"Nous avions vingt ans toi et moi
Quand on a sous le même toit
Combattu la misère ensemble
Nous étions encore presqu’enfants
Et l’on disait en nous voyant
Regardez comme ils se ressemblent

Nous avons la main dans la main
Surmonté les coups du destin
Et résolu bien des problèmes
Le ventre vide en privation
Tu te nourrissais d’illusions
Il te suffisait que je t’aime"

 

Charles Aznavour

Et en ce temps-là, nous avions exactement vingt ans, elle et moi. Je l’ai rencontrée dans un cours de français. Ce jour-là, notre chère professeure avait divisé les présents en bînomes et donné à chaque bînome une feuille contenant les paroles d’une chanson française que l’on devait mémoriser. Elle nous avait aussi envoyé par mail le fichier audio de la chanson. La majorité des chansons étaient des classiques de la chanson française des années 1960 et 1970. Ce n’était qu’un simple exercice de phonétique, mais nous l’avons pris comme un signe autorisant notre amour enfantin ! Ce soir-là, j’ai découvert pour la première fois cette chanson de Charles Aznavour que j’ai écoutée je pense une centaine de fois avant de m’endormir. Et ma future amante aussi m’a confié le lendemain avoir fait exactement la même chose. Nous avons dormi ce soir-là bercés par des rêves colorés et les illusions romantiques d’un couple amoureux. Et depuis ce soir-là, cette chanson devint pour nous un élément unificateur. Une porte vers un jardin idéalisé de l’amour tel que nous l’imaginions alors. Une boîte de souvenirs qui, quand elle s’ouvrait, nous inspirait des émotions inédites. Une chanson dont la mélodie triste nous avertissait déjà des périls de l’amour. Une musique dont le rythme harmonisant et harmonieux nous dévoilait les affections cachées au fond de nos cœurs. Et à partir de ce soir-là, les chansons d’amour d’Aznavour sont devenues les cérémonies d’ouverture de nos scènes d’amour. Quand j’organisais des anniversaires pour elle, c’était par cette chanson que nous terminions notre fête de joie après avoir assez dansé sur les chansons bilingues de Céline Dion ! Quand nous passions à notre café favori, le tenancier, un camarade francophone, diffusait cette chanson pour nous. Je me souviens encore clairement des portraits noir et blanc des chanteurs et chanteuses français sur les murs de ce café.

Mais cette chanson ne nous rappelle pas seulement les bons souvenirs. Elle provoque aussi la douleur et l’amertume d’une séparation éventuelle. Elle nous avertissait déjà. Elle attirait notre attention sur les premiers signes négatifs de notre relation amoureuse. Une relation qui se dégradait au fur et à mesure que le temps passait. Le temps n’est-il pas le premier ennemi de l’amour ? Un homme âgé, un homme adulte peut-il aimer comme un jeune, comme un adolescent ? L’amour se mire seulement au miroir de la jeunesse.

 

"Nous avons lutté tant d’années
Que la fortune s’est donnée
Mais l’âge a pris ton insouciance
Tu te traînes comme un fardeau
Et ne ris plus à tout propos
Et pleures ton adolescence

Et passes du matin au soir
Des heures devant ton miroir
Essayant des fards et des crèmes
Et moi, je regrette parfois
Le temps où pour forger tes joies
Il te suffisait que je t’aime"

 

Dans la vie de chaque homme et de chaque femme, il y a des chansons qui lui rappellent des moments inoubliables ; les amours, les séparations, les échecs et les gains. Ces moments-là ne se perdent jamais, tout comme ces chansons qui restent à jamais gravées dans son esprit. Chaque fois que cet homme entend ces chansons, il y a inconsciemment une coulée de souvenirs et de larmes qui assaillent son âme. Et ces chansons deviennent une galerie d’images qui, même après de longues années, restent gravées et font défiler les étapes de sa vie devant ses yeux.

"Ne me quitte pas" de Jacques Brel ou "Je ne regrette rien" d’Edith Piaf sont quelques exemples parmi ces chansons qui ont pu marquer profondément la mémoire de plusieurs générations de divers pays. Charles Aznavour, à son tour, nous a laissé, avant de partir, quelques chefs-d’œuvre classiques qui résonnent de la même manière dans la conscience individuelle et sociale des interlocuteurs français ou francophones. L’écho de ces chansons dépasse même le monde francophone - il y en a des versions dans plusieurs langues. Même le chanteur iranien Farhâd a chanté la version anglaise de cette chanson en Iran.

"Il te suffisait que je t’aime" officiellement intitulée "Hier encore" est une de ces chansons historiques qui, depuis les années 1960, est devenu un journal intime musical pour des couples qui, dans la jeunesse de leur amour, vivent des moments sublimes, avant de se trouver confrontés aux réalités de la vie humaine qui abîment la fraîcheur de l’amour initial - ces couples qui se questionnent philosophiquement, après quelques temps, sur le fondement réel de leur sentiment amoureux.

 

"Si je le pouvais mon amour
Pour toi j’arrêterais le cours
Des heures qui vont et s’éteignent
Mais je ne peux rien y changer
Car je suis comme toi logé
Tu le sais à la même enseigne
Ne cultive pas les regrets
Car on ne récolte jamais
Que les sentiments que l’on sème
Fais comme au temps des années d’or
Et souviens-toi qu’hier encore
Il te suffisait que je t’aime"

 

Charles Aznavour

Pourtant, tout en connaissant ces crises inévitables de l’amour, il y a dans ce sentiment un mystère qui nous séduit à notre insu. Et la chanson "Il te suffisait que je t’aime" d’Aznavour a ce don de rendre hommage à l’amour tout en le critiquant. Cette chanson rappelle à l’être humain que l’amour est inévitable. L’amour vient malgré nous au moment où nous ne l’attendions pas. Même aujourd’hui, après de longues années, quand j’écoute cette chanson, cela me rappelle mon amour. Cette chanson réveille encore l’odeur de son parfum. Cette chanson anime encore en moi l’angoisse énervante que je ressentais lorsque je l’attendais devant l’immeuble de la médiathèque de l’Institut Français à Téhéran où l’on empruntait les albums d’Aznavour. Cette angoisse énervante que j’éprouvais car elle arrivait toujours en retard. Cette angoisse énervante que j’avais le jour où elle n’est plus venue. Elle n’est jamais revenue. Et cette angoisse énervante qui m’a toujours empêché de regretter son départ jusqu’au jour où j’ai entendu la nouvelle du décès d’Aznavour. Et même à ce moment-là, je ne sais pas pour qui j’ai pleuré exactement ; pour elle ou pour Aznavour ? Mais logiquement, on ne doit pas pleurer pour ce grand homme qui plaisantait avec la mort en disant, quelques semaines avant son départ, qu’il ne participerait pas à son propre enterrement ! En effet, comme dit notre cher Hâfez ; "Jamais ne meurt celui dont le cœur est animé par l’amour". Alors est-ce que j’ai pleuré pour mon Aznamour, mon Aznamour à moi ? On dirait, comme chantait ce chanteur d’origine orientale, que pour moi rien n’a vraiment changé…

"Pour moi rien n’a vraiment changé
Je n’ai pas cessé de t’aimer
Car tu as toujours tout le charme
Que tu avais ce jour béni
Où devant Dieu tu as dit : "Oui"
Avec des yeux baignés de larmes

Le printemps passe, et puis l’été
Mais l’automne a des joies cachées
Qu’il te faut découvrir toi-même
Oublie la cruauté du temps
Et rappelle-toi qu’à vingt ans
Il te suffisait que je t’aime"


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