N° 154, septembre 2018

Sattâr Khân et Bâgher Khân :
les commandants de la nation


Arash Khalili


Bâgher Khân et Sattâr Khân.

Bâgher Khân

 

Bâgher Khân naquit en 1861 dans le quartier Khiyâbân de Tabriz. Son père, Hajj Rezâ, était maçon. Pendant sa jeunesse, Bâgher Khân fut maçon lui aussi pendant un certain temps, ce qui ne l’empêcha pas d’apprendre à lire et à écrire. Dans son quartier natal, il était connu pour son honnêteté et son courage, et était respecté par les habitants malgré ses origines modestes. À l’époque où Mozaffareddin Mirzâ était prince héritier et gouverneur de l’Azerbaïdjân, Bâgher entra pendant un temps au service de la cour princière à Tabriz comme collecteur d’impôts. Ce fut pendant cette période qu’il reçut le titre de « Khân ». Au début de la Révolution constitutionnelle, Bâgher Khân avait près de 45 ans et cela faisait des années qu’il n’était plus au service du gouvernement.

Sattâr Khân et Bâgher Khân entourés par les volontaires à Tabriz. Photo prise en 1908.

 

Sattâr Khân

 

Contrairement à Bâgher Khân, Sattâr Khân n’était pas originaire de Tabriz. Il naquit le 20 octobre 1866 dans un petit village de la région montagneuse de Qaradag (Haut-Karabakh) (Montagne noire en azéri), à quelque 80 kilomètres au nord de Tabriz. Son père, Hajj Hassan, était colporteur et vendait du tissu dans les villages de Qaradag. Sattâr Khân était analphabète et travailla longtemps avec son père à l’extérieur de Tabriz. Comme la plupart des jeunes de Qaradag, les deux frères aînés de Sattâr, Ismaïl et Qaffar, aimaient beaucoup le tir et l’équitation. Plus tard, Ismaïl fut accusé d’avoir aidé un dissident dénommé Qaçag Ferhad (Ferhad le fugitif, en azéri). Ismaïl fut condamné à mort et pendu sur ordre du gouverneur. Après cet événement, la famille émigra à Tabriz et s’installa dans le quartier Amirkhiz.

Sattâr Khân et Bâgher Khân entourés par les volontaires à Tabriz. Photo prise en 1908.

Sattâr quitta Tabriz pendant quelques années et rejoignit la brigade de cavalerie du gouverneur du Khorâssân, l’occasion pour lui de visiter les villes saintes chiites de Nadjaf et de Karbala. Après avoir regagné Tabriz, il se mit au service d’un notable de la ville, puis intégra la gendarmerie. Très vite, le prince héritier Mozaffareddin Mirzâ l’engagea et lui offrit le titre de « Khân ».

Sous le règne de Mozaffareddin Shâh, son fils Mohammad Ali Mirzâ, prince héritier, devint gouverneur de l’Azerbaïdjân. Sattâr Khân devint dissident et dut quitter Tabriz. Pendant une courte période, il se livra au « banditisme » : il pillait les riches et partageait le butin parmi les misérables. Ensuite, il rentra dans la ville et s’occupa de la vente de chevaux à la commission. Au début de la Révolution, Sattâr Khân avait 40 ans et était particulièrement respecté dans le quartier Amirkhiz.

Sattâr Khân et ses hommes à Tabriz.

 

Le coup d’État et l’Association provinciale de Tabriz

 

L’Association provinciale de Tabriz était une organisation non gouvernementale fondée le 28 septembre 1906. Au cours de la Révolution constitutionnelle, cette association représentait les constitutionnalistes en mobilisant les habitants de la seconde grande ville du pays pour exercer une pression constante sur la cour à Téhéran tout en essayant de déjouer les plans du prince héritier despote Mohammad Ali Mirzâ, gouverneur de l’Azerbaïdjân, qui refusait de reconnaître la monarchie parlementaire malgré la décision de son père Mozaffareddin Shâh qui avait signé le décret de l’établissement du régime constitutionnel parlementaire. Les membres de cette association représentaient trois classes sociales : les hommes d’affaires, les oulémas et les intellectuels. L’Association provinciale de Tabriz élut les premiers représentants de l’Azerbaïdjân à l’Assemblée nationale et les envoya à Téhéran. L’association publiait un journal et organisait des réunions et rassemblements afin de diffuser les idées révolutionnaires à Tabriz et dans les autres villes azéries. Les représentants de Tabriz à l’Assemblée nationale exerçaient des pressions sur Téhéran pour accélérer le processus d’élaboration de la nouvelle Constitution.

Tabriz en révolution, la barricade de Sattâr Khân à Amirkhiz.

Dans le même temps, l’Association de Tabriz établit des liens avec les associations révolutionnaires des autres provinces (Téhéran, Kermân, Fârs et Khorâssân) ainsi que les associations de constitutionnalistes iraniens à l’étranger : Bakou (République d’Azerbaïdjân actuelle dominée à l’époque par l’Empire russe), Istanbul (Empire ottoman), et l’association des oulémas chiites à Nadjaf (Irak actuel soumis à l’époque à l’Empire ottoman). Très vite, plusieurs membres de l’Association de Tabriz (comme Ali Monsieur [1], Hadji Ali Devaçi et Rassoul Sadaghiâni, Mohammad Ali Tarbiyat…) créèrent le « Centre secret ». Ce groupe fonctionnait en secret comme branche armée de l’Association de Tabriz. Ses individus étaient membres d’un parti de gauche (Parti social-démocrate révolutionnaire) fondé en 1906, ayant des liens forts avec des Iraniens de Bakou. Ces derniers soutenaient le « Centre secret » par l’envoi d’armes légères et de munitions, et en fournissant des combattants volontaires.

Un rassemblement des révolutionnaires dans le quartier Leilâbâd de Tabriz.

Le « Centre secret » n’était pas seulement un club d’intellectuels, car il bénéficiait aussi d’une base sociale importante composée essentiellement d’ouvriers, de petits paysans, de petits bourgeois et d’autres couches défavorisées de Tabriz et de ses alentours. Ali Monsieur (1879-1910) fut le leader charismatique du « Centre secret ». Il créa d’abord le noyau du parti en y invitant des intellectuels. Tout se passait en secret, d’où le nom de ce groupe. Sattâr Khân et Bâgher Khân ne furent pas membres de l’Association de Tabriz. Ils ne comptaient pas au nombre des leaders politiques des constitutionnalistes de la capitale princière, et étant donné leurs conditions sociales, ils n’avaient peut-être qu’une compréhension incomplète, sur le plan théorique, de ce que représentait un régime constitutionnel. Néanmoins, issus tous les deux des couches populaires, ils connaissaient parfaitement la tyrannie, l’oppression, l’injustice et la discrimination que le despotisme infligeait au peuple.

Les canons des forces gouvernementales à Tabriz en 1908.

Leur tempérament, leurs idéaux et leur mode de vie ne pouvaient que les rapprocher l’un comme l’autre du courant révolutionnaire. Ils ont d’abord rejoint l’Association Haghighat (Vérité, en persan) qui représentait l’Association provinciale de Tabriz au niveau des quartiers. Ils offrirent à l’Association de Tabriz leur charisme, leur loyauté et leur savoir-faire militaire.

Le 23 juin 1908, le colonel russe Vladimir Liakhov (1869-1919), commandant de la Brigade cosaque persane, reçut de Mohammad Ali Shâh l’ordre de bombarder le bâtiment du nouveau Parlement à Bahârestân au cœur de Téhéran. Après le coup d’État, le roi envoya des télégrammes aux grandes villes du pays pour annoncer la fin du régime constitutionnel et appeler tous les habitants à se soumettre au gouvernement central.

Tabriz résista au décret royal. Mohammad Ali Shâh chargea Eyn-od-Doleh [2], un ennemi juré du constitutionnalisme, de mater les constitutionnalistes à Tabriz. Le 27 juin 1908, quatre jours seulement après le coup d’État à Téhéran, les révolutionnaires de Tabriz prirent les armes pour défendre le régime constitutionnel. Sattâr Khân réunit ses hommes dans le quartier Amirkhiz, et Bâgher Khân s’installa avec ses combattants dans le quartier Khiyâbân.

Shodjâ Nizâm, chef des forces gouvernementales et les commandants de ses troupes qui encerclèrent Tabriz pendant onze mois.

Ce jour-là, tandis que certains membres de l’Association de Tabriz s’étaient réfugiés au consulat ottoman pour sauver leur vie et que beaucoup de notables et de gens ordinaires avaient installé des drapeaux blancs devant leurs portes en signe de soumission à l’ordre royal, Sattâr Khân arracha ces drapeaux dans tous les quartiers de la ville. Les révolutionnaires organisèrent la résistance armée et déclarèrent la guerre aux partisans de la monarchie despotique que Mohammad Ali Shâh voulait restaurer en Iran.

Les deux quartiers d’Amirkhiz et de Khiyâbân devinrent les foyers de résistance des révolutionnaires. Pendant onze mois, les constitutionnalistes résistèrent aux troupes gouvernementales qui avaient encerclé la ville. Ces dernières installèrent un blocus contre Tabriz et empêchèrent l’acheminement des provisions et des munitions vers la ville. Une terrible famine sévit sur la ville.

Les consulats russe et britannique firent la médiation entre les révolutionnaires et les troupes gouvernementales qui encerclaient la ville. Il fut convenu qu’un groupe de cosaques russes prenne en main le contrôle de la ville et que les forces gouvernementales mettent fin au blocus. Pour empêcher les Russes de menacer la vie des deux grands héros de Tabriz, Sattâr Khân et Bâgher Khân durent demander refuge au consulat ottoman pendant quelques semaines.

Ali Monsieur, un membre éminent de l’Association de Tabriz. Sa maison est aujourd’hui la « Maison du constitutionnalisme ».

Les révolutionnaires de Tabriz qui avait sauvé la Révolution constitutionnelle après le coup d’État de Mohammad Ali Shâh furent sauvés à leur tour par la Révolution. Tandis que la ville était toujours encerclée par les contre-révolutionnaires, les armées constitutionnalistes du Guilan et des Bakhtiyâris (Ispahan) prirent Téhéran le 13 juillet 1909, la capitale, après cinq jours de combat contre la Brigade cosaque persane. Mohammad Ali Shâh se réfugia à l’ambassade de Russie, puis fut chassé du trône et exilé en Russie. [3] 

L’Association de Tabriz offrit aux deux grands héros de la ville des titres d’honneur : Sattâr Khân devint « Sardar-e Melli », et Bâgher Khân « Salar-e Melli » ; les deux titres signifiant « Commandant de la nation ». Plus tard, l’Assemblée nationale iranienne confirma ces titres.

 

À leur arrivée à Téhéran, Sattâr Khân et Bâgher Khân montèrent sur une porte pour saluer la foule.

Sattâr Khân et Bâgher Khân à Téhéran

 

Malgré la victoire des révolutionnaires à Téhéran, Tabriz et plusieurs autres villes d’Azerbaïdjân (notamment Ardebil) restèrent occupées par les troupes russes. Le 21 mars 1911, Sattâr Khân, Bâgher Khân et un grand nombre de leurs combattants quittèrent Tabriz pour Téhéran. Leur départ fut expressément exigé par les Russes, tandis que des hommes politiques de Tabriz et de Téhéran croyaient que leur présence à Téhéran pourrait calmer la situation en Azerbaïdjân. Une grande cérémonie, à laquelle participa Yeprem Khân [4], fut organisée à Tabriz pour raccompagner les deux grands héros. Sur leur chemin vers la capitale, les Commandants de la nation furent très chaleureusement accueillis par les habitants de Miyâneh, Zandjân, Ghazvin et Karaj.

Sattâr Khân et Bâgher Khân avec des officiers du gouvernement à Téhéran.

Quand ils arrivèrent à Téhéran, ils furent accueillis par la moitié des habitants de la capitale, selon les historiens. Une grande fête fut organisée à cette occasion par les Azéris de Téhéran. Pendant un mois, les deux héros et leurs hommes armés furent les invités du gouvernement constitutionnaliste. Mais ils étaient accompagnés par une troupe importante et durent être logés à deux endroits différents. Sattâr Khân et ses hommes furent logés au palais d’Atabak [5], une résidence appartenant à un prince qâdjâr, tandis que Bâgher Khân et ses combattants s’installèrent à Eshratâbâd, un ancien palais de l’époque de Nâssereddin Shâh.

Le palais d’Atabak.

Ce fut à ce moment que les deux Commandants de la nation réalisèrent peu à peu l’intention de ceux qui avaient planifié leur départ de Tabriz vers Téhéran. Quelques jours plus tard, l’Assemblée nationale approuva une loi portant sur le désarmement de Téhéran. Cette loi visait essentiellement Sattâr Khân et Bâgher Khân, ainsi que leurs troupes venues de Tabriz. Les Commandants de la nation furent ainsi victimes de leur succès. Le but de ce plan du gouvernement constitutionnel était de prendre en main le contrôle de l’Azerbaïdjân et de Tabriz en l’absence des deux commandants militaires. Dans le même temps, il s’agissait d’un projet dont le but était d’écarter de la scène politique de Téhéran non seulement les deux Commandants de la nation, mais aussi des intellectuels et des personnalités politiques venues de Tabriz. Dans ce jeu de politiciens, aucune place n’avait été prévue pour Sattâr Khân et Bâgher Khân.

Les Commandants de la nation furent réticents à accepter le désarmement de leurs troupes. C’étaient surtout les cavaliers de Sattâr Khân qui s’y opposaient. Très vite, des combattants d’autres groupes armés, campés à Téhéran et qui ne voulaient pas remettre leurs armes aux autorités, se réunirent autour de Sattâr Khân au palais d’Atabak.

Bâgher Khân (debout) rend visite à Sattâr Khân, blessé à la jambe par balle pendant l’incident du palais d’Atabak.

L’Assemblée nationale chargea le chef de la police de Téhéran, Yeprem Khân, de désarmer les individus qui s’étaient réunis au palais d’Atabak. Le 8 août 1910, Yeprem Khân attaqua le camp de Sattâr Khân avec trois mille hommes armés de mitrailleuses et de canons, tandis que les défenseurs n’étaient armés que de fusils. Les accrochages durèrent quatre heures. Trois cents personnes, parmi les défenseurs du palais d’Atabak, furent tuées. Sattâr Khân fut touché par balle à la jambe.

Après l’épisode du palais d’Atabak, Sattâr Khân et Bâgher Khân vécurent longtemps dans l’isolement. Sattâr Khân mourut le 17 novembre 1914 à Téhéran à l’âge de 48 ans des suites de ses blessures du palais d’Attabak. Il fut enterré au cimetière Baq-e Touti à Rey (sud de Téhéran). Sa maison au quartier Amirkhiz de Tabriz est aujourd’hui un musée de la Révolution constitutionnelle.

En 1916, Bâgher Khân (55 ans) et un groupe d’anciens combattants de la Révolution constitutionnelle décidèrent de quitter Téhéran pour s’établir dans les villes saintes chiites d’Irak (sous domination ottomane). Avant de traverser la frontière, la caravane fut surprise à Qasr-e Shirin (Kurdistan) par des bandits qui massacrèrent les voyageurs. Vingt-cinq ans plus tard, les tombes des victimes furent identifiées et la dépouille de Bâgher Khân fut transférée et inhumée dans sa Tabriz natale.

Tombeau de Bâgher Khân à Tabriz.

Notes

[1Khânâbâdi, Saeid, « Ali Monsieur ou Monsieur Ali : l’apport d’un Iranien francophone à la Révolution constitutionnelle », in : La Revue de Téhéran, n° 153, août 2018, pp. 36-39.

[2Soltan Abdol Madjid Mirzâ, alias Eyn-od-Doleh (1845-1927), prince qâdjâr, fut à plusieurs reprises Premier ministre avant et après la Révolution constitutionnelle. Il fut l’un des ennemis les plus acharnés du constitutionnalisme.

[3Ershadi, Babak, « Yeprem Khân et Stepan Stepanian : ces deux Arméniens de la Révolution constitutionnelle », in : La Revue de Téhéran, n° 153, août 2018, pp. 28-35.

[4Ibid.

[5Ali Asqar Atâbak (1857-1907) était d’origine géorgienne. Il fut chancelier de trois rois de la dynastie qâdjâre (Nassereddin Shâh, Mozaffareddin Shâh et Mohammad Ali Shâh). Il fut assassiné le 31 août 1907. Après sa mort, le palais d’Atâbak (appelé aussi « Park d’Atâbak ») fut acheté par le célèbre homme d’affaires zoroastrien Jamshid Jamshidiân, alias Arbâb Jamshid. Ce dernier fut le représentant des zoroastriens à l’Assemblée nationale d’Iran.


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