pensée d’un grand nombre de poètes azéris d’Iran.

Dans l’ensemble, les ouvrages concernant l’histoire de la littérature azérie sont rédigés en trois langues, le persan, l’arabe et l’azéri. Certains ouvrages littéraires ont été rédigés dans ces trois langues. Parmi eux, on peut citer le Kashkoulnâmeh de Hakim Hadadji. C’est un recueil poétique qui renferme des poèmes trilingues. On peut également mentionner des poètes et auteurs comme Mohammad Fozouli et Emâdoddin Nassimi qui ont composé des poèmes en persan, en arabe et en turc. 

Mon ouvrage, en persan, devait d’abord être publié en douze volumes, mais après une révision finale, il est finalement sorti en six volumes.

 

Pouvez-vous nous parler de vos sources et références et quelles en sont les plus importantes ?

  1. K. : La plupart des sources utilisées sont en persan aussi bien qu’en turc, et j’ai également profité d’ouvrages disponibles en anglais. Je dois souligner que certaines œuvres azéries ont été, durant plusieurs années, parmi les livres les plus lus en Iran. C’est le cas pour le recueil poétique de Molânâ Mohammad Fozouli, composé il y a plus de 160 ans et qui demeure le livre le plus vendu en littérature azérie. Il y a aussi le recueil poétique de Moujez Shabestari qui a été réédité plus de cent fois. J’ai également pu bénéficier d’ouvrages en orthographe krill, publiés en Turquie et en Azerbaïdjân, puisque j’ai appris l’orthographe krill de façon autodidacte, quand j’étais étudiant.

 Combien de temps avez-vous consacré à cette recherche et à la rédaction de cet ouvrage ?

  1. K. : Dans l’ensemble, j’ai consacré vingt ans de ma vie à la production de ce livre. Durant ces années, j’ai lu les sources, les ai traduites, j’ai pris des notes, en un mot j’ai élaboré les renseignements nécessaires pour mon ouvrage. Durant cette période, j’ai publié des articles, mais aussi des livres avec pour sujet la littérature azérie, notamment Adabbyât-e bâstân-e Azarbâïdjân (La littérature antique de l’Azerbaïdjân) publié en 1978, Emâddoddin Nassimi publié en 1977 et Ashiq-hây-e Azarbâïjân (Les Ashik d’Azerbaïdjân) en 1975. Le mot Ashik est un terme d’origine arabe signifiant amoureux. Dans la culture azérie, ce mot désigne ces artistes singuliers qui sont à la fois poètes, chanteurs, compositeurs et joueurs de luth.

Depuis la victoire de la Révolution islamique, je collabore régulièrement avec les revues et magazines littéraires du pays, autant la presse nationale que la presse locale à Zanjân et j’ai eu l’opportunité de publier de nombreux articles concernant la littérature et la culture azéries. En 1996, j’ai commencé à organiser mes données. De 1996 à 2001, j’ai consacré tout mon temps à organiser, rédiger et corriger cet ouvrage. Il y avait également le travail typographique et de mise en page. J’ai finalement publié l’ensemble en six volumes en 2003.

 

Mohammad-Reza Bâghbân Karimi

Êtes-vous attaché à la littérature persane ? Connaissez-vous les littératures étrangères aussi ?

  1. K. : Je me suis très tôt intéressé à la littérature persane. Au début des années 70, - j’étais alors lycéen -, je lisais avidement les chefs-d’œuvre persans. Je suivais également l’actualité littéraire contemporaine en lisant des magazines et en me procurant les nouveautés littéraires. Aujourd’hui encore, je consacre beaucoup de mon temps à étudier la littérature classique et moderne et j’ai l’audace de dire que je connais les poètes et écrivains de la littérature persane. Quant aux littératures étrangères, je lis des œuvres de langue anglaise et avec ma maîtrise relativement bonne de l’allemand, j’ai également accès à la littérature allemande.

 

Comment jugez-vous la situation actuelle de la littérature turque ?

  1. K. : Je dois avant tout expliquer que nous parlons ici de la littérature azérie de l’Iran. La région « turque » comprend une vaste étendue allant de la Chine jusqu’aux Balkans. Mais pour répondre à votre question, je dois préciser que les littératures persane et azérie ont les mêmes soucis car elles proviennent d’une même société, celle de l’Iran.

Si l’on compare la situation actuelle des deux littératures, je dirais que la littérature azérie est plus dynamique et va plus vite. Plusieurs critères appuient cette prétention, notamment le nombre élevé des poètes et écrivains azéris de la jeune génération. En outre, il faut souligner que la littérature azérie n’est pas officiellement reconnue en Iran. On ne l’enseigne ni dans les écoles, ni dans les universités, et malgré tout, on constate son développement et sa popularité auprès des jeunes Iraniens azéris.

 

Comment appréciez-vous la réception des lecteurs et le marché des livres littéraires azéris ?

  1. K. : Vous savez très bien que, de nos jours, avec l’avènement des nouvelles technologies, le livre papier est moins publié. Aujourd’hui, même les livres les plus lus sont publiés à petit tirage. En effet, vu le prix très faible, le livre numérique a fortement gagné en popularité, surtout chez les lecteurs de la jeune génération. Il est cependant intéressant de noter, sur ces dernières années, le développement du marché des livres en langue turque. Par exemple, à l’occasion de la Foire du Livre de Tabriz, j’avais publié, à relativement fort tirage, huit de mes ouvrages qui se sont vendus durant les trois premiers jours de l’exposition. Évidemment, les livres écrits en langue azérie portent pour la plupart sur la littérature et plus particulièrement la poésie, tandis que les livres persans touchent tous les champs, scientifique, culturel, social, politique, etc.

 

Est-ce que la littérature azérie a été influencée par d’autres littératures dont la persane ?

  1. K. : Comme vous le savez, la langue est comme un être vivant qui exerce des échanges inter-linguistiques issus des rapports entre les communautés. L’azéri a subi diverses influences et il a réalisé de nombreux échanges linguistiques avec le persan. Certaines œuvres turques sont très connues des lecteurs persans. C’est le cas pour les ouvrages d’Orhan Pamuk. En Iran, tous ses livres ont été traduits en persan et sont bien vendus. Au cours de la Révolution constitutionnelle, on chantait les poèmes de Nâmegh Kamâl et Tofigh Fekrat [1]sur le front.

 

En analysant les poèmes azéris, on se rend compte qu’il y a des ressemblances entre les formes poétiques azéries et persanes ; par exemple, le ghazal (forme lyrique), ou l’auto-dénomination poétique dans le dernier vers, etc. Est-ce qu’à votre avis, les formes poétiques azéries ont été inspirées par la poésie persane ?

  1. K. : Avant de répondre à votre question, je dois préciser que les formes poétiques de la poésie classique persane ont été inspirées de l’arabe. En fait, notre conception persane et les notions comme la syllabe, les métriques, le rythme, etc., sont majoritairement empruntés à la prosodie arabe. Plusieurs formes poétiques comme le ghassideh, le ghazal, le robâï (un type de quatrains) proviennent de l’arabe. Ghatrân Tabrizi (1009-1072) a été le premier poète azéri à avoir composé des poèmes en persan moderne [2]et son Divân en persan est assez connu. Il a même compilé un dictionnaire persan. En outre, les grands poètes persans s’intéressent de plus en plus au style de la poésie persane d’Azerbaïdjân qui devient très populaire grâce à de grandes figures, dont Nezâmi, Khâghâni et Abou Alâ. La plupart des historiographes dont Shafi’i Kadkani et Sirous Shamissâ ont affirmé l’essor du style persan d’Azerbaïdjân surtout à partir du XIIIe siècle, une période charnière où le turc commence à dominer dans cette région.

Dans les poèmes de Nezâmi, on peut voir le mot « turc » et ses composés comme : torkân (les Turcs), torkvash (comme le Turc), torktâz (assaillant), etc. Dans un de ses poèmes, il compare le prophète à un Turc (fort et sage) et son ascension au ciel (Me’râdj) à un torktâzi (assaut). En fait, les mots torktâz et torktâzi ont pris une conception positive dans la poésie de Nezâmi.

En tout cas, je pense que l’écrivain est responsable de ce qui se passe en son temps. La littérature doit chercher à faire évoluer le lecteur dans sa conception du monde. Dans l’introduction de mon livre publié juste après la victoire de la Révolution, j’écris que si la littérature ne sert pas à modifier et réformer ses lecteurs, elle doit être étouffée. En fait, elle doit provoquer l’émotion chez le lecteur, le divertir et le faire réfléchir. A mon sens, dans la littérature azérie, la plupart desdits objectifs ont été atteints avec succès.

Mais revenons à votre question sur les formes poétiques azéries ! Certaines formes poétiques de la poésie azérie sont créatives. Par exemple, le masnavi persan consiste en de longs poèmes lyriques et narratifs ou didactiques, où la disposition des rimes est identique. C’est le cas pour le Shâh-Nâmeh de Ferdowsi qui comprend plus de 60 000 distiques, ayant tous le même rythme et cette monotonie le rend parfois fatiguant. Mais le masnavi en turc azéri est différent. On y voit des changements de rythme et de formes en harmonie avec le contexte. Par exemple, la forme masnavi se transforme en ghazal à l’endroit où se produit un apogée émotionnel. On voit cette démarche dans de nombreux recueils poétiques dont les poèmes de Hakim Hidadji et ceux d’Abolghâssem Zanjâni dans son Behzâdi Nâmeh. On peut comparer ces poèmes aux chansons des ashighlik d’Azerbaïdjân dans lesquelles les Ashik (chanteur/récitant) ponctuent la déclamation avec des chants et de la musique (du luth) lors des passages émotionnellement intenses.

 

A votre avis, peut-on trouver des influences de la langue et la littérature françaises dans l’azéri ?

  1. K. : Oui, certainement ! Taghi Ra’fat, le précurseur de la nouvelle poésie azérie, connaissait très bien le français. D’autres grandes figures contemporaines comme Habib Sâher, Saïd Salmâssi ou Shams Kassâï maîtrisaient bien le français et de ce fait, on peut déceler des traces de français dans la culture azérie.

 

Monsieur Karimi, vous êtes considéré comme un chercheur azéri qui a porté une attention particulière à sa langue maternelle au travers de ses nombreux ouvrages. L’exemple le plus éloquent est votre livre Anadili (Langue maternelle) qui porte sur l’enseignement de la langue azérie aux enfants. Vous êtes également parmi les professeurs qui croient à l’enseignement de la littérature azérie dans les universités et grâce à vos efforts, les étudiants en licence à l’université de Tabriz peuvent désormais suivre des cours de littérature azérie. A votre avis, quel est l’intérêt et l’importance de la langue maternelle en général ?

Couverture du 2e volume du livre Negâhi be târikh adabbiât-e Azarbâïdjân (Regard sur l’histoire de la littérature de l’Azerbâïdjân)
  1. K. : Vous savez que la langue n’est pas seulement un système de signes et de sons. Elle formule la pensée et la vision du monde d’un peuple. La langue maternelle est un marqueur d’identité de toute personne. C’est l’avis non seulement des linguistes mais aussi des psychologues, des anthropologues et des sociologues ; la langue maternelle forme l’identité culturelle de toute personne. Chomsky considère que la langue est l’un des éléments qui définissent la personnalité.

Les linguistes comparent la langue à un train qui se compose de plusieurs wagons, chacun renfermant une partie du corps de la langue dont l’histoire, la littérature, les coutumes, la géographie, etc. Là où une langue disparaît, ledit train s’arrête d’avancer. Dans le monde, il y a six mille langues vivantes et donc, six mille trains dotés chacun de plusieurs wagons qui forment une grande diversité de cultures humaines. Selon les experts, on doit se lamenter sur le sort de toute langue autochtone qui cesse d’être.

 

Que pensez-vous de la préservation des langues régionales dont l’azéri en Iran ?

  1. K. : A Zanjân, j’ai collaboré pendant plusieurs années avec le magazine Omid (Espoir) dont j’étais responsable de la section littéraire (en persan et en turc). Durant cette période, il m’est arrivé de rencontrer des jeunes qui se plaignaient de ne pas pratiquer leur langue maternelle à la maison. Le malheur, c’est que de nos jours, les parents pratiquent le persan à la maison et de ce fait, leurs enfants n’apprennent plus le turc azéri, qui est comme un patrimoine d’héritage. Un institut des langues étrangères à Zanjân a récemment fait un sondage sur l’influence de la langue maternelle sur le taux de l’apprentissage chez près de 2 000 apprenants. Les résultats sont significatifs : parmi les gens interrogés, plus de 70% de ceux qui ont appris et pratiquent leur langue maternelle dans leur environnement familial, sont classés premiers ou seconds dans les examens. Ils comprennent également plus rapidement les notions physiques et mathématiques.

Ce sont les raisons pour lesquelles j’ai toujours eu le souci de la préservation de la langue maternelle, non seulement chez les Azéris mais chez tous les peuples d’Iran qui pratiquent une langue régionale. L’azéri forme une grande partie de mon identité, je la respecte et je tente de la sauvegarder et de la diffuser.

Toujours au sujet du rapport entre la langue maternelle et l’identité, je me permets de faire allusion aux paroles d’un membre de la Commission culturelle du Parlement de la Suède. Lors d’un colloque culturel en Suède, il m’a expliqué que dans son pays, les responsables culturels sont chargés d’organiser des cours de langue maternelle pour les immigrés. L’apprentissage de la langue maternelle, surtout pour des personnes qui ont peu ou pas de contact avec leur pays d’origine, offre l’opportunité de connaître et de reconnaître l’identité d’origine pour faciliter l’intégration et l’acceptation d’une identité culturelle nouvelle. La reconnaissance de la culture d’origine donne à l’immigré une personnalité autonome au sein de la société suédoise et de ce fait, le taux de crimes sociaux commis par des immigrés a considérablement diminué dans ce pays.

En bref, en tant qu’Azéri attaché à la culture azérie, j’ai le droit d’étudier la langue et la littérature azéries et de les enseigner aux autres. Je suis fier de pouvoir lire les poèmes de Nassimi, fervent admirateur de Mowlavi, avec la poésie duquel des similarités sont à voir. La fervente admiration de Nassimi pour Mowlavi se ressent à la lecture de ses poèmes composés en trois langues.

 

Concernant votre livre Anâdili, pouvez-vous revenir sur la méthode d’enseignement que vous préconisez ? Est-ce qu’elle est empruntée aux livres pédagogiques persans ou pas ?

  1. K. : J’ai enseigné le turc pendant douze ans à l’Université de Zanjân et à l’Université de Sanandaj, à des étudiants majoritairement azéris. Grâce à cette expérience, j’ai rédigé ce livre dont l’objectif est de favoriser l’enseignement du turc azéri aux écoliers de sept à dix ans. Au cours de mes années d’enseignement, mes collègues universitaires m’ont encouragé à enseigner l’azéri également aux apprenants persans et ce livre vise autant les apprenants azéris que persans. La méthode d’enseignement que je préconise est créative et se base sur ma propre expérience.

 

Quelle est la démarche du livre ?

  1. K. : Le livre commence par certains mots identiques en persan et en azéri comme bâdâm (l’amande), bâgh (le jardin). Dans les pages suivantes, on apprend les mots monosyllabiques turcs comme ât (le cheval), dâgh (le mont). Au fur et à mesure qu’on avance, on apprend les propositions simples aussi bien que l’écriture des mots bou nadir ? (Qu’est-ce que c’est ?) bou âtdir (C’est un cheval.). Et puis, je commence à aborder de simples notions grammaticales comme le pluriel des mots. Les règles grammaticales ne sont pas expliquées et c’est à l’instituteur lui-même de les enseigner aux élèves en se servant des exemples donnés.

 

Quelle orthographe et quelle langue turque avez-vous choisies dans cet ouvrage ? Il me semble qu’elle est un mélange des Turcs de Tabriz, de Zanjân et d’Istanbul ?

  1. K. : Bien sûr que non ! Vous savez très bien que toute langue a plusieurs registres ou styles : langue standard, qui est utilisée sous forme écrite et enseignée aux écoliers aussi bien qu’à ceux qui l’apprennent en tant que langue étrangère ; langue familière ou courante qui s’emploie dans la vie quotidienne, surtout à l’oral. La langue familière comprend de l’argot ou peut être vulgaire, de même qu’elle varie d’une région à l’autre. Dans ce livre, c’est le turc standard qui est enseigné.

 

Et quant à l’orthographe ?

  1. K. : J’ai utilisé l’orthographe persane (ou pour mieux dire, arabe) tout en transcrivant les signes diacritiques en cas de besoin. Pour la transcription des sons, j’ai utilisé l’orthographe latine. Lors de quelques réunions avec les membres de l’Académie persane, ces derniers m’ont reproché d’avoir modifié l’orthographe persane à cause de mon usage particulier des signes diacritiques et des voyelles. Par exemple, les mots persans « nI¿M » ou « Iúj » ont été transcrits « nIÀIM » et « Iú »j », pour correctement reproduire la prononciation des mots en turc.

Certains autres critiques m’ont injustement reproché d’avoir utilisé l’alphabet du turc de Turquie. Mais comme je viens de l’expliquer, pour l’écriture des mots, j’ai utilisé l’orthographe persane. Et pour la transcription des voyelles [e] et [y] qui n’existent pas en persan, j’ai utilisé les signes diacritiques.

En 2001, près de 80 enseignants de langue azérie, y compris des écrivains, des poètes, des universitaires et chercheurs, ainsi que des linguistes, se sont réunis lors d’un colloque à Téhéran, avec l’objectif d’inventer et de définir l’orthographe de la langue azérie d’Iran. Mais les responsables du ministère de la Culture aussi bien que les membres de l’Académie persane ont insisté sur l’emploi de l’écriture persane et de ce fait, ce colloque s’est conclu sans résultat.

 

Certains autres critiques portent sur l’emploi des mots turcs de Turquie dans votre livre. Qu’en pensez-vous ?

  1. K. : Oui, l’année dernière, j’ai été invité à un colloque qui s’est tenu à l’université de Zanjân. Durant ce colloque, on m’a reproché d’avoir diffusé et utilisé des termes en turc de Turquie. Mais je réfute ces accusations. A titre d’exemple, je cite des mots bâshkân (le chef) et bâshbâkân (contrôleur en chef) qui sont aujourd’hui en usage en Turquie mais ces mots sont étymologiquement azéris. Il y a un dictionnaire pédagogique en trois langues nommé Moghaddamotol (Introduction à la littérature) écrit il y a plus de 930 ans par Djârollâh Zamashkhari. Le livre a été publié deux fois en Iran et la première édition, corrigée par Kâzem Aghâ, date de 1973. Cette version est accessible en deux langues seulement, les textes turcs étant supprimés de l’ensemble de l’ouvrage. A l’époque, les experts croyaient que ce livre avait été rédigé en persan, arabe et mongol et de ce fait, les parties en turc avaient été omises. Cette erreur a été corrigée par Mehdi Mohaghegh en 2006, quand il a publié la version complète de l’ouvrage en trois langues. L’année dernière, j’ai réédité ce livre chez les éditions Akhtar à Tabriz.
  2. Mohammad-Reza Bâghbân Karimi

Dans ce livre, les mots bâshkhân et bâshbâkhân sont cités en tant que mots d’origine azérie. Avec le temps, ils se sont également implantés dans le turc de Turquie et suite à la concordance phonétique, ils se sont transformés en bâshkân et bâshbâkân.

 

Est-ce que le livre permet à l’apprenant de travailler la dictée des mots ?

  1. K. : Non, pas du tout. De nos jours, l’enseignement de l’orthographe en bas âge est souvent négligé. Au contraire des jeunes Allemands qui commencent à pratiquer la dictée très tôt. Mais ce n’est pas le cas du français et du persan. En Iran, les enfants commencent à apprendre l’orthographe à l’école primaire.

 

Et ma dernière question concernant le livre d’Anadili : est-ce qu’il est enseigné dans les écoles comme prévu ?

  1. K. : Pas encore. Ce livre a bien obtenu les autorisations nécessaires afin d’être enseigné en primaire, mais le projet n’a pas encore débuté. L’ouvrage a été diffusé sur des sites pédagogiques et selon les statistiques, le fichier PDF a été téléchargé plus de 200 000 fois. En plus, le livre a été imprimé dans plusieurs régions turcophones du pays et des exemplaires sont disponibles partout en Iran.

 

En 2003, vous avez publié un livre intitulé Simâ-ye zan dar farhang va adab Azarbâïdjân (La Figure de la femme dans la culture et la littérature azéries). En lisant le livre, on se rend compte qu’il s’agit plutôt d’un argumentaire destiné à souligner la place particulière des femmes dans l’histoire de l’Azerbaïdjân. Pouvez-vous parler un peu du pourquoi de cette publication ?

  1. K. : Ce livre renferme quinze de mes articles publiés au sujet des femmes dans le magazine Omid. A l’époque, ces écrits ont reçu un très bon accueil et j’ai donc décidé de les publier dans un recueil unique. Ce livre a été réédité trois fois durant ces dernières années. Je continue actuellement mes recherches dans ce domaine, en essayant d’aborder de nouveaux aspects de la question féminine, notamment l’aspect juridique.

De nos jours, la situation des femmes s’est améliorée, mais la discrimination est toujours présente.

 

Ce qui est intéressant concernant votre livre, c’est vous-même en tant qu’homme défenseur des droits des femmes. En général, la plupart des livres écrits au sujet du droit des femmes ont été rédigés par des femmes.

  1. K. : Oui, vous avez raison mais, en tant que chercheur et écrivain azéri, j’ai l’ambition de faire connaître l’histoire et la culture de ma région et comme je l’ai déjà dit, les femmes font partie de l’ensemble de cette riche culture. De plus, il y a de nombreuses figures féminines qui sont méconnues du public. J’ai l’intention d’en présenter quelques-unes dans la version revue et augmentée.

 

Comment la femme est présentée dans la littérature et la culture azéries ?

    Couverture du livre Anâdili
  1. K. : En approfondissant le sujet, je me suis rendu compte que les personnages féminins des légendes, contes, chansons et berceuses d’Azerbaïdjân ont tous un rôle positif et donc, constructif. Toutes les femmes y sont bienveillantes, vertueuses, savantes et courageuses. On ne peut pas y trouver de figures malfaisantes comme celles de Soudâbeh ou Gordâfarin dans le Shâhnâmeh.

Ce qui est intéressant, c’est que certains personnages féminins d’Azerbaïdjân ont pénétré dans la culture d’autres pays. Cendrillon, personnage populaire des contes européens, a été inspirée par un personnage légendaire azéri nommé Fâtmâ Bâdje. Cela démontre que notre culture a été accueillie par d’autres pays tandis qu’elle est méconnue en Iran.

La même situation est également visible à propos de la littérature et de la culture persanes : les ouvrages, aujourd’hui encore les plus connus en Iran concernant l’histoire et la littérature persanes, ont été rédigés par des chercheurs étrangers comme Edward Brown ou Gustave Lebon. Dans mon premier article nommé « l’Humiliation culturelle », j’ai largement étudié et critiqué le manque d’activité des érudits iraniens dans l’historiographie de notre pays. Cet article fut publié en 1974 dans le magazine de Naguin dirigé à l’époque par Mahmoud Enâyat.

J’aimerais raconter une petite histoire à propos de vous, M. Bâghbân Karimi. Une fois, à l’âge de 8 ans, j’avais été absente à l’école. Je n’étais pas donc au courant des devoirs à préparer pour le jour suivant. Votre fille, Ouldouz, était alors ma camarade de classe. Je me suis rendue chez vous pour qu’Ouldouz me renseigne. J’ai sonné. Vous êtes venu à la porte et m’avez dit qu’elle était sortie avec sa mère et vous m’avez demandé mon adresse. Le soir à 10 heures, vous êtes venu chez moi avec votre fille pour m’informer des devoirs du lendemain.

  1. K. : (en riant) Quel beau souvenir vous avez gardé de moi ! J’en suis vraiment heureux. Mais je ne m’en souviens pas. Ce souvenir me rappelle Où est la maison de l’ami
     [3], le film d’Abbâs Kiârostami.

 

La Revue de Téhéran vous remercie de nous avoir accordé cet entretien.

 

    Notes

    [1Ecrivains et journalistes révolutionnaires turcs, basés à Istanbul.

    [2La langue azérie est à l’origine une ancienne langue iranienne et c’est avec l’installation des tribus turcophones à partir du IXe siècle que le turc commence à dominer en Azerbaïdjân durant l’ère seldjoukide. Ceci explique pourquoi de nombreux poètes médiévaux iraniens de langue persane étaient originaires d’Azerbaïdjân mais n’ont jamais composé en turc. Ils n’étaient pas turcophones. De même, en Iran, dans les milieux académiques, on précise généralement « turc azéri » pour faire la distinction avec l’azéri originel, éloigné du turc, qui est toujours parlé dans des régions reculées des provinces de l’Azerbaïdjân iranien.

    [3À l’école du village de Koker, dans une classe d’enfants de huit ans, Mohammad néglige de faire ses devoirs pour la troisième fois sur son cahier : son maître lui dit que s’il oublie une quatrième fois, il sera renvoyé sur-le-champ. Ce soir-là, Ahmad, l’un de ses camarades et son voisin de classe, s’aperçoit, alors qu’il se prépare à faire ses devoirs, qu’il a rapporté chez lui par erreur le cahier d’un camarade de classe. Sachant qu’il risque d’être renvoyé s’il ne rend pas ses devoirs, il part à sa recherche, dans la ville de Pochté. Mais la route est longue et difficile, l’adresse imprécise, et le temps bien court jusqu’au lendemain où les devoirs devront être rendus... ( https://fr.wikipedia.org/wiki/O%C3%B9_est_la_maison_de_mon_ami_%3F)


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