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u début du XXe siècle, l’Iran fait l’expérience d’une période de peur et d’espoir, une période qui introduit les Iraniens dans une nouvelle ère socio-politique. C’est durant cette période que l’on assiste à la naissance des vrais partis politiques en Iran et à la transformation de la monarchie absolue en monarchie constitutionnelle. Comme toute révolution, celle-ci se fait avec la participation de personnes très différentes mais relativement unies. La Révolution constitutionnelle est le résultat des efforts conjugués des intellectuels libéraux ou socialistes, du clergé chiite et de la majorité des classes sociales. Le clergé chiite a en particulier joué un rôle essentiel dans la mobilisation du peuple du fait de sa solide assise populaire. L’un des jurisconsultes actifs durant la Révolution constitutionnelle est l’ayatollah Seyyed Abdollâh Behbahâni.
Terre de sagesse orientale, qui fit peut-être rêver Montesquieu, le critique politique de sa propre société, l’Iran est pourtant écarté du brassage d’idées et des courants de pensée qui mènent en Europe aux monarchies limitées et aux républiques. Et cette situation continua quasiment jusqu’au milieu du XIXe siècle [1]. La société iranienne a été gouvernée, du XVIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, par des dynasties qui ont pour la plupart su attirer l’approbation du clergé [2].
Nâssereddin Shâh Qâdjâr est le premier roi iranien à montrer un grand intérêt pour des voyages de loisirs en Europe, ce qui fait de l’Europe un phénomène de mode et confronte la classe aisée iranienne, allée en Europe pour étudier ou voyager, au progrès, à la technologie et aux idées politiques européennes. Ces découvertes provoquent un changement social en Iran. Les Iraniens s’ouvrent au « nouveau monde » au-delà de leurs frontières et à son fonctionnement. Après bien des péripéties et une Révolution, ce changement social aboutit à la rédaction d’une Constitution sur le modèle des Constitutions belge et française, à la fin de l’absolutisme royal et à l’institution d’une monarchie parlementaire. L’ordre de la mise en place du Majles-e Shorâ-ye Melli (Assemblée Consultative Nationale) est signé en 1906 par Mozaffareddin Shâh Qâdjâr [3], qui meurt peu de temps plus tard. Le nouveau roi, Mohammad Ali Shâh, s’oppose avec virulence aux constitutionnalistes [4] et ordonne à la brigade cosaque dirigée par le colonel russe Liakhov de canonner l’édifice du Majles (Assemblée Nationale) et d’arrêter les parlementaires à l’aide des troupes russes. Il met ainsi fin à la Constitution et dissout l’Assemblée [5]. La lutte révolutionnaire continue donc jusqu’en 1909 où la Constitution et le Parlement sont de nouveau rétablis.
Selon Ahmad Kasravi, la Révolution constitutionnelle s’enracine dans la rencontre entre l’Europe et l’Iran et l’éveil de la conscience nationale des Iraniens contre l’injustice [6]. Cet éveil tire son origine de l’influence de personnalités politiques ou de figures intellectuelles, comme Amir-Kabir, le chancelier réformateur de Nâssereddin Shâh, ou d’intellectuels religieux ou laïcs, tels que Seyyed Jamâleddin Assadâbâdi, Mirzâ Malkom Khân ou encore Mirzâ Aqâkhan Kermâni [7]. Ces intellectuels, qui voyagent à l’étranger et découvrent la modernité, notamment politique, transmettent ces nouvelles valeurs à la société iranienne, et suscitent ainsi un grand changement socio-politico-historique [8]. Assadâbâdi, constatant, pendant ses séjours en Inde, « la force de la rébellion et la confrontation du peuple indien aux Britanniques » tient, à son retour en Iran, des discours encourageant les intellectuels et les religieux à combattre les grandes puissances étrangères et à « mettre en place des réformes au sein de la monarchie » [9]. Quant à Malkom Khân, après son retour en Iran, il publie un journal nommé Ghânoun (Loi en persan) afin de transmettre ses idées [10]. Dans ses écrits, il critique le despotisme et insiste sur les avantages de la mise en place de véritables lois [11].
Ce sont ces idées de réformes transmises par les intellectuels qui incitent l’éveil politique du peuple. Cet éveil, conjugué au mécontentement des Iraniens face à la condition économique et politique désastreuse de leur pays, comme la dépendance totale de l’économie iranienne aux pays étrangers, en particulier à la Russie et à l’Angleterre, l’exportation des productions agricoles à l’étranger, la faillite des industries et des artisanats, l’augmentation des taxes et le désordre général d’un système corrompu « arrosent l’arbre de l’aspiration constitutionnelle iranienne » [12]. Parmi de grands intellectuels qui ont eu un rôle fondamental, citons aussi Taghizâdeh, Parvaresh, Dehkhodâ et chez les religieux, Mohammad Tabâtabâï ou Abdollâh Behbahâni [13]. Kasravi estime que le régime constitutionnel a été fondé en Iran par les ulémas [14]. Il accentue donc spécialement l’influence de Tabâtabâï et de Behbahâni en tant que leaders de ce mouvement [15].
Seyyed Abdollâh Behbahâni, né en 1840 dans une famille religieuse à Nadjaf et mort à Téhéran en 1910, devient faqîh en 1878 après la mort de son père. Il a été l’un des importants chefs du mouvement constitutionnel. Précisons que depuis l’époque qâdjâre, les religieux ont toujours profondément influencé les événements sociaux du pays [16].
Après le pilonnage de l’Assemblée qui a finalement conduit à la destitution du roi, une nouvelle Assemblée voit le jour en novembre 1909. Deux principaux partis politiques, le parti démocrate et le parti des socialistes modérés, commencent à fédérer le mouvement révolutionnaire [17]. Behbahâni et Tabâtabâï soutiennent le second [18]. Avant cela, Behbahâni avait déjà été l’un des acteurs les plus actifs dans la création de la Constitution [19]. Après la mise en place du régime monarchique constitutionnel et suite à la promulgation de la Constitution, il cesse son activité révolutionnaire par principe de non-violence [20]. Kasravi déclare à ce propos : « Behbahâni et Tabâtabâï voulaient régler tout par le conseil et la maxime (…). Ils s’opposaient à l’idée de toute résolution conflictuelle et violente, en dépit de la révolte sans précédent qu’il y avait eu en Iran. Et cette manière de penser semble avoir été un obstacle lors de l’élaboration de la Constitution [21] ».
Il existait à l’époque chez les constitutionnalistes deux idées d’organisation de l’Assemblée complètement opposées : un groupe estimait que le parlement iranien se devait d’élaborer un modèle national inféodé au religieux, propre à lui, alors que l’autre groupe soutenait l’idée de la pure application d’une Constitution copiée sur des modèles européens. Parmi les constitutionnalistes du premier groupe se trouvaient les religieux de Najaf et en Iran, entre autres, les ayatollahs Behbahâni et Tabâtabâï. Ce groupe soutenait tout aussi activement que l’autre l’instauration de la Constitution et du régime parlementaire [22]. C’est notamment l’ayatollah Behbahâni qui demanda la création d’une « Assemblée du Conseil d’Etat » [23].
Parallèlement, il y avait des associations politiques à Téhéran sous la direction de certains intellectuels non-religieux tels que Taghizâdeh, qui cherchaient à établir un Etat coutumier. C’est pour atteindre ces objectifs qu’elles allaient jusqu’à menacer de mort les partisans de l’autre groupe, notamment des religieux comme Behbahâni [24]. Ce dernier avait en vue, plus que la résolution des problèmes immédiats, l’importance du respect de la Constitution et de l’Etat de droit. Pour lui, la seule existence de l’Assemblée était en soi vitale pour contrôler les abus de la monarchie et améliorer les conditions socio-politiques de l’Iran [25]. Cependant, il désapprouvait l’importation des Constitutions européennes et leur contenu en partie coutumier en Iran, car il estimait que la loi coutumière se substituerait à la loi religieuse [26]. Comme de nombreux autres religieux, il insistait donc sur l’élaboration d’une Constitution qui aurait également une source religieuse [27].
Dans un contexte qui voyait d’une part l’opposition d’un certain clergé royaliste à tout constitutionnalisme et qui voulait le rétablissement de l’absolutisme royal ; et d’autre part, l’élite laïque et occidentalisée qui voulait, sans recul ou réflexion, occidentaliser l’Iran pour le soigner de ses maux, Behbahâni et les autres guides religieux constitutionnalistes ont joué un rôle très important en préservant d’un côté l’assise populaire de la Constitution auprès du peuple, et de l’autre côté en contrebalançant les excès du clergé absolutiste et de l’intelligentsia occidentalisée et déconnectée de la nation iranienne dans son ensemble [28].
Cependant, l’ordre de désarmement des forces révolutionnaires approuvé par Behbahâni et Tabâtabâï, aux derniers jours de la vie de l’Assemblée, fait apparaître une certaine faiblesse politique chez ces deux leaders constitutionnalistes [29]. Kasravi revient sur ces deux aspects différents de Behbahâni : « Bien qu’il ait courageusement traversé les deux armées pour atteindre le bâtiment du Parlement lors du canonnage de l’Assemblée, il n’a pas été capable de prendre une décision stratégique lors des moments difficiles, tel ce jour où l’attaque des cosaques contre l’Assemblée était sur le point de débuter [30]. »
Après le canonnage de l’Assemblée, Behbahâni et de nombreux autres protestataires organisèrent un sit-in au Parc Bâgh-e Shâh pour protester contre cette injustice auprès du roi, mais ils furent attaqués par les cosaques [31]. Plus tard, Behbahâni tenta d’user de son influence pour faire libérer des personnes emprisonnées lors de ces événements. Eynoddowleh, le chancelier, refusa de le recevoir et se moqua de lui.
Finalement, Behbahâni est élu député du deuxième Parlement, après la restauration de celui-ci et la destitution de Mohammad-Ali Shâh. Taghizâdeh, l’un des laïcs ultras, fut aussi député et fonda le parti démocrate dont l’objectif principal était la lutte contre les Modjâhedin ou combattants constitutionnalistes. L’ayatollah Behbahâni est l’une des victimes de Taghizâdeh [32]. Les complices de Taghizâdeh l’assassinèrent en 1910 dans sa maison [33]. Les meurtriers de cet ayatollah s’appellent Heydaramou Oghli et Rajab Sarâï.
Behbahâni, avec Tabâtabâï, Sattâr Khân et Bâgher Sattâr, est aujourd’hui reconnu comme l’un des pères de la Constitution et de l’établissement d’un Etat de droit en Iran.
Le mouvement constitutionnel était enraciné dans le profond mécontentement des Iraniens face aux conditions socio-politiques désastreuses. Il a été nourri par les travaux et les activités incessantes des intellectuels qui ont mené à un éveil politique sans précédent chez les Iraniens. Cependant, ce mouvement n’a pas réussi à atteindre son but qui était l’établissement d’un gouvernement juste et basé sur la loi. La défaite de ce mouvement est souvent considérée comme en particulier due aux ingérences des puissances russe et anglaise, face auxquelles l’Iran décadent et affaibli des Qâdjârs ne pouvait résister. Les vieilles habitudes courtisanes, la corruption, la faiblesse de la classe politique iranienne et les divisions internes chez les constitutionnalistes ont fait le reste.
Précisons un dernier point pour souligner l’importance sociale du rôle des oulémas constitutionnalistes comme Behbahâni et Tabâtabâï : les partis politiques étaient à l’époque encore quasiment à l’état d’ébauche. Ces partis ne possédaient pas une structure, une organisation et la force nécessaire pour garantir l’application de la Constitution. Ce rôle était pris en charge par les oulémas, qui ont joué un rôle décisif pour donner réellement une assise populaire aux idées politiques modernes et aux principes constitutionnels, notamment en invitant incessamment les Iraniens à s’associer à ce mouvement historique.
Bibliographie :
Dolatâbâdi, Hâdi, « La genèse et la vie des partis politiques iraniens à travers les révolutions iraniennes », (http://paperroom.ipsa.org/papers/paper_35607.pdf, page consultée le 16 juillet 2018).
Kasravi, Ahmad, Târikh-e mashrouteh-ye Irân (Histoire constitutionnelle de l’Iran), Téhéran, éd. Amir Kabir, 1984.
Kermâni, Nâzemoleslâm, Târikh-e bidâri-e Irâniân (Histoire du réveil des Iraniens), Téhéran, éd. Agâh, 1982.
Yazdâni, Sohrâb, Kasravi va Târikh-e mashrouteh-ye Irân (Kasravi et l’Histoire du mouvement constitutionnel d’Iran), Téhéran, éd. Ney, 2014.
« Yek Djostâr-e Târikhi (Une recherche historique) », (1940-juillet), in : Peymân, sixième année, n ’b0 10.
[1] Dolatâbâdi, Hâdi, « La genèse et la vie des partis politiques iraniens à travers les Révolutions iraniennes », p. 2, (http://paperroom.ipsa.org/papers/paper_35607.pdf, page consultée le 16 juillet 2018).
[2] Ibid.
[3] Kasravi, Ahmad, Târikh-e mashrouteh-ye Irân (Histoire constitutionnelle de l’Iran), Téhéran, éd. Amir Kabir, tome I, 1984, p. 8.
[4] https://tarikhema.org/contemporary/iranc/qajarian/16162/%D8%B2%D9%86%D8%AF%DA%AF%DB%8C%D9%86%D8%A7
[5] Ibid.
[6] Yazdâni, Sohrâb, Kasravi va Târikh-e mashrouteh-ye Irân (Kasravi et l’Histoire du mouvement constitutionnel d’Iran), Téhéran, éd. Ney, 2014, p. 48.
[7] Kermâni, Nâzemoleslâm, Târikh-e bidâri-e Irâniân (Histoire du réveil des Iraniens), Téhéran, éd. Agâh, premier chapitre, p. 11-221 ; cité dans Yazdâni, Sohrâb, Kasravi va Târikh-e mashrouteh-ye Irân (Kasravi et l’Histoire du mouvement constitutionnel d’Iran), Téhéran, éd. Ney, 2014, p. 48.
[8] Dolatâbâdi, Hâdi, op.cit., p. 2-4.
[9] Ibid., p. 3.
[10] Ibid., p. 3.
[11] Ibid., p. 4.
[12] Ibid., p. 2-4 ; Yazdâni, Sohrâb, op. cit., p. 45-59.
[13] Yazdâni, Sohrâb, op. cit., p. 97.
[14] « Yek Djostâr-e Târikhi (Une recherche historique) », (1940-juillet), in : Peymân, n ’b0 10, p. 601 ; cité dans Yazdâni, Sohrâb, op. cit., p. 97.
[15] Ibid
[16] Ibid., p. 115.
[17] Dolatâbâdi, Hâdi, op.cit., p. 8 ; Yazdâni, Sohrâb, op. cit., p. 140-141.
[18] Ibid
[19] Yazdâni, Sohrâb, op. cit., p. 97.
[20] Ibid., 97-98.
[21] Kasravi, Ahmad, op. cit., p. 373.
[22] « Yek Djostâr-e Târikhi (Une recherche historique) », (1940-juillet), in : Peymân, sixième année, n ’b0 10, p. 602 ; cité dans Yazdâni, Sohrâb, op. cit., p. 120.
[23] Yazdâni, Sohrâb, op. cit., p. 121.
[24] Ibid., p. 123.
[25] Ibid., p. 124.
[26] Ibid., p. 126.
[27] Ibid., p. 132.
[28] Ibid., p. 137.
[29] Yazdâni, Sohrâb, op. cit., p. 98.
[30] Ibid ; Kasravi, Ahmad, op. cit., p. 587-589.
[31] Kasravi, Ahmad, tome II, op. cit., p. 644.653.
[32] Yazdâni, Sohrâb, op. cit., p. 103.