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Chaque révolution a ses pères fondateurs et/ou spirituels. Lors de la Révolution française (1789), il s’agissait des Lumières, à savoir notamment Rousseau, Voltaire et Diderot, qui ont joué un rôle incontestable dans la pensée de cette révolution. Pour la révolution d’Octobre (1917), Lénine et Trotski ont joué un rôle similaire en Russie. Quant à la Révolution constitutionnaliste iranienne de 1906, plusieurs intellectuels iraniens y furent impliqués, dont Mirzâ-Fathali Akhoundzâdeh, Zeinolâbedin Marâghei et Mirzâ-Abdorrahim Talebov-e-Tabrizi.
Avant de commencer le récit de la vie et de l’œuvre de Talebov, revenons sur le point que nous avons abordé : chaque révolution a ses pères fondateurs et/ou penseurs. Mais pourquoi ? Il faut aller plus loin pour dire qu’il n’y a pas de révolution sans grands penseurs ou prêcheurs. Prenons l’exemple de la Révolution islamique de 1979. Sans la parole de Mortezâ Motahari ou d’Ali Shariati, sans la parole et l’action de l’ayatollah Khomeiny, les revendications populaires auraient-elles été capables de se transformer en action révolutionnaire ? La révolution a besoin de mots, davantage ou autant que d’actes. Peut-être en cela la révolution ressemble-t-elle à l’amour. Sans le mot, il y aurait peine à avoir de l’amour, ou du moins le vrai amour, l’amour « réalisé ». Tout comme l’amour qui, pour son incarnation et sa réalisation, a besoin de la parole, la révolution nécessite le sermon et le langage pour se concrétiser. L’image est fortement révélatrice : celle de Robespierre présidant la Convention nationale, celle de Lénine s’exprimant sur la place Rouge de Moscou, celle d’Ali Shariati tenant ses discours à la Hosseinieh Ershâd (mosquée au centre nord de Téhéran). En vérité, l’image est celle d’un orateur intervenant dans l’agora de la cité, ou dans un lieu de rassemblement de la ville (espace public selon les urbanistes).
En ce qui concerne la Révolution constitutionnaliste iranienne, que l’on appelle parfois à tort la Révolution constitutionnelle (or il s’agissait bien d’une révolution visant à instaurer un parlement et une constitution, non pas à les réformer), il faut dire que contre toute attente, elle ne s’est pas vraiment présentée sous une telle forme. Les révolutionnaires étaient ou bien des commandants militaires (comme Sattâr Khân et Bâgher Khân), ou bien des chefs de tribu (comme Mohammad-Vali Khân Tonekâboni), ou encore des gens ordinaires improvisés en meneurs du mouvement (Hossein Bâghebân). Il est vrai qu’il y avait également des intellectuels, des figures de pensée et de parole, mais lorsqu’on parle de cette révolution, aucune image de sermon ou de discours « devant le peuple », à la Robespierre, à la Lénine ou à la Shariati ne vient à l’esprit (le peuple, ce mot clé dans chaque révolution).
Mirzâ-Abdolrahim Talebov-e-Tabrizi est né en 1831 (ou 1834) dans le quartier Sorkhâb de Tabriz, dans une famille de charpentiers. A l’âge de 16 ans, il part pour Tbilissi afin de travailler comme apprenti-entrepreneur. Dans le Caucase, il fait la connaissance de penseurs révolutionnaires russes tels que Belinski et Dobrolioubov, ainsi que de Mirzâ Fathali Akoundov (Akhoundzâdeh) qui écrivait en persan et en azéri. Il s’agit de la période où le parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) étendait le domaine de ses activités, et de nombreux penseurs étaient attirés par leurs idéaux. Talebov a passé une grande partie de sa vie à Temir-Khan-Choura (actuellement Bouïnaksk), ville située aujourd’hui au Daghestan en Russie. Elargissant le domaine de ses études, il étoffa sa prose simple et claire qui le fit compter parmi les précurseurs de la prose moderne persane. Il écrivit également de nombreux ouvrages scientifiques et philosophiques. Parmi ses ouvrages de sciences naturelles, on peut citer un manuel de physique et un traité d’astronomie. Parmi ses ouvrages de réflexion philosophique, mentionnons Safineh-ye Tâlebi, Massâlek-ol-Mohsenin, ou encore Massâel-ol-Hayât. A l’instar des autres figures intellectuelles de la Révolution constitutionnaliste iranienne, ses livres furent publiés à Tbilissi, à Istanbul ou au Caire, et furent également mis sur le marché à l’intérieur de l’Iran.
Vers la fin de ses jours, en 1906, année de la victoire de la Révolution, Abdorrahim Talebov fut élu député de Tabriz à la 1ère législature du parlement consultatif d’Iran (Madjles-e-Shourâ). Cependant, pour une raison restée inconnue, probablement son grand âge, il ne se rendit pas à Téhéran pour représenter les habitants de sa ville natale au premier parlement iranien. Il décéda en 1910 (ou 1911), presque octogénaire. Mohammad Ghazvini et Mohammad-Taghi Bahâr l’ont évoqué dans leurs ouvrages, mettant l’accent sur son style et sur sa pensée. Talebov avait des tendances socialistes, démocratiques et pacifistes, et s’opposait au féodalisme et au colonialisme. Ayant vécu la majeure partie de sa vie en Russie, il a également voyagé en Allemagne. Conscient du retard de l’Iran et de l’Orient par rapport à la civilisation occidentale, il était optimiste à l’égard de l’avenir de son pays et plus globalement de celui de l’humanité. Il croyait également à l’importance des sciences expérimentales et leur rôle dans la vie des hommes.
Les deux ouvrages les plus importants de Talebov sont Safineh-ye Tâlebi (ou Ketâb-e-Ahmad), rédigé en 1890 et publié en 1311 de l’Hégire lunaire à Istanbul, et Massâlek-ol-Mohsenin, rédigé en 1904 et publié en 1323 de l’Hégire lunaire au Caire. Dans le premier, il aborde diverses questions scientifiques, sociologiques et juridiques. Talebov rappelle l’importance de l’Etat de droit et de la mise en place d’un système éducatif moderne. Le livre tourne autour de l’éducation du jeune Ahmad (personnage fictif), rappelant la méthode utilisée par Jean-Jacques Rousseau dans Emile. Avec un mélange de genres qui oscille entre roman d’initiation et ouvrage scientifique, entre traité de droit et texte littéraire, Talebov a su bien créer non pas un système de pensée, mais les éléments de base d’un ensemble s’étant ensuite incarné dans la première Constitution iranienne. Cette dernière a permis la mise en place d’un régime constitutionnel qui a mis fin au règne de la monarchie absolue jusqu’alors en vigueur en Iran.