N° 148, mars 2018

Actualisation du mythe des Amazones d’Halicarnasse par Lucio Castagneri, ou l’ordre impérial occidental en peinture
(2 ème partie)


Ezzedine Sghaïer

Voir en ligne : Actualisation du mythe des Amazones d’Halicarnasse par Lucio Castagneri, ou l’ordre impérial occidental en peinture (1ère partie)


« Seules les traces font rêver »

  • Char, La Parole est un archipel,
  •  Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1983.

    Le peintre, dans son silence et sa réclusion, dépasse au plan de la forme l’œuvre originale du bas-relief, quand il transpose l’esthétique du dessin utilisée pour l’élaboration de son autoportrait. Mais il y a aussi tout le sens du génie du peintre-dessinateur qui se déploie à partir de ce dernier. Faut-il aussi comprendre que la perversion de toute l’entreprise initiale prend sens à partir des deux dernières œuvres réalisées ? Car ces dernières dépassent, par leur hargne et leur fureur, le sens sédimenté du bas-relief, quoique le contexte de lutte des civilisations reste, dans sa contemporanéité, relativement identique à celui du IVe siècle. Ce qui importe aussi de souligner, c’est l’identification du processus de création du dessinateur. Car il marque nettement le passage des inscriptions des mosaïques, des formes informelles et des griffonnages sur le bas-relief, se présentant d’ailleurs comme des exercices tactiles reliant l’artiste à l’histoire ancienne vers son propre auto-engendrement. Lui, le dessinateur-sphinx né du mystère palimpsestique d’un objet archéologique se révèle, à travers sa renaissance, un passeur et un garant de l’héritage européen. L’atelier du peintre est une véritable icône de la modernité occidentale. Il relie le monde ancien au monde moderne.

    C’est aussi dans ce cadre qu’il faut techniquement reprendre les représentations des deux gladiatrices, partageant équitablement l’espace de la toile. Celle-ci apparaît, par ailleurs, symétriquement divisée en deux parties bien égales, séparée d’une colonne aux traits architecturaux fondamentalement romains. La colonne, légèrement tirée vers l’avant, fait partie des monuments, eux aussi à leur tour alignés et remplissant spatialement le fond de la toile. Aussi la présence de l’obélisque, dressé à droite du tableau, renvoie-t-elle à la civilisation pharaonique et à l’imaginaire oriental. Au-dessus de celle-ci, on remarque la présence d’un couple royal ou plutôt deux mages séraphiques symbolisant un topo des peintres de la renaissance. L’un est coiffé d’une couronne, laissant même sa main, sans doute sous l’effet de l’émotion provoquée par le combat, exprimer sa fureur divine - alors que la seconde figure porte un bonnet planant à côté de lui donnant tous deux l’impression de suivre attentivement l’affrontement des deux gladiatrices phrygienne et grecque. A gauche du tableau, on observe en outre l’existence d’un personnage drapé dans une cape, tenant la main d’un enfant et faisant penser à un sage, un guide, comme étant sorti du fond des âges. Ces personnages, diagonalement situés par rapport aux mages séraphiques, sont leurs pendants immédiats. Ils assurent une même vision du peintre, celle d’une réalité médiumnique. Ils dessinent en filigrane l’inspiration du peintre, mais aussi une certaine forme d’utopie, un certain messianisme. Apparait ici le souci du peintre de l’équilibre et de l’harmonie.

     En outre, juste en face à l’autre bout, à gauche du tableau, un peu plus bas que les mages, se trouve une roue du quadrige du Mausolée ci-dessus cité, de laquelle ressortent la grande boulonne de l’axe et les rayons, semblant parodier le spectre d’un cyclope ou d’une pieuvre aux tentacules baladeuses et agressives. Le milieu du tableau occupé par les deux gladiatrices apparait symétriquement partagé entre elles. Celles-ci, ayant une attitude belliqueuse, sont armées de deux glaives qu’elles pointent. Achillia [1] est munie d’un glaive plus long et menaçant que celui de l’autre Amazone. Les deux gladiatrices semblent livrer combat dans une opposition culturelle explicitement soulignée. L’Amazone protégée par son armure, habillée d’un bonnet phrygien et pourvue d’une physionomie orientalement accentuée, physiquement différente donc de l’image initiale du bas-relief, apparaît progressivement à travers les deux tableaux, dominée par l’Amazone grecque. Celle-ci, offensive et lancée dans un corps à corps né de l’imaginaire du peintre, profite d’une taille légèrement supérieure à celle de la métèque [2], qu’elle semble hériter sans doute aussi de la vision subjective du peintre. La fureur qui, chez Aristote, est une colère divine, représente ici l’expression d’une mélancolie troublant, par transfert, la vie psychique du peintre. La gladiatrice grecque, quant à elle, avec sa bouche défaite, théâtralise à la limite de l’hybris une violence sans borne. Espérons encore ici que le destin d’Achillia ne reproduise pas, à cause de la force aveugle, la fin tragique d’Achille.

     

    Perspective chromatique, détournement pictural et idéologie politico-religieuse

     

    Comment dès lors infuser des couleurs dans un bas-relief pour en faire une œuvre originale ? Répondre à cette question, c’est admettre que le génie de l’artiste réside en ce geste inaugural et décisif. Il s’agit ici en fait pour le peintre de détourner un bas-relief exécuté voilà plus de deux mille ans en une nouvelle œuvre dotée d’un nouveau destin. Cette expérience picturale, dans ses différentes phases alchimiques, vise à réaliser la Pierre philosophale, l’auto-perfection autoportraitiste. Et pour appréhender le sens de la recherche chromatique à laquelle Lucio Castagneri semble s’adonner, il ne serait pas infructueux de dévoiler les étapes séparant les premières esquisses mosaïquées et chromatiques de celles jusqu’ici considérées comme achevées. Reprises l’une après l’autre chacune en ses tonalités chromatiques et traits propres, ces esquisses picturales nées d’un bas-relief antique révèlent une vraie fouille archéologique dans l’imaginaire du peintre. Appréhendant en outre le sens anthropologiquement limité du bas-relief malgré la pureté des lignes décoratives et la stratification culturelle qu’il recèle, le peintre a tenu à lui donner une série de structures chromatiques progressives. Ainsi ne procède-t-il pas en première phase de lignes sinueuses formant des mosaïques qui paraissent hantées de couleurs stratifiées, fédérant à la fois le rose, le gris, le rose-gris et le noir. Ces couleurs sont d’ailleurs constamment revues et corrigées, puis insérées en jeux de lumière à travers lesquels transparaît la sensibilité traumatisée, mais toujours délicate et raffinée du peintre. Il en ressort une recherche constante des couleurs et des formes : l’émotion du peintre se laisse dévoiler en une tendance essentiellement individualiste et subjective. Les caractéristiques chromatiques fauvistes précédemment énoncées se veulent, en quelque sorte, une quête de pureté des moyens, sinon une tentative de résolution des problèmes plastiques. C’est aussi dans cette optique qu’il faut saisir l’atmosphère picturale générale inquiétante qui montre, par la multiplicité des esquisses, le sens complexe et nébuleux, amoncellement ancré dans un imaginaire multidimensionnel. Faut-il y voir une quête d’affirmation idéologique du peintre dans un contexte international agité et poreux, où les repères locaux et nationaux ont tendance à s’estomper ?

    Lucio Castagneri cherche aussi à maîtriser le temps et l’espace qui contribuent par leur effet à déterminer sa vision esthétique globale. C’est ainsi qu’il faut saisir le bas-relief dans son ubiquité spatio-temporelle, dans son universalité. Mais le peintre tient aussi, dans cette perspective, à imprégner d’agressivité et de violence la forme et la chromatique. L’alchimiste des chromatismes et le chaman d’un monde « liquide [3] » apparait dans ses esquisses se décharger du cauchemar des brutalités des conflits et des guerres auxquelles le monde est de plus en plus exposé. Elles expriment, par la tension interne et l’équivoque, une vision critique des civilisations humaines. Ici, la muse expressionniste y épouse volontairement le fauvisme. L’affrontement des deux gladiatrices est dans ce sens un sujet fécond, impérial. Il articule une opposition de nature culturelle et idéologique entre les deux gladiatrices. Il pousse de la sorte le peintre à exprimer son parti pris, et, par là même, à idéologiquement se démarquer. C’est dans ce sillage d’ailleurs qu’il faut parler de filiation picturale classique de laquelle Lucio Castagneri puise subversivement son expérience esthétique qui, sous les couches chromatiques de son pinceau, perd toute forme d’académisme. Il serait encore instructif de constater que ni le synthétisme italien ni plus généralement les avant-gardes du XXe siècle ne peuvent, à eux seuls, expliquer le travail mystique et hermétique de Lucio Castagneri.

    Aussi faut-il encore s’interroger sur la transmutation du bas-relief des Amazones en œuvre picturalement multiple, appelée à être inscrite dans une approche analytique classico-symbolique. Le creuset du travail picturalo-esthétique semble féconder et acquérir, suite aux différentes phases de distillation (de cuissons dira-t-on) par lesquelles il a été passé, une certaine forme de mûrissement intérieur maîtrisée par le peintre. Il secrète une épaisseur picturale et esthétique dont les perspectives ésotériques s’alimentent du mystère et de l’énigme. Cette transmutation de la peinture énigmatico-mystérieuse des Amazones d’origine gréco-étrusco-romaine et phrygienne illustre un riche avatar culturel et civilisationnel. La posture inégalement hostile des deux Amazones traduit-elle, au-delà de son emblème immédiat, le coup de foudre auquel on faisait allusion plus haut ? Si tel est le cas, que signifie-t-il en fait ? Faut-il encore préciser que l’organisation de telles exhibitions n’avait rien d’exceptionnel, si on l’intègre dans son contexte historique originel ? Car ce genre de compétition était monnaie courante et même dotée, du moins sous les Empires perse et romain, de son propre amazonomachie. Mais son intérêt est certainement plus prégnant quand on la met en rapport avec l’esthétique du mystère et de l’énigme et ses symboles codés de la renaissance, dont semble généreusement user Lucio Castagneri. On peut ainsi se demander si ce dernier n’avait pas perçu, dans la violente attitude de l’Amazone gréco-étrusco-romaine face à l’Amazone phrygienne, une inspiration religieuse, du moins des affinités spirituelles auxquelles il s’est laissé volontiers s’identifier, vu l’avantage physique et psychologique qu’il semble lui avoir accordé. De même, il est important de constater que ce bas-relief peut emblématiser, à un autre niveau de stratification esthétique et sémantique du coup de foudre, l’amour parfait. Etymologiquement, celui-ci se confond avec le même, l’identique que l’on ne peut distinguer qu’avec le sens de l’être androgyne. Celui-ci ne peut-il pas ainsi être intégré dans la quête spirituelle du peintre, qu’il avait bien engagée déjà à travers la transmutation finale du bas-relief ? Toujours est-il que l’on observe à gauche, en bas du tableau, un personnage emmitouflé dans sa cape, tenant la main d’un enfant. Les deux personnages paraissent suivre, avec attention, le combat se déroulant devant eux. S’agit-il aussi, dans la même perspective en haut de la toile, d’un couple de devins qui rappelle, avec la couronne sur la tête de l’un d’eux, la figure du Christ ? Celui-ci semble accompagné, comme c’est typiquement le cas, de la Vierge, mais qui est ici pourvue d’attributs extérieurs bien modernes. N’oublions pas que la transmutation de l’œuvre originale s’est doublée, sous la palette du peintre, d’une véritable contextualisation historique et idéologique liée au chaos mondial et à la crise de la modernité. En s’appuyant sur cette pléiade de symboles essentiellement tirée de la culture artistique et picturale de la Renaissance, et plus particulièrement de celle de peintres emblématiques comme Michel Ange, Bellini, Titan, la tradition vénitienne des couleurs, voire Léonard de Vinci, on appréhende mieux la pensée complexe et ésotérique de Lucio Castagneri. Dans le même ordre d’idées, le surgissement de l’obélisque comme symbole solaire de la civilisation pharaonique à l’extrême droite du tableau accentue cette opposition religieusement et spirituellement connotative. Celle-ci ne semble pas en outre développer des desseins belliqueux manifestes ni fomenter la moindre subversion esthétique. Elle laisse au contraire naturellement évoluer dans deux perspectives éthiques et symboliques deux mondes radicalement antagoniques. Le monde terrestre, l’ici bas qu’incarne le personnage encapé, par ailleurs aveugle semble-t-il, remplit sans doute, dans l’esprit du peintre, la fonction de guide moral pour l’enfant, et peut-être un appel au retour de la sagesse antique. Il renvoie, de par son inscription dans l’actualité, à la profonde crise éthique de la modernité. Façonnée par la culture humaniste de la Renaissance, la mystique picturalo-esthétique du spécialiste du bas-relief découle d’une sensibilité effusive toujours mêlée de raison. Cette puissante mystique intérieure chez le peintre trouve, dans la recherche d’une vérité humaniste enfouie dans les symboles, un idéal de beauté, un rêve utopique. L’obélisque, en tant que référent esthético-architectural, voire symbole de lumière, touche du bout de sa pointe les êtres surnaturels déjà identifiés. Comme si le monde de l’au-delà était sans cesse en dialogue, en reliance, en harmonie avec le monde d’ici-bas. Il en ressort une puissante voyance dont Lucio Castagneri parait cultiver le secret. La structure palingénésique de l’esprit créateur de notre peintre suggère, derrière la réinvention de l’obélisque, tout ce que l’on pourrait transmettre de fécond des contacts des cultures et des civilisations. Sinon, le cas échéant, emblématise-t-elle le phallus, ou bien encore la permanence d’une filiation architecturale et artistique profane paganisée ?

    Lucio Castagneri cherche-t-il ici à mettre en lumière deux mondes religieusement et culturellement contradictoires ? Alors qu’il sait, à l’instar des artistes de la Renaissance et plus spécialement à l’instar de Léonard de Vinci [4], avec son érudition et sa culture humaniste immense, qu’il y ait possibilité de rencontre entre deux civilisations que rien ne semble à l’origine réunir. L’expérience esthético-ésotérique ne peut ici être séparée de ce qui précède. Elle résulte de l’esprit initié de notre peintre qui est constamment à la recherche d’une relation spirituelle avec le monde où nous vivons. Lucio Castagneri cultive des symboles dans un monde qui croit de plus en plus difficilement aux symboles. Plus dramatiquement encore, il fait endosser, aux personnages révélés de la toile, sa solitude abyssale personnelle. Et il laisse voir, en filigrane des deux Amazones, la menace et la peur du choc des civilisations. Importe-t-il également de souligner un fait important qui s’est produit durant la réalisation même de l’œuvre du combat des Amazones, contribuant, à cause d’un changement substantiel de la chromatique, à dramatiser davantage la situation ? La transition du bleu et d’un rose volontairement assombris, assurée dans la première toile par un gris noirâtre parcouru d’ondes et de charges de violence extrême repérées dans « l’œuvre au noir » dénote la naissance inopinée d’une crise psychique chez le peintre, qui s’est produite deux jours seulement après son arrivée à Kélibia, suite à l’opération terroriste [5] de Sousse. Et malgré le refus du peintre de reconnaître l’incidence de cet événement sur son œuvre, nous persistons à croire qu’il l’a puisée du contexte idéologique international qui faisait de l’Islam, depuis la première guerre du Golfe, l’adversaire religieux, politique et idéologique primordial de l’Occident. Précisons immédiatement que la liberté de création ne doit se soumettre à aucune autre autorité qu’à celle de la Raison.

    Première transmutation du bas-relief

    Symbolique, mystique et mélancolie

     

    Comment admettre le contraire de ce à quoi nous venons de faire allusion ? Car si l’on observe rigoureusement les postures guerrières des deux gladiatrices, on est rapidement fixé sur le déséquilibre relativement flagrant en termes de violence et de domination. La gladiatrice au chignon prééminent emblématise, face à la gladiatrice au voile et aux traits doux et pudiques, une violence agressive explicite. Un autre détail plaide aussi en faveur de cette réflexion, en l’occurrence son statisme et son immobilisme réputés pour être des caractéristiques orientales. Mais qu’a été au fond la vraie intention du peintre derrière la mise en exergue de la nudité de son sein droit qui, par tradition guerrière, devait être brulé au nom de l’adresse et de la performance de l’Amazone dans le tir à l’arc ? Alors que la première gladiatrice ne semble pas refléter cette érotisation provocante qui sous le burin de Scopas a bien plutôt été, comme le montre nettement le bas-relief, son propre attribut personnel. Et que cette inversion des rôles et des caractéristiques de l’une et de l’autre Amazone peut quant à elle être interprétée comme un outrage pour un pays imperméable à ce genre de message. Mais on comprend ce choix esthétique chez Lucio Castagneri qui est dicté par la liberté de création et qui est d’ailleurs une constante dans ses créations picturales. Cela s’explique aussi par l’air du temps et par l’engouement du public pour ce genre de travail. Mais vu le contexte, celles-ci ne peuvent pas aussi être soustraites au mouvement pornographique ayant depuis les années soixante-dix envahi les pays occidentaux, allant crescendo, et alimentant indistinctement aussi bien les créations littéraires qu’artistiques. Encore faut-il voir que ce qui suscite réellement des questions est davantage le fait que Lucio Castagneri n’avait pas entièrement respecté le travail original de Scopas. Et, par référence à ce qui a été précédemment explicité, il aurait pu autrement dénoter la fonction érotique en restant simplement fidèle à la rigueur de ce dernier. Aussi, Achillia ne se caractérise-t-elle pas par la mobilité et le mouvement qui, au plan guerrier, indiquent sa suprématie. Car le peintre, féru de son adresse et de son habilité, tend à l’insérer aussi bien à gauche qu’à droite de la toile. Son interchangeabilité de gauche à droite et de droite à gauche dans la toile nous éclaire sur ses potentialités guerrières emblématiques. C’est dire comment le peintre cherche à lui attribuer des avantages décisifs implicites dans le combat et son triomphe de l’adversaire. La fureur paroxystique que dégage la brutalité de l’expression du visage puisée de l’imaginaire collectif du délit de facies se définit, dans la médecine aristotélicienne, comme une mélancolie maladive. Cette fureur de la guerrière apparait cependant reliée à l’empyrée d’où pointent, au-dessus d’elle, les deux devins semblant veiller à la bonne issue du combat. Comme si en fin de compte, Lucio Castagneri reproduisait, derrière cette manipulation géniale du bas-relief, les forces géopolitiques contemporaines en conflit.

    D’autre part, en suivant la perspective chromatique de l’arrière plan vers la gauche du haut de la toile et en opposition avec l’obélisque, on constate la présence d’une roue dont la lecture ne pourra pas ne pas être multiple. Soulignons ici d’abord le respect de la véracité historique de la part du peintre, liée aux fragments picturalement exploités, initialement composant le mausolée d’Halicarnasse. Comme si ce site de rayonnement civilisationnel mondial d’antan conservait encore, avec ce qui se passe de guerres et de conflits déclarés alentour, tout son intérêt stratégique. La célèbre ville d’Halicarnasse autonome sous Mausole appartenant à l’empire Hachémite perse, aujourd’hui Bodrum en Turquie, garde stratégiquement, par sa proximité avec l’Iran comme nouvelle puissance régionale et internationale, toute son importance. La roue, elle, concentre sous la palette du peintre toute une symbolique à laquelle on est directement confronté. Lucio Castagneri a-t-il ainsi voulu, par le recours à ces procédés esthétiques, subvertir les codes usités d’interprétation de la symbolique ? Car, sachant bien l’importance de la stratification civilisationnelle qu’abrite le site, le peintre [6] s’est volontairement inscrit dans le jeu de manipulation du sens qu’il a choisi d’injecter à son œuvre. Cette liberté de création cache en réalité une stratégie esthétique subjective chez le peintre-synthétiste visant sans doute à critiquer l’ordre moral occidental principalement fondé sur une subjectivité qui puise dans la crise de la modernité. D’autant que Lucio Castagneri, en tant que peintre-itinérant à certaines périodes de sa vie, avait peut-être volontairement cherché à imprégner sa vision esthétique de cultures diverses avec lesquelles il éprouvait certaines affinités. Précisons d’emblée que cet idéal culturel périphérique ne détermine pas d’une manière nette la vision esthétique italianiste du peintre. Car son rapport fusionnel et centriste à l’italianisme n’est pas, dans cette tâche, notre objectif. La vérité du peintre et son authenticité résident cependant dans son choix pictural et esthétique. Ce paradoxe inhérent à sa vision n’en est pas pourtant un : il n’y a rien qui puisse faire penser qu’il cherche à outrager l’équilibre et l’harmonie qui sont constamment assurés, comme on le remarque dans ce travail théosopho-philosophal, et conditionné par le principe de symétrie et d’équilibre. A travers les plis et les replis des deux toiles, la composition chromatique dévoile un élan de sensibilité et un contrôle du vocabulaire pictural : les avant-plans des deux toiles sont totalement occupés par les deux gladiatrices. Un grand souci d’organisation et de composition s’y dégage. Il en ressort, depuis les esquisses jusqu’aux deux derniers tableaux avec leurs tonalités savantes représentant le combat des gladiatrices, une vision générée par une grammaire et une logique picturales puisées dans la plastique chromatique de la Renaissance. La plastique chromatique renforce ici un savoir-faire esthético-pictural nourri, chez le peintre, d’un rêve impérial romain. La thématique de la romanité dans laquelle s’inscrit d’ailleurs la manipulation du bas-relief entretient la sensibilité du peintre, modelée par la grandeur romaine. Un autre fait dramatique lié à l’histoire de la famille qui, confondu à la romanité, peut nous renseigner sur les choix esthétiques du dessinateur-alchimiste est la faillite financière de la flotte marchande et la ruine économique du père. Ces faits, joints ensemble, peuvent expliquer comment les barbares ont triomphé de l’empire et comment les financiers et les marchands véreux, aidés probablement par la conjoncture nationale et internationale, ont également ruiné la famille. Cette fédération des deux catastrophes avait de quoi traumatiser l’homme. Lucio Castagneri cache-t-il dans sa vie, derrière cette double rupture à laquelle il faut en ajouter une autre plus intime, à savoir son divorce en 1976 de sa femme d’origine indienne portoricaine, un deuil irréparable ? Le peintre assure-t-il au fond la picturalité d’une vie traumatique par un lyrisme hermétiquement exprimé dans des tonalités chromatiques sans cesse nuancées ? Si oui, pour ce faire, il emploie pour la première fois dans « l’œuvre au noir » une perspective chromatique inhabituelle, alimentée de jeu de nuances du rose brun et du rose foncé et sombre. Ces couleurs complémentaires dévoilent des procédés esthétiques et picturaux, donnant une impression tragique. Il s’agit ici, par endroit, de palette vive profondément contrôlée, ruisselant de couleurs tristes et inquiétantes.

    La tristesse et l’inquiétude sont une ambiance et une atmosphère. Elles pénètrent inégalement le bas-relief, le dessin de l’autoportrait et « l’œuvre au noir ». Elles circulent dans les rayons déformés de la roue. Elles connotent une certaine tendance picturale et esthétique surréaliste [7]. Du point de vue symbolique, l’idée populaire de « faire la roue » n’est pas étrangère, malgré sa connotation narcissique et sa charge de vanité, à la conflagration de la lumière dont le peintre s’est abreuvé dans les tropiques. Puisque, comme pénétré des grâces des Indiens d’Amérique [8], Lucio Castagneri cherche à atténuer les tonalités chromatiques jusqu’aux limites d’un ordinaire exceptionnel. Comme si l’on assistait, à travers cette alchimie chromatique complexe, profonde et opaque, au souffle d’un sage surgi, pour assurer sa mission éthico-esthétique, des ruines de la modernité. La roue en question renvoie pêle-mêle au hasard, mais elle est aussi l’emblème du soleil, voire celui du cyclope et de Cronos [9]. Lucio Castagneri, derrière cette diversité de sources mythologiques, ambitionne, malgré la légèreté apparente, à complexifier le sujet et sa chromatique pour mieux faire appréhender la complexité de son univers et la difficulté de le cerner.

    La roue dont il est question ici emprunte la forme du soleil que griffonnent généralement les enfants dans leurs cahiers d’écoliers. Mais il s’agit d’un soleil aux rayons mutants, tentaculaires, qui participe au mystère du coup de foudre en son rapport avec la glaciation insoutenable de l’art au XXe et en ce début de XXIe siècles. Enlaçant les gladiatrices, les tentacules sont également disséminés dans l’ensemble de la toile. La roue renvoie à la solitude rongeuse, tragique de l’artiste, à l’ère de la postmodernité et à laquelle on a fait allusion supra. La roue-soleil acquiert dans cette optique l’emblème de la vérité corrompue à cause de sa forme sublimement monstrueuse. La monstruosité ici est tellement esthétisée que l’on a l’impression de saisir quelque chose d’irréel et de fantastique. L’emplacement de la roue-soleil à gauche du tableau est en lui-même une subversion que l’on peut lire comme expression du pouvoir créateur du peintre, inventant un monde dans lequel il aime être transporté. Cette ivresse créatrice, née d’un imaginaire cosmogonique, emprunte, à travers l’approfondissement de la conscience du peintre-démiurge, des voies secrètes diverses : elle jouit d’un pouvoir créateur illimité. Comme encore cette même roue de laquelle semble jaillir le spectre d’un cyclope. Ou comment encore lire l’emblème d’une roue informelle et ludique qui a les propriétés de Cronos, ce dieu du temps pour les Romains, symbole de la mélancolie et renvoyant de plus à la noirceur. « Melaina cholé » signifie par ailleurs la perte du chromatisme, la suprématie d’un monde décoloré, l’obscure de la bile et des idées. Et ce que paraît symboliser en dernier ressort la roue fantastique et impériale. Une imagination débridée ressort néanmoins de la profonde vie intérieure de l’expert du bas-relief, du dessinateur et du peintre. On a là les outils et les moyens artistiques réunis et aptes à cerner dans la multiplicité du fragment les contours de l’autoportrait intellectuel, artistique et philosophique de Lucio Castagneri.

    Le bas-relief appréhendé représente, à travers ses différentes mutations picturalo-esthétiques, un processus de recréation du monde généré par la vision hallucinée purement subjective du peintre. De même, les manipulations tactiles et chromatiques que le bas-relief avait subies lui fait acquérir le sens d’un mythe moderne aux caractéristiques sans doute humanistes. Aussi la remythification du monde par Lucio Castagneri à partir de la régénération recréatrice d’un bas-relief antique, comme on a essayé de le montrer, se révèle ici comme un lieu privilégié de travail de subversion des rapports géopolitiques et idéologiques du Nord et du Sud.

    L’éclair de prophétie sous-jacent aux esquisses et au tableau final semble mettre face-à-face deux mondes allogènes qui ne s’écoutent plus. L’artiste de génie a sans doute capté ce dramatique instant, cette profonde dissonance et abyssale désharmonie. Lucio Castagneri les a emblématisées dans un nouveau destin qu’il a imprimé au bas-relief picturalement métamorphosé en « œuvre au noir ».

     

    Conclusion

     

    Le détournement pictural et esthétique du bas-relief par le peintre figurant un combat d’Amazones met en perspective des questions complexes, des desseins hermétiques, des paradoxes et une symbolique engagée. Ce plan d’interrogation parait subjectivement lié à la pensée mystique du peintre, qui est alimentée de différentes civilisations humaines, nées à Halicarnasse et en dehors d’elle. Il met également en perspective la difficulté de déterminer clairement, malgré les outils et les moyens investis, l’autoportrait de l’artiste. Ce plan de questionnement n’a pas, à vrai dire, entièrement cerné les objectifs soulignés. Il constitue toutefois une plate-forme de données précieuses sur la trajectoire artistique du peintre, voire une vision esthético-picturale de première importance, fondant ce que Pierre Bourdieu [10] appelle la genèse d’un champ. Celle-ci procède des techniques picturales qui dévoilent chez Castagneri des procédés chromatiques pertinents. Le génie créateur du peintre fulgure des compositions chromatiques profondément méditées et de leur stylisation raffinée, parfois un peu à la vénitienne. La violence de la rupture comme second argument du champ qu’assure la synthèse en son dépassement et en sa subversion constamment dissimulée dans la genèse n’est pas manifeste. Elle s’appréhende progressivement à travers l’organisation générale apparente de l’esquisse et de la toile en tant qu’ « œuvre au noir » [11], né d’une solitude cosmique du peintre et de la crise de la modernité. Profondément déstabilisatrice, la subversion que l’on y a mise en lumière tend à innover et surtout à réinventer la tradition picturalo-esthétique de la renaissance. Lucio Castagneri, pour atteindre cet objectif, cherche à détruire l’académisme austère et ses normes étouffantes. Il semble par ailleurs que le nouveau destin du bas-relief transmuté inscrive en filigrane une nouvelle étape de la lutte idéologique du peintre et une recherche réelle pour une autonomie créatrice. C’est aussi dans le génie singulier de Castagneri qu’il faut situer ses capacités à remettre en cause le système académique traditionnel et les conventions artistiques. Aussi Bourdieu souligne, dans ce contexte, que la volonté de l’artiste innovant se situe dans « une esthétique des effets » qu’il conseille de chercher dans le tableau pour identifier les dispositifs intérieurs qui les ont produits. « L’œuvre au noir » que Castagneri semble avoir réalisée n’émane-t-elle pas de sa profonde expérience existentielle et de son exploration des civilisations humaines, voire de sa prise de conscience individuelle de la grandeur des Empires hellène et romain, confondue de nos jours, à l’empire d’Occident ? Reste que le travail esthético-pictural final de Castagneri sur le bas-relief n’est pas pour autant résolu : il entretient avec acuité l’actualisation du mythe des Amazones, sciemment méditée et esthético-idéologiquement détournée de son contexte, et ce en rapport avec ce que laisse penser la réflexion de Huntington sur ce qu’il appelle le choc des civilisations [12].

      Notes

      [1Il s’agit du nom que le peintre lui a donné dans un roman qu’il a publié et qui renvoie au héros mythologique grec Achille.

      [2Nous utilisons ce terme par référence au discours d’Aristote sur le métèque et le citoyen à Athènes dans son ouvrage Politique.

      [3Voir Zigmunt Bauman, La Modernité liquide, Chambon, Rouergue, Polity Press, 2000. Le philosophe polono-anglais entend par cette expression la dislocation des repères identitaires du monde contemporain.

      [4Voir Vulliaud, P., La pensée ésotérique, Paris, Dervy-Livres, 1981. L’auteur s’interroge sur l’éventuelle conversion du peintre à l’Islam, p. 27.

      [5Suite à cette opération, Lucio Castagneri, comme d’ailleurs les Occidentaux se trouvant en Tunisie, a regagné Rome, alors que tout était prêt pour son exposition prévue pour se dérouler à la galerie de l’art de Kélibia, du 4 au 26 juillet 2015.

      [6Il s’y était rendu vers le milieu du mois de septembre, sans doute pour avoir une idée plus précise pour le roman qu’il lui a consacré, et qui est paru à Rome.

      [7Lucio Castagneri s’est également intéressé et a pratiqué la peinture surréaliste.

      [8Il a séjourné de 1974 à 1976 aux Etats-Unis et à Puerto Rico où il a justement expérimenté l’explosion des couleurs pures créées par les lumières violentes des Tropiques.

      [9Le dieu du temps chez les Romains, Saturne pour les Grecs, symbole de la mélancolie.

      [10Bourdieu, P., Les règles de l’art, Paris, Gallimard, 1985.

      [11Il s’agit de la dernière toile que l’on a étudiée et qui a été peinte après la représentation du coup de foudre dans l’atelier du peintre, et qui faisait penser d’ailleurs aux travaux de Warhol.

      [12Huntington, S.-P., Le Choc des civilisations, Traduit par Jean-Luc Fidèle et Geneviève Joublain, et, Paris, Odile Jacob, 1997.


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