N° 153, août 2018

Présentation générale de la Révolution constitutionnelle iranienne (1905-1911)


Afsaneh Pourmazaheri


L’établissement d’un régime constitutionnel en Perse était l’objectif principal de la Révolution de 1905-1911. Comme toute autre grande révolution, la Révolution constitutionnelle iranienne englobait un large éventail d’idées et d’objectifs, reflétant diverses tendances intellectuelles, origines sociales et revendications politiques. Malgré les ambiguïtés idéologiques, cette révolution reste un épisode historique important de l’histoire moderne de la Perse. Elle visait à déloger l’ancien ordre par l’action populaire et à mettre en place les principes du libéralisme, de la laïcité et du nationalisme. Pour la première fois au cours de l’histoire moderne de l’Iran, les révolutionnaires cherchaient à remplacer le pouvoir arbitraire par la loi, le gouvernement représentatif et la justice sociale, ainsi qu’à résister à l’empiétement des puissances impérialistes par le nationalisme conscient, l’activisme populaire et l’indépendance économique. Les constitutionnalistes ont également essayé de restreindre le pouvoir de l’establishment conservateur à travers la mise en place d’un système d’éducation moderne et des réformes judiciaires. En centralisant l’Etat, ils ont cherché à réduire le pouvoir des notables tribaux et urbains. C’est lors de cette Révolution qu’émerge l’idée de la « nation », essentiel de l’identité persane moderne.

 

Mirzâ Rezâ Kermâni

Les premiers défenseurs de la réforme

 

Au cours du XIXe siècle, l’exigence de justice était prédominante dans les écrits réformistes, les sermons des prédicateurs populaires et les pétitions des marchands. De telles demandes semblaient naturelles et légitimes, conformément au concept de « recherche de la justice » (edâlatkhâhi) dans la théorie du gouvernement irano-islamique. La notion messianique de l’avènement du Mahdi, qui corrigerait les torts et rétablirait la justice, était également vivante dans la conscience collective de la Perse chiite. Ces notions familières de justice trouvent une nouvelle résonance dans les écrits des réformateurs du XIXe siècle. Inspirés directement par la Révolution française, la franc-maçonnerie et les libres penseurs, ou indirectement par les Ottomans et d’autres partisans islamiques des réformes politiques et morales, les réformateurs perses ont cherché à assimiler la notion de « edâlat » aux idéaux modernes de justice sociale et d’égalité.

Mirzâ Malkom Khân (1833-1908) fut le premier réformiste persan à avoir une connaissance suffisante des écoles françaises et anglaises de la pensée libérale. Des termes clés comme qânoun (loi codifiée et, plus tard, Constitution), eslâhât (réformes), majles (conseil consultatif), mellat (nation), melli (national) et hoqouq-e mellat (droits du peuple) ont été introduits dans son livre des réformes écrit en 1858. C’est la première exposition systématique connue en persan d’un système constitutionnel. Il préconisait la rationalisation du gouvernement, la séparation des pouvoirs, la consultation (mashverat) et la législation (vaz’-e qânoun) sous les auspices d’un autocrate éclairé.

Kermâni (1854-96), écrivain et militant du cercle d’expatriés d’Istanbul à tendance socialiste, préconisait également la nécessité d’un régime constitutionnel et d’une culture laïque, et anticipait même l’apparition d’une révolution populaire. L’insistance de Kermâni sur les racines perses pré-islamiques comme source d’un réveil national a exercé une certaine influence sur les écrits de la période constitutionnelle. Exécuté après l’assassinat de Nâssereddin Shâh, il est aujourd’hui vu comme un des martyrs de l’oppression qâdjâre et occupe une place prépondérante dans la généalogie intellectuelle de la Révolution constitutionnelle. Un autre membre du cercle d’Istanbul fut Mirzâ Habib Esfahâni, dont la traduction libre des Aventures de Hajji Baba d’Ispahan de James Morier mettait en scène une représentation hostile et sarcastique du « caractère perse ». Sa traduction a été louée en tant que critique des maux traditionnels de la société. Le Siâhat-nâmeh-ye Ebrâhim Beyg, un livre de voyage fictif écrit par un expatrié persan qui revient avec enthousiasme dans sa patrie pour y découvrir décrépitude, corruption, tyrannie et ignorance, constitue une autre contribution importante au développement d’une autocritique sociale. Il a été écrit par Zeynolâbedin Marâghei, un marchand persan vivant à Istanbul, qui connaissait sans doute les écrits d’Abdorrahim Tâlebof et autres intellectuels caucasiens. A la veille de la Révolution constitutionnelle, le Siâhat-nâmeh était lu régulièrement dans l’Anjoman-e makhfi, l’une des sociétés secrètes prorévolutionnaires iraniennes.

Le thème le plus récurrent des écrits de la fin du XIXe siècle est l’idée que, pour garantir la justice sociale et maintenir l’indépendance et l’identité nationale de la Perse contre la domination impériale européenne, il est indispensable d’instaurer un ordre constitutionnel. On espérait que, dans un tel ordre, le pouvoir du Shâh serait limité, la séparation des pouvoirs assurée et les fonctions des organes du gouvernement définies. Le patriotisme et la reconnaissance du patrimoine culturel perse étaient également considérés comme complémentaires aux croyances religieuses et à la fidélité aux institutions religieuses traditionnelles. Pourtant, les premiers réformateurs ne réussirent pas à proposer une théorie du gouvernement systématique et complète. Le soutien total aux idées politiques et institutionnelles européennes entrava la croissance d’une école véritablement préoccupée par les problèmes de l’État et sa relation avec l’autorité cléricale dans le chiisme. Les philosophes traditionnels (hokamâ) et les jurisconsultes (mojtaheds) se sont abstenus de débattre, laissant ainsi la tâche de conceptualiser le nouvel ordre constitutionnel aux intellectuels dissidents, aux prédicateurs populaires et aux militants politiques.

 

Mozaffareddin Shâh avec le prince héritier Mohammad Ali Mirzâ et quelques courtisans pendant le mouvement constitutionnel

Nouveaux thèmes constitutionnels

 

Au tournant du XXe siècle, la tendance réformiste en Perse prit un caractère distinct. La Révolution d’Octobre 1905 en Russie, suivie de l’octroi d’une Constitution fournit un exemple de lutte révolutionnaire populaire contre le pouvoir despotique dans un pays connu pour son absolutisme. Un peu plus tôt, la victoire décisive du Japon dans la guerre russo-japonaise (1904-1905) avait été saluée par la presse persane et attribuée au succès du Japon à se transformer d’une société féodale arriérée en une nation industrielle, générant l’espoir pour la Perse d’atteindre le même niveau de modernisation en s’écartant de ses traditions. Jusqu’à la première décennie du XXe siècle, la montée du nationalisme persan influença la population azerbaïdjanaise du Caucase. Cette influence s’était fait sentir en Perse par les orateurs révolutionnaires, les socialistes, les journalistes, et les satiristes de Tabriz. Parmi les premiers constitutionnalistes de Tabriz, Seyyed Hassan Taghizâdeh, Mohammad Shabestari, Sâdegh Mostashâr-al-Dowleh et Mohammad-Ali Tarbiat furent influencés par les publications réformistes turques d’Istanbul.

L’augmentation de la publication des journaux, des pamphlets et des livres a fortement influencé l’opinion publique persane. Dès le milieu du XIXe siècle, et surtout à l’époque de Mirzâ Hossein Khân Sepahsâlâr dans les années 1870, la petite presse iranienne, bien que contrôlée par le gouvernement, rendit compte au hasard de certains aspects des événements constitutionnels et révolutionnaires occidentaux. Vers la fin du siècle, le lectorat persan fut brièvement exposé non seulement à l’expansion coloniale et aux rivalités impérialistes, mais aussi à la crise constitutionnelle récurrente en France, au système parlementaire britannique, au déroulement de l’unification allemande, aux élections présidentielles américaines, aux courants révolutionnaires et aux luttes pour l’indépendance. Les nombreuses petites nouvelles de presse dans les villes pendant le règne de Mozaffareddin Shâh jouèrent un rôle décisif dans la diffusion du message constitutionnel à un public enthousiaste. Des traductions et adaptations d’ouvrages occidentaux de philosophie politique, publiés en Iran avant et pendant la Révolution constitutionnelle, ont également contribué à façonner l’idéologie et la rhétorique de cette révolution. D’autres traductions d’œuvres européennes de fiction, de géographie, d’histoire et de philosophie politique ont permis d’élargir les horizons intellectuels iraniens et de donner une image plus claire de l’Europe et de son évolution politique. Les Aventures de Télémaque de Fénelon, La Richesse des Nations d’Adam Smith, et l’étude comparative de Mohammad-Ali Foroughi intitulée Hoghough-e assâsi yâ âdâb-e mashroutiyat-e dowal (Les lois fondamentales, ou les principes de la Constitution des nations) ont offert de nouvelles idées politiques et économiques au lieu des principes familiers jusqu’alors.

Concernant les processus idéologiques de la Révolution Constitutionnelle, plusieurs phases peuvent être distinguées : les premiers rassemblements, des manifestations publiques et des tracts clandestins au début de 1905 à la convocation de la première Assemblée en octobre 1906 ; la période de fermentation révolutionnaire durant laquelle les groupes rivalisèrent pour le leadership, à partir de l’automne 1906 lorsque les délibérations sur le texte de la Constitution eurent lieu au Parlement ; le coup d’Etat du 23 juin 1908 et la période de débats intenses au Parlement et dans la société iranienne dans son ensemble ; la polarisation et la division profonde jusqu’à la restauration de la Constitution le 16 juillet 1909 ; la période de la radicalisation consciente et de la lutte armée ; et enfin la phase de restauration du régime constitutionnel à la dissolution du second Majles (Parlement) le 24 décembre 1911.

Mirzâ Hossein Khân Sepahsâlâr

La première revendication des constitutionnalistes fut la mise en place d’un organe représentatif autonome chargé d’administrer la justice et de garantir les droits individuels contre les excès de l’Etat. La première proposition fut soumise au gouvernement d’Eynoddowleh, le 11 décembre 1905. C’était une forme de protestation contre le gouvernement, appelant aux « réformes dans toutes les affaires de l’État ». Cet objectif fut bientôt défini comme l’établissement d’un « office de justice » (divân-khâneh-ye edâlat) ou, plus communément, une « maison de justice » (edâlat-khâneh), entité rappelant un organe judiciaire du gouvernement depuis la période safavide, supervisé par le souverain mais en théorie indépendant dans ses décisions. L’ouverture d’un « bureau de l’équité » (divân-khâneh-ye adliyeh), initialement relancé par Mirzâ Taghi Khân Amir Kabir en 1849 et réorganisé plus tard par Mirzâ Hossein Khân Sepahsâlâr en 1871 comme chambre de compensation pour le renvoi des litiges devant les tribunaux religieux, fut également revendiquée. L’idée de l’existence d’un conseil de justice devint bientôt monnaie courante. Les références coraniques à la consultation commune ont souvent été citées comme une approbation du principe de la consultation dans les affaires de la communauté. Le concept de représentation eut également de larges applications théologiques et juridiques. Un « député des sujets » (wakil al-raâyâ) servit de délégué à la pétition au nom d’une communauté rurale ou urbaine. L’appel pour un « conseil des députés » (majles-e wokalâ, ou majles-e montakhabin « conseil des délégués ») issu de diverses classes sociales et agissant collectivement comme un conseil de justice au nom de leurs électeurs fut également au centre des décisions.

Jusqu’au coup d’État du 23 juin 1908, les constitutionnalistes remportèrent la plupart des batailles sur l’autorité du Shâh. L’assemblée consultative initialement convoquée avec de vagues fonctions délibératives et judiciaires se transforma en assemblée consultative nationale (majles-e shorâ-ye melli), un organe constitutif (majles-e mo’assesân) doté de larges pouvoirs législatifs et exécutifs. La défense des causes libérales par les députés, la critique ouverte par les journaux et les sentiments antiroyalistes croissants des radicaux isolèrent les conservateurs et les modérés du Majles. Seuls quelques ecclésiastiques, marchands et notables parmi les députés furent sincèrement dévoués au constitutionnalisme. La plupart des députés considéraient le Majles comme un organe consultatif chargé de superviser les réformes judiciaires, fiscales et administratives. Les divisions de classe n’ont pas déterminé leurs orientations idéologiques. Les notables constitutionnels, la plupart formés en Europe et occupant des postes élevés dans le Majles et le gouvernement, ont été influents dans la rédaction de la Constitution et de son supplément. Non seulement ils ont fourni une connaissance indispensable aux systèmes constitutionnels occidentaux, mais ils ont également servi de médiateurs entre les constitutionnalistes et la cour qâdjâre, une fonction qui leur a souvent permis d’exercer une influence modératrice sur le Majles. Ces constitutionnalistes ne représentaient pas un bloc uni et ne partageaient pas des objectifs communs pour tous les motifs, mais ils ont tous reconnu la nécessité d’un système représentatif moderne pour sauvegarder les réformes juridiques et matérielles.

 

Mashrouteh et patriotisme révolutionnaire

 

Dès le départ, les oulémas avaient souligné la nécessité de la compatibilité entre les exigences constitutionnelles et les principes islamiques. Il y eut un consensus sur le fait que restreindre le pouvoir du souverain et de créer un conseil consultatif qui préserverait la « substance de l’Islam » contre la tyrannie domestique et la domination européenne irait de pair. Ce qui restait l’objet de conflit, cependant, était le rôle des oulémas. Les constitutionnalistes islamiques revendiquèrent un rôle de premier plan pour le clergé dans le nouvel ordre. Dès 1906, Hâji Mirza Ebrâhim Shirâzi défendit l’autorité des oulémas contre les intellectuels laïcs. S’adressant à Mohammad-Ali Mirzâ, alors prince héritier, il déclara : « Jusqu’à présent, notre opinion était que le gouvernement se composât d’hommes d’Etat et de politiciens érudits, et non d’Occidentaux, de matérialistes et des lecteurs de journaux desséchés. La Perse est une république islamique, car depuis les temps les plus reculés, les oulémas de tous les peuples et de toutes les villes se sont révoltés contre les gouverneurs ». Au cours du débat sur le supplément à la Constitution en 1907, les partisans de cheikh Fazlollâh Nouri critiquèrent le Majles pour trois raisons. Premièrement, ils firent valoir que les laïcs, sans formation en jurisprudence, n’étaient pas qualifiés pour légiférer en accord avec la charia. En réponse, le Majles fut obligé de réaffirmer l’engagement explicite de l’islam dans la Constitution et de reconnaître l’ascendance de la charia sur sa propre législation. Le Majles accepta également qu’un comité de cinq mojtaheds ait le pouvoir d’opposer son veto à une législation incompatible avec la charia, bien qu’en pratique le Majles n’ait jamais consenti à sa convocation. Deuxièmement, les partisans laïcs du mouvement constitutionnel dénoncèrent le Majles pour avoir adopté le principe d’égalité devant la loi. Troisièmement, Nouri fit valoir que la liberté de la presse n’était pas compatible avec les principes islamiques. Le projet final du supplément à la Constitution limita donc le pouvoir de l’État et interdit la publication de livres jugés « hérétiques et nuisibles à la religion ». Dans un document séparé, le Majles fut obligé de définir le mashrouteh comme « la protection des droits du peuple », définissant les limites du souverain et fixant les fonctions des agents de l’Etat pour éliminer le despotisme et supprimer l’action arbitraire des autorités étatiques. L’interférence avec les principes de la charia et les lois divines, absolument irréversibles et irremplaçables, se situa alors en dehors de la juridiction du Majles.

Ouverture de l’•assemblée consultative nationale (majles-e shorâ-ye melli)

Les sentiments populaires entre 1908 et 1909 provoquèrent une explosion d’activité révolutionnaire contre l’opposition royaliste et conservatrice à la Constitution. L’idée de la révolution était accompagnée d’un sentiment puissant de patriotisme, qui se révéla déterminant dans la formation de l’identité nationale iranienne dans les décennies suivantes. La résistance civile dans plusieurs villes propagea le message de la Révolution constitutionnelle au-delà de la mosquée et la fit descendre dans la rue. Le concept d’amour pour la patrie gagna en popularité dans la résistance contre Mohammad-Ali Shâh et commença à supplanter la loyauté traditionnelle envers le dirigeant. La défense de l’islam et du chiisme se transforma également en un appel à la protection de la nation iranienne. Les sujets persans (ra’yat) devaient être appelés citoyens et compatriotes, prêts à mourir pour leur patrie. Le terme de mellat (nation) ne signifiait plus une communauté de croyants au sein d’une société compartimentée, mais les peuples d’un pays partageant un patrimoine national (melli) et des intérêts communs au-delà de leurs divisions religieuses et ethniques. Contrairement à l’Empire ottoman d’où ce nouveau sens du mellat provenait, l’Iran se caractérisa par une plus grande homogénéité religieuse et culturelle, qui permit l’expression politique du nationalisme conscient dans de nouvelles institutions comme l’Assemblée consultative nationale et plus tard, le Gouvernement national. Le groupe révolutionnaire pro-socialiste de Tabriz connu sous le nom de Markaz-e gheybi (noyau invisible), responsable du recrutement et de la formation des révolutionnaires, fut également très influent. Les titres de deux leaders populaires de la résistance de Tabriz, Sardâr-e Melli (chef national) Sattâr Khân et Sâlâr-e Melli (leader national) Bâgher Khân, nourrirent l’esprit romantique des nationalistes (melliyoun), vantant la valeur de l’homme ordinaire et sa volonté de se sacrifier pour son pays. Ces hommes furent les premiers d’un nouveau type de héros iranien, salués comme des sauveurs nationaux et enveloppés d’une aura de « patriotisme béni ».

La Révolution a été comprise comme un soulèvement sans concession contre la domination étrangère et les privilèges immérités de l’élite. La Révolution française servit de modèle à la Révolution Constitutionnelle iranienne, mais sans doute la présence de révolutionnaires caucasiens (Arméniens, Géorgiens, Azerbaïdjanais et Russes) qui, après l’échec de la Révolution russe en 1905, rejoignirent le mouvement de résistance à Tabriz et Racht, contribuèrent à transformer la résistance politique dans la lutte révolutionnaire. À Tabriz, les divisions traditionnelles entre les quartiers de la ville renforcèrent la polarisation entre les constitutionnalistes et les royalistes. La brève devise de la « révolution » (enqelâb), qui était auparavant un terme péjoratif causant l’agitation et l’anarchie, en était venue à être employée dans un sens positif, comme une traduction appropriée de la « révolution », avec toutes ses connotations modernes.

Parlementaires et partis politiques

 

L’isolement des partisans du mashrouteh et la victoire constitutionnelle de juillet 1909 initièrent une phase de parlementarisme laïc et de partis politiques. Cependant, en l’absence des moyens traditionnels de contrôle doctrinal, l’explosion de l’activité politique ne conduisit pas à une efflorescence idéologique de grande ampleur ou à la prédominance d’un courant idéologique quelconque. Les acquis de la Révolution constitutionnelle se limitèrent donc essentiellement à déloger les vieilles institutions, l’ancien régime qâdjâr et l’establishment conservateur. De plus, les constitutionnalistes du Second Majles détournèrent leur attention de l’idéologie vers les problèmes immédiats du pays. La menace impérialiste contre l’intégrité territoriale de l’Iran, apparue d’abord dans le pacte secret anglo-russe de 1907, fut démontrée plus tard par l’ultimatum conjoint de novembre 1911. L’expulsion de l’Américain William Morgan Shuster, chargé de réformer le Trésor iranien, sous l’impulsion des Russes et des Anglais, la liquidation brutale du Parlement et l’occupation russe de Tabriz furent les évènements décisifs de cette année. Malgré les appels passionnés à la résistance à l’intérieur et à l’extérieur du Majles, les députés et le gouvernement n’eurent d’autre recours que de répondre à l’agression étrangère et aux troubles intérieurs par l’apaisement. Les radicaux du Premier Majles devinrent le parti social-démocrate et plus tard le parti démocratique au Second Majles. Leurs adversaires, la majorité des députés, formèrent une coalition appelée « les Modérés » (e’tedâliyoun) et plus tard « les Modérés sociaux ».

Pour les sociaux-démocrates, l’apparition prématurée de la Révolution avait résulté de son caractère anti-impérialiste. Par conséquent, le nationalisme devait être encouragé et le gouvernement constitutionnel devait restreindre les privilèges des plus fortunés et faire des concessions au profit des pauvres. Ils ont donc considéré la réforme agraire comme essentielle afin de briser la noblesse foncière, leurs adversaires au Majles. Bien qu’ils n’aient pas proposé la redistribution obligatoire des terres agricoles privées, ils ont favorisé la distribution des terres de la Couronne ainsi que l’achat des terres privées par une banque agricole afin de les distribuer parmi les paysans. Dans la pratique, le deuxième Majles n’alla pas plus loin que l’abolition du toyoul (bénéfice, une sorte de régime foncier) et des pensions gouvernementales non acquises (mostamarri). D’autres éléments du programme démocratique de 1910 qui ne furent pas mis en œuvre furent les suivants : l’impôt sur le revenu et autres impôts directs, la restriction de l’exploitation des biens par les propriétaires, ou encore la législation du travail rudimentaire et le rôle accru du gouvernement dans le contrôle des ressources nationales.

Constitutionnalistes de Tabriz

D’autre part, les politiques des modérés du second Majles furent pragmatiques et souvent idéologiquement inarticulées ou incohérentes. Ils rejetèrent la redistribution des terres et les réformes financières majeures et recommandèrent l’apaisement des puissances voisines - ce qui en pratique signifiait souvent une collaboration. Presque tout l’establishment qâdjâr soutint les modérés, y compris les royalistes, les notables fonciers et tribaux et les principaux marchands. L’insolvabilité financière, l’insécurité et la menace de division territoriale et d’occupation militaire demeurèrent les problèmes les plus urgents, mais l’échec des gouvernements successifs à les résoudre favorisa progressivement la désillusion dans la littérature postrévolutionnaire et la presse. Après 1911, il y eut un désir populaire d’un homme fort, un sauveur politique, qui pourrait livrer ce que le constitutionnalisme parlementaire n’avait pas réussi à accomplir.

Dès le deuxième Majles, on crut que la nécessité d’un gouvernement fort et efficace pour préserver l’intégrité de la Perse contre l’occupation étrangère était telle que les objectifs démocratiques de mashrouteh - la liberté d’expression et la politique des partis, entre autres - pourraient être différés jusqu’après l’atteinte d’une véritable sécurité publique, la mise en place de réformes financières, administratives, militaires, éducatives et judiciaires, ainsi que l’obtention d’une plus grande indépendance vis-à-vis des puissances impérialistes. Néanmoins, les droits civils reconnus dans la Constitution ne furent pas tous perdus. Bien que les constitutionnalistes n’aient pas établi de garanties suffisantes pour la préservation des droits démocratiques, la Constitution fournit un cadre rudimentaire au traitement par l’État de ses citoyens. De plus, le but général de la Révolution constitutionnelle n’était pas de saper l’autorité du gouvernement, mais plutôt de combattre le pouvoir arbitraire de l’État. L’affaiblissement du gouvernement résulta plus de l’intervention étrangère et des troubles intérieurs que des actions du Majles et des constitutionnalistes. Les objectifs non politiques de la Révolution constitutionnelle, en particulier l’éducation des masses, le développement économique, l’établissement d’un pouvoir judiciaire indépendant et d’un État centralisé doté d’une armée puissante ainsi que d’une bureaucratie étendue, constituèrent l’ordre du jour des premières réformes sous Rezâ Shâh (1925-41), au détriment des objectifs politiques de la Révolution.

Bibliographie :


- Abrahamian E., « La foule dans la Révolution persane », Iranian Studies, No. 2, 1969, pp. 128-50.


- Amanat A., « Entre la madrasa et le marché. La désignation du leadership clérical dans le chiisme moderne », dans S. Amir Arjomand, éd., dans Autorité et culture politique dans le chiisme, Albany, N.Y., 1988, p. 98-132.


- Bahâr, Mohammad Taghi, Târikh-e mokhtasar-e ahzâb-e siâsi (Histoire concise des partis politiques), Sherkat-e Sahâmi Ketâb-hâye Jibi, Téhéran, 1998.


- Kasravi Ahmad, Enghelâb-e Mashrouteh (La Révolution constitutionnelle), Tâbân, Téhéran, 1967.


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