N° 153, août 2018

Mohammad Ali Eslâmi Nodouchan, "De ce qui a poussé Ferdowsi à composer Le Livre des Rois", in La vie et la mort des preux dans le Livre des Rois


Traduction :

Tâbân Elahi


Un manque national

 

Les histoires racontées dans le Shâhnâmeh (Le Livre des Rois) mettent en scène ce que les Iraniens de l’époque sassanide considéraient comme l’histoire ancienne de leur pays. Les Sassanides savaient peu de choses des dynasties mède et achéménide. Pour eux, seuls les récits qui tiraient leur source du saint Avesta (les gâthâs et les yashts) ou des récits transmis oralement au fil des générations constituaient l’histoire de leurs aïeux. L’ensemble de cette histoire mêlée de légendes reliait l’Iran à ses origines lointaines. Ces récits, semblables à une source qui coule et se purifie en passant au travers de la boue des siècles, donnaient à voir la civilisation à l’état pur de même que les vicissitudes d’un peuple qui avait traversé des époques à la fois sombres et éclatantes au cours de son existence.

Tout grand peuple antique a une épopée qui retrace sa genèse et qui a besoin d’un poète ingénieux pour trouver une expression littéraire. L’histoire enregistrée, elle, est dépourvue d’âme et de couleurs. Recouverte de poussière, elle appartient au monde des morts. L’épopée, en revanche, c’est de l’histoire vivante. Elle représente l’âme d’un peuple qui n’a pas encore péri. Ses héros renferment en eux une flamme mystérieuse, celle de la vie éternelle d’un peuple. Les récits antiques permettaient aux Iraniens de l’époque sassanide de se sentir plus ancrés dans leur terre. Persuadés que leur pays était le berceau du monde et de la civilisation, ils tenaient leurs ancêtres pour des souverains ayant régné sur le monde depuis toujours. Ils voulaient donc vivre et mourir comme eux.

Mohammad Ali Eslâmi Nodouchan

Notons aussi qu’il est très significatif que les histoires antiques de l’Iran aient été rédigées sous le titre de Khodây Nâmeh à l’époque du roi Yazdguerd [1], c’est-à-dire au moment où l’Empire perse était sur le point de s’éteindre. Certains cœurs avaient probablement pressenti que de toute la splendeur du passé, il ne resterait bientôt que des récits. Après la conquête de l’Iran par les Arabes, Khodây Nâmeh fut l’un des livres que le savant et homme de lettres iranien Rouzbeh Ibn Moghaffa’ traduisit en arabe. Nous ignorons qui l’a traduit en persan et quand cela a eu lieu. Tout ce que nous savons est que ce livre était l’œuvre la plus importante qui reliait l’Iran de l’après-Islam à l’Iran antique.

Vers la fin de sa vie, l’Etat sassanide sombra dans ce qui gangrène tout grand et ancien empire à savoir le luxe, l’arrogance et les jouissances. Alors qu’égoïstes et soucieux de leurs seuls intérêts, les gouvernants vivaient dans la discorde et les conflits, les mages zoroastriens imposèrent leur autorité et propagèrent le fanatisme. Les privilèges étaient l’apanage de l’aristocratie et le peuple ne récoltait que misère et injustice. Dans de telles circonstances, il est évident que le pays était voué à l’anéantissement.

Le fossé qui séparait le peuple de l’Etat étant ainsi très profond, les Iraniens ne résistèrent pas comme ils auraient dû devant l’assaut des Arabes. Qu’une armée aussi peu nombreuse et aussi mal équipée puisse venir si facilement à bout d’un énorme empire, personne ne l’aurait cru. Mais les Arabes l’ont fait et leur victoire fut celle de la foi et de l’audace sur l’épuisement et le dégoût. Ils entrèrent donc à Ctésiphon et Yazdguerd. Le roi infortuné fuit la capitale pour reprendre Tha’alébi [2], "… avec mille cuisiniers, mille ménestrels, mille dresseurs de guépards et mille dresseurs de faucons …"

Bien que la religion que les Arabes avaient introduite en Iran prônât la fraternité et l’égalité entre tous ses adeptes, l’enthousiasme des Iraniens ne tarda pas à céder la place à l’amertume. A leur malheur passé s’en était substitué un nouveau, celui de voir la famille corrompue des Omeyyades s’emparer du Califat. Ces derniers avaient non seulement vidé l’Islam de sa substance spirituelle, mais ils traitaient aussi les Musulmans non-arabes, dont les Iraniens, avec mépris et les insultaient. Désemparés, les Iraniens se tournèrent vers la famille d’Ali, ce qui ne changea rien à leur sort puisque les descendants des Omeyyades prirent le dessus, et la tragédie sanglante de Karbala eut lieu.

Loin de s’y résigner, les Iraniens prirent le parti de Mokhtâr [3] et se rangèrent à ses côtés dans sa révolte. Mais Mokhtâr aussi fut vaincu et nombre de ses partisans iraniens perdirent la vie pour l’avoir soutenu. Des années plus tard, quand les deux camps omeyyade et abbasside s’affrontèrent, les Iraniens eurent à nouveau l’occasion de se venger des Omeyyades en se rangeant du côté des Abbassides. Par conséquent, ces derniers arrivèrent au pouvoir avec l’aide des Khorassanais [4]. Mais cette fois aussi, les Iraniens ne récoltèrent que déception car le changement du pouvoir modifia seulement les manières de faire des Califes, et non pas le fondement des choses. Ainsi, la première victime des Abbassides fut Abû Moslem Khorâssâni [5] qui les avait aidés plus que quiconque à monter sur le trône.

Depuis lors, les mouvements de rébellion contre le Califat se succédèrent en Iran. Quoique ces mouvements ne fussent pas sans affaiblir le gouvernement de Bagdad, tous furent réprimés tôt ou tard. Ainsi, des généraux et des hommes comme Sinbad, Moghanna’, Afchine, Bâbak Khorramdine et Mâzyâr [6] furent tous supprimés et certains d’entre eux par les Iraniens eux-mêmes : Abdollah Tâher élimina Mâzyâr et Afchine fit de même avec Bâbak Khorramdine avant d’être tué à son tour sur ordre du Calife Mo’tassem. Précisons que si ces hommes n’étaient souvent pas exempts d’ambition ni d’intérêt personnel, leur révolte était au fond motivée par le désir de libérer l’Iran de la tutelle des Arabes.

Pour redonner à l’Iran sa dignité d’antan, d’autres choisirent non pas de s’opposer aux conquérants, mais de collaborer avec eux. C’est ce que firent la famille Sahl [7] et les Barmakides [8]. Or, ces deux familles aussi finirent par être éliminées. Les Abbassides n’hésitèrent pas à adopter les mœurs et la civilisation des Iraniens mais aussi longtemps que cela ne porta pas atteinte à leur hégémonie. Si bien qu’ils devinrent, pour reprendre Darmesteter [9], "des Sassanides au sang arabe". Toutefois, dès que l’Iranité montait en puissance et qu’ils se sentaient en danger, ils reprenaient leur massacre sans pitié des Iraniens et brisaient leur influence.

Une page tirée du Shâhnâmeh, Royaume du roi Khosrow Parviz

Les efforts infatigables des Iraniens pour transférer le Califat de la famille des Abbassides en celle des Alaouites demeurèrent également stériles. Les agissements des Califes Haaroun et Mâ’moun envers l’Imâm Moussâ Kazim et son fils Ali ibn Moussâ sont bien documentés. Finalement, lorsque la gestion directe de l’Iran devint impossible pour le Califat de Bagdad – et d’autre part, vu que ce dernier ne pouvait tolérer la création d’un Etat iranien indépendant -, les deux parties acceptèrent une sorte de compromis, des dynasties locales apparurent en Iran. Tout en bénéficiant d’une certaine indépendance, ces dynasties obéissaient en apparence au Calife, exécutaient ses ordres et prononçaient leurs discours en son nom. La première d’entre elles fut celle des Tahérides. Cependant, les Abbassides qui, selon l’auteur de Tajârib Assalaf [10], "recouraient surtout à la ruse et à la supercherie et faisaient avancer les choses par la duperie plutôt que par le courage et la rigueur", ne laissèrent pas ces dynasties prendre racine et s’affranchir de la tutelle, tant nominale que spirituelle, de Bagdad. Durant cette période, ils eurent pour politique de faire s’affronter les puissances et de faire supprimer l’une par l’autre. Ainsi, les Tahérides furent renversés par les Saffarides, Ya’qub Ibn Layth [11] et son frère Amr qui étaient déterminés à éradiquer les Abbassides furent éliminés par les Samanides lesquels finirent, quant à eux, par s’incliner devant les Turcs Ghaznavides.

Parallèlement à ces conflits militaires et politiques, des courants de pensée et des mouvements religieux s’affirmèrent. Sur le plan national, la Shu’ubiyya [12] revendiqua la splendeur du passé et la supériorité des Iraniens. De la même manière, différentes sectes chiites - que le Califat de Bagdad et ses complices appelaient "Gharmati" - continuèrent à lutter et à résister à travers la religion. Mais tantôt par la force et tantôt par la ruse, les Abbassides contrecarraient toujours les efforts des Iraniens pour accéder à l’indépendance. Quoiqu’ils se trouvassent parfois très proches de l’effondrement (comme par exemple lorsque Ya’qub Ibn Layth arriva devant les portes de Bagdad ou encore quand Ahmad Ibn Bouyah [13] occupa le siège du Califat), les choses finissaient toujours par tourner à leur avantage et leur règne demeurait inchangé.

L’âme iranienne n’avait cependant pas perdu de son effervescence et se débattait pour survivre. Le souvenir de l’Empire perse et de la magnificence d’autrefois était encore présent dans les mémoires, et on sait que le passé paraît toujours plus beau et plus admirable qu’il ne l’a vraiment été. C’est ainsi que frustrés par les Abbassides comme par les Omeyyades dans leur désir de former une société libre et équitable, les Iraniens se réfugièrent dans leur passé glorieux. Il s’ensuivit une période marquée par la consternation et l’attente, après laquelle ils tentèrent de régénérer leur individualité au moins sur le plan moral et spirituel.

L’influence spirituelle de l’Iran d’avant l’Islam était telle que la plupart des princes et des chefs militaires de poids prétendaient descendre de l’une des familles régnantes de la période préislamique : Abû Moslem Khorâssâni se réclamait descendant du grand savant Bozorgmehr [14], les Tahirides disaient avoir pour ancêtre Rostam [15], les Deylamides se rattachaient à Yazdguerd et les Samanides à Bahrâm Tchoubineh [16]. Ya’qub Ibn Layth, lui, prétendait appartenir à la lignée du roi Khosrow Parviz [17] et Amir Hamzat Ibn Abdullah al Khariji [18] à celle des rois Kianides : l’Iran préislamique était devenu un support. Il nourrissait les rêves, les révoltes et les ambitions.

Si les résistances guerrières face aux conquérants se soldèrent par l’échec, les mouvements spirituels, eux, demeurèrent inapaisables et invincibles. L’épopée nationale iranienne et le souvenir de la splendeur révolue avaient besoin de s’exprimer dans une œuvre comme Le Livre des Rois. Le corps de l’Iran avait été certes piétiné mais son âme, recouverte de cendres, continuait à jeter des flammes. C’est ainsi que Le Livre des Rois – livre des étincelles et des cendres – naquit.

Comme on le voit bien, le terrain était plus que favorable à la composition d’un tel recueil. Il fallait juste un grand poète pour donner corps à ce rêve. Ce poète, c’est dans la province du Khorâssân – foyer de divers mouvements – qu’il apparut. Ferdowsi émergea en fait au moment le plus adéquat. S’il avait négligé cette opportunité, l’épopée nationale des Iraniens n’aurait sans doute jamais été mise en vers car peu de temps après, l’avènement des dynasties turques Ghaznavide, Seldjoukide et Kharazmide arabisa puis turquisa l’âme iranienne au point où la conscience épique de ce peuple n’arriva plus à se redresser. Si bien que, par la suite, seul le mysticisme iranien réussit à former un foyer de résistance devant la souillure spirituelle qui avait affecté le pays et qui ne faisait qu’encourager et répandre la superficialité, la flatterie et l’avilissement.

La bataille entre Khosrow Parviz et Bahrâm Tchoubineh, Shâhnâmeh

L’époque à laquelle appartient Ferdowsi est celle de l’épopée. Elle fut suivie par l’ère de la mystique. Toutes les deux traduisent la révolte et la résistance du peuple iranien devant l’oppression et la violence.

Nous l’avons souligné plus haut, Ferdowsi émergea au bon moment : « il faut un temps pour que le sang se transforme en lait » [19]. Lorsqu’il commença à composer son œuvre, la poésie persane avait déjà cent ans. Des poètes comme Roudaki, le martyr Balkhi et Daghighi l’avaient sculptée et raffinée. La langue persane avait désormais atteint le degré de maturité nécessaire pour donner naissance à une œuvre colossale telle que Le livre des Rois. D’un autre côté, les efforts militaires et politiques déployés pour régénérer l’indépendance et la personnalité de l’Iran n’avaient, jusqu’alors, porté aucun fruit. La corruption et l’oppression du gouvernement abbasside étaient désormais une évidence pour tous ; ce qui ne laissait plus aucune place à l’espoir. Les contes et les récits nationaux qui étaient traduits et réunis se trouvaient dans toutes les bouches. Quelques poètes s’étaient même essayés à les mettre en vers. D’une manière générale, le besoin de posséder une grande épopée était ressenti au niveau national, et c’est à ce moment précis que Ferdowsi décida d’entrer en lice.

    (L’ensemble des notes sont de la traductrice)

Notes

[1Il s’agit de Yazdguerd III, le dernier roi sassanide.

[2Abû Mansur Abdel Malek Al-Tha’alebi, poète, écrivain, linguiste et historien né à Neyshabûr, en Iran. Mais on ignore s’il était iranien ou arabe.

[3Al-Mukhtâr Al-Thaqafi, homme politique arabe qui organisa une rébellion contre les Omeyyades pour venger le martyr de l’Imâm Hussein à Kerbala.

[4Al-Mukhtâr Al-Thaqafi, homme politique arabe qui organisa une rébellion contre les Omeyyades pour venger le martyr de l’Imâm Hussein à Kerbala.

[5Abû Muslim Khorâssâni, chef militaire iranien qui fut au service des Abbassides.

[6Il s’agit de résistants et de révolutionnaires qui se dressèrent devant la domination des Arabes.

[7Famille iranienne d’hommes politiques au service des Abbassides.

[8Famille iranienne très influente dont les membres occupaient des postes-clés sous les Abbassides, avant de tomber en disgrâce.

[9James Darmesteter (1849-1894) écrivain et orientaliste français.

[10Ouvrage écrit en persan par Hendushâh Nakhjawani sur l’histoire des Califes et de leurs ministres, en 1324.

[11Seigneur de guerre et fondateur de la dynastie des Saffârides (867-1003).

[12Mouvement de résistance des Musulmans non arabes devant la domination de ces-derniers, né vers la fin du règne des Omeyyades.

[13Homme de guerre iranien qui prit Bagdad et devint le premier Emir Bouyide d’Irak régnant entre 945 et 967.

[14Noble sage et grand savant iranien qui devint ministre et grand vizir sous plusieurs rois sassanides.

[15Héros mythique de la Perse antique immortalisé par Ferdowsi dans le Livre des rois.

[16Chef militaire iranien qui détrôna Khosrow II.

[17Chosroès II.

[18Rebelle iranien qui se souleva, dans la région du Sistân, contre le calife Haroun-al-Rachid.

[19Allusion à un vers du poète iranien Mowlânâ Djalâleddin Balkhi où il évoque le sein maternel.


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