N° 154, septembre 2018

Forsat Shirâzi, l’extraordinaire poète de la Révolution constitutionnelle


Saeid Khânâbâdi


Le 23 juin 1908, le roi Mohammad Ali Qâdjâr ordonne à Vladimir Liakhov, le chef russe des brigades royalistes, de canonner l’édifice du Parlement iranien, symbole de la récente Révolution constitutionnelle. De nombreux députés et intellectuels sont arrêtés et exilés dans la foulée et un grand nombre de leaders constitutionnalistes exécutés. Le roi despote veut à tout prix mettre un terme aux aspirations démocratiques du peuple iranien. À l’occasion de la restauration de la monarchie absolue et pour célébrer sa victoire contre les constitutionnalistes, le monarque organise par la suite un banquet royal et invite les poètes pour célébrer cette répression. Lors de cette cérémonie, chaque poète récite quelques distiques panégyriques du roi qâdjâr, lequel rémunère le poète avec une somme d’argent, continuant ainsi une longue tradition royale iranienne de mécénat.

Forsat Shirâzi

Les poètes s’avancent et glorifient le roi l’un après l’autre. C’est maintenant au tour de Forsat Shirâzi. Les invités attendent patiemment les rimes du poète célèbre de l’époque, chercheur iranologue et auteur de l’ouvrage de référence Assâr-e Adjam, peintre doué, journaliste et photographe constitutionnaliste, disciple politique de Seyyed Jamaleddin Assadâbadi et élève gnostique de Sheykh Mohammad Mofid Dâvar.

Forsat se poste devant le trône. Les serviteurs du Shâh se félicitent d’avoir pu l’inviter en l’absence des autres poètes révolutionnaires, en majorité exécutés ou en prison. En l’absence d’Aref Ghazvini, Nassim Shomâl, Farrokhi Yazdi, Eshghi, Lahouti et Bahâr, ils se flattent d’avoir quand même réussi à avoir un poète de la stature de Forsat Shirâzi dans la liste des invités de l’audience royale. Forsat se tient maintenant devant le roi despote qui pense avoir écrasé la Révolution constitutionnelle et se sent satisfait d’avoir pu renforcer le royaume hérité de ses pères autoritaires, ces ombres de Dieu sur terre. L’autoritaire et orgueilleux Mohammad Ali Shâh se flatte à cet instant de contrôler enfin l’esprit libre et intransigeant du patriote Forsat Shirâzi. Tous les regards convergent vers le poète. Le roi se recueille pour écouter. Le poète commence à déclamer :

Autorisé par quelle Constitution ? Admis par quelle religion ?

Ô despote ! Tu as versé mon sang de constitutionnaliste ?!

Agresseur, agressif, belliciste, tu n’es qu’un bandit sans passion !...

Un silence de mort tombe dans la salle d’audience. Les courtisans du roi n’osent pas même respirer. Ils connaissent le caractère violent du roi Mohammad Ali. Ce dernier est sidéré. Comment ce poète ose déclamer de tels vers devant celui qui vient de faire exécuter des dizaines de révolutionnaires ? Lui qui croyait avoir étouffé la rébellion à jamais se fait défier dans son propre palais. Mohammad-Ali Shâh avait jusqu’alors sous-estimé l’importance de la littérature et la valeur de la poésie dans les engagements politiques. Mais ce jour-là, humilié par cet artiste courageux, il se réveille.

Le visage énervé et rougi du monarque suffit comme ordre aux courtisans qui se jettent immédiatement sur Forsat pour l’interrompre et le font sortir de la salle à coups de pieds et de poings. Quand le poète est exfiltré manu militari, un agent de sécurité du palais le vise de son arme et tire. La balle traverse la poitrine de Forsat et il est donné pour mort. Mais Forsat survit à cette blessure et en témoigne quelques mois plus tard, avec la conquête de la capitale par les forces révolutionnaires, la libération des prisonniers politiques, l’abdication et la fuite du roi despote. Des élections sont organisées et le Parlement rouvre ses portes. Le peuple admire la bravoure du poète qui, à l’apogée de la répression royale, a symbolisé la conscience vigilante d’une nation résistante.

Aujourd’hui, une des rues de la capitale iranienne porte le nom de ce poète. La rue Forsat Shirâzi se trouve tout près de l’Université de Téhéran, à quelques centaines de mètres de la célèbre place de la Révolution.

Mirzâ Mohammad Nassir Hosseyni dit Forsat (1854-1920) est né à Shirâz dans une famille artiste et savante. Son arrière-grand-père, Mirzâ Nassir Jahromi, fut le médecin de la cour de Karim Khân le Zand. Son père Mirzâ Jafar, dit Behjat Shirâzi, fut également un poète connu et un calligraphe enlumineur. Forsat aussi pratiquait la miniature à côté de la poésie. Il maîtrisait plusieurs langues étrangères notamment l’anglais, l’arabe, le français et le hindi. Il connaissait également très bien les langues perses antiques comme le pahlavi. Forsat fut le premier Iranien contemporain à apprendre le cunéiforme pour déchiffrer les bas-reliefs préislamiques, et le premier à avoir cartographier le plan aérien du site antique de Persépolis. Son ouvrage colossal, Assâr-e Adjam, est le premier livre persanophone qui décrit l’héritage historique des ères achéménide et sassanide selon une méthodologie moderne. Cet ouvrage de 600 pages comprend 50 gravures illustrées par Forsat lui-même. Ces images concernent plutôt les sites historiques de la province de Fârs comme Persépolis et Pasargades, mais reviennent aussi sur le site de Bisotoun à Kermânshâh et les vestiges du palais de Ctésiphon (Arc de Kasra) en Irak. Ce livre a joué un rôle fondamental dans la redécouverte, au début du XXe siècle, du patrimoine archéologique et historique préislamique par les Iraniens. Dépourvu de financement étatique ou privé, Forsat vend sa maison et son domaine familial pour pouvoir éditer cet ouvrage. Pour publier son livre, il se rend en Inde et commande une centaine d’exemplaires lithographiques de son ouvrage chez une maison iranienne de publication à Bombay. Ce livre rencontre un grand succès et sera enfin publié par l’imprimerie royale. Assâr-e Adjam a provoqué pour la première fois chez les Iraniens, nation et gouvernement confondus, une prise de conscience de l’importance de leur héritage archéologique, à l’époque pillé et endommagé par les fouilles irresponsables des orientalistes européens.

L’une des gravures illustrées par Forsat lui-même

Les recherches et les études de Forsat Shirâzi sur l’histoire de la Perse antique le rendent critique à l’égard de l’actualité politique de son pays. Conscient de la grandeur ancienne de l’Iran, Forsat souffre de voir son pays tombé dans une décadence et une misère infinie. C’est la conscience du triste état de l’Iran qui pousse Forsat vers les activités politiques. Il rencontre Seyyed Jamâleddin Assadâbadi qui lui fait découvrir ses idéaux réformistes et anti-despotiques.

En 1905, à la veille de la Révolution constitutionnelle, Forsat se rend à Téhéran et y reste jusqu’en 1908. Durant ce séjour, il écrit dans des journaux révolutionnaires comme Sour-e Esrâfil et Hablolmatin. Il photographie également les moments historiques de la Révolution constitutionnelle. Aujourd’hui, ses photographies constituent une source précieuse pour les chercheurs iraniens. A l’époque, il rédige également un ouvrage sur la Révolution constitutionnelle, mais ses manuscrits sont détruits par les agents royaux. Après la victoire de la Révolution, Forsat est nommé directeur du département de l’éducation de la province de Fârs. A ce titre, il fait construire des écoles modernes et pense même à créer un système d’éducation mobile pour les enfants des tribus nomades.

Forsat Shirâzi était un grand admirateur du poète Hâfez. Après sa mort, il a été enterré juste à côté de ce dernier, son maître spirituel en poésie. Poète, peintre, historien, politicien, journaliste, photographe, chercheur et scientifique, Forsat Shirâzi, cet homme éclectique a su fusionner en lui-même des tendances en apparence contradictoires. Chez lui, la création poétique et l’intérêt pour les sciences humaines mènent naturellement à l’engagement patriotique et l’activisme politique. Un pont relie ses divers centres d’intérêt : un amour profond pour l’Iran.

Sources :


- Shirâzi, Forsat, Assâr-e Adjam (Les monuments des Iraniens), édité par Rastegâr Mansour, éd. Amir Kabir, Téhéran, 1998


- Sâlehi Mohamad Hossein, Negâhi be assâr-e mossavareh-ye Forsat Shirâzi (Un regard sur les œuvres visuelles de Forsat Shirâzi), publié par l’institut Texte de l’Académie iranienne de l’art, Téhéran, 2012


- http://www.doctv.ir/programs/7893-%D8%A2%D8%AB%D8%A7%D8%B1-%D8%B9%D8%AC%D9%85, Assâr-e Adjam, Film documentaire persanophone à propos de la vie de Forsat Shirâzi


- http://www.iranreview.org/content/Documents/Contemporary_History_

The_Bombardemant_of_Majlis_June_23rd_1908.htm


- http://www.iranicaonline.org/articles/forsat-al-dawla


- https://www.britannica.com/place/Iran/The-Qajar-dynasty-1796-1925#ref315886


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