N° 158, janvier 2019

L’art politique iranien de 1953 à la Révolution islamique de 1979
(1ère partie)


Hodâ Zabolinezhâd

Voir en ligne : L’art politique iranien de 1953à la Révolution islamique de 1979
Histoire socio-politique et de l’art contestataire en Iran de 1953 à 1979
(2ème partie)


Photo prise lors du discours de Mosaddegh au tribunal international de La Haye en 1950 contre les déclarations de l’État anglais concernant son droit sur le pétrole iranien

Mohammad Mosaddegh (1882-1967), le président du mouvement Jebheh Melli (littéralement « Front national ») prit la tête des manifestations pour la nationalisation de l’industrie pétrolière de l’Iran, du fait des fortes critiques liées au contrat entre l’État et la Compagnie pétrolière Anglo-iranienne, dans lequel la part de l’Iran en tant que producteur n’était que de 15 %, et celle de la Grande-Bretagne de 85 %. En outre, de façon symbolique, Mosaddegh demanda de changer le nom de la société en « Compagnie pétrolière Irano-anglaise », car l’Iran était le producteur et le propriétaire du pétrole, ce qui fut rejeté par l’Angleterre. Le Shâh n’était pas fondamentalement contre la nationalisation de l’industrie pétrolière, mais il craignait l’Angleterre d’autant plus qu’à l’époque, son statut en tant que roi n’était pas très stable. Il n’avait pas oublié que les Anglais avaient gangrené le pouvoir de son père Rezâ Shâh du fait de son opposition à l’intervention de l’Iran aux côtés des Alliés durant la Seconde Guerre mondiale, et avaient accepté la présence des armées alliées en territoire iranien pour aider les Russes à se battre contre les Allemands.

Photo du Shâh prise à l’hôpital après la tentative ratée du Toudeh de l’assassiner, lors de la cérémonie célébrant la fin de l’année scolaire à la Faculté de droit de l’Université de Téhéran, 1949

Or, en 1950, suite à l’attentat d’un groupe islamiste et une révolte populaire, le parlement vota la nationalisation et le Shâh la signa. À partir de ce jour-là, l’Angleterre n’avait plus aucun droit sur le pétrole de l’Iran. Une grande victoire pour Mosaddegh et ses partisans, et une grande perte pour les Anglais qui ne l’ont jamais oublié. Selon Arefeh Hedjâzi, « […] Mossadegh devint chef du gouvernement et appliqua immédiatement la loi de la nationalisation. Le 2 mai 1951, l’ambassadeur britannique protesta officiellement contre cette loi et, tout en conseillant à l’Iran d’éviter tout comportement capable d’augmenter les tensions, proposa de nouvelles négociations. L’argument principal de l’Angleterre était la non-légalité internationale de cette loi iranienne, argument qui pouvait facilement être attaqué par les Iraniens sur la base des nombreuses illégalités commises par la Compagnie. De nouvelles négociations furent finalement lancées entre le gouvernement iranien et les Britanniques, mais ne donnèrent aucun résultat. Peu après, la loi de nationalisation fut appliquée et toutes les possessions de la Compagnie furent mises sous scellé. Plusieurs négociations irano-britanniques eurent lieu par l’entremise des Américains, mais aucune n’aboutit. [1] » À partir de 1950, Mosaddegh devient le Premier ministre du Shâh. Ce dernier le soutint dans un premier temps, et il commença à mettre en œuvre les réformes que la majorité des intellectuels et du peuple attendaient de lui. Néanmoins, le Shâh n’accéda jamais à sa demande de pouvoir diriger l’armée en tant que Premier ministre, et ce jusqu’au dernier jour du régime royal en Iran.

Un anarchiste européen s’attaquant à la Statue de la Liberté, illustration,
auteur inconnu, 1919, États-Unis.

Il a été rapporté qu’après avoir entendu cette demande de la bouche de Mosaddegh, le Shâh lui répondit : « Alors Monsieur, vous me dites de faire mes valises et de quitter mon royaume ? » D’autres réformes attendues concernaient l’autorisation de journaux libres, l’atténuation de la censure dans les journaux, les livres, et l’art. Le Shâh et la cour n’acceptèrent pas non plus ces projets, car leur mise en œuvre aurait permis l’expression de critiques. Mosaddegh était de son côté mécontent des interférences dans les différentes affaires de son gouvernement de la sœur jumelle du Shâh, la princesse Ashraf Pahlavi (1919-2016). Il demanda même au roi - avec succès cette fois-ci - d’éloigner sa sœur du pays, et Ashraf Pahlavi fut envoyée à New York. Mais cet exil ne dura pas longtemps, et elle rentra discrètement en Iran en 1953 pour participer au coup d’État américain contre le gouvernement de Mosaddegh. Si le Shâh s’opposa au début à un tel coup d’État, il finit par l’accepter, sous l’influence de sa sœur. Il est à ce titre intéressant de souligner le rôle très influent d’Ashraf dans cette période de l’histoire de l’Iran. L’acceptation de ce coup d’État par le Shâh signa officiellement la fin d’une atmosphère politique relativement libre et démocratique en Iran.

Siah Armajani, Sacco and Vanzetti Reading Room, installation, Kunsthalle Bâle et Stedelijk Museum Amsterdam, 1988.

 

Après le coup d’État de 1953, le Shâh et sa sœur jumelle parvinrent à stabiliser leur pouvoir. Le Shâh était désormais convaincu que les Anglais et les Américains étaient à ses côtés et qu’avec leur soutien, il pouvait commencer à agir contre le parti communiste Toudeh, lequel était le parti le plus puissant en Iran après le mouvement dit du Front national. Le Toudeh ou « Parti des masses » d’Iran fut fondé en 1941 et était soutenu par l’Union soviétique désireuse d’intégrer l’Iran à son « empire » ainsi que beaucoup d’intellectuels socialistes, d’étudiants, de militants et d’artistes iraniens. En 1944, huit de ses candidats furent élus lors de la 14e session parlementaire et en 1949, le Toudeh programma un attentat – manqué - contre le Shâh. Ce parti fut dès lors interdit en Iran, et ses dirigeants et membres actifs furent arrêtés, ou entrèrent dans la clandestinité.

Après la nomination de Mosaddegh au poste de Premier ministre et grâce à ses bonnes relations avec les socialistes, ce parti réussit à se rapprocher du Front National, et ses membres profitèrent de l’atmosphère politique plus libre du pays sous son gouvernement. Néanmoins, après le coup d’État de 1953, en réaction aux actes violents de ce parti dictés depuis Moscou pour gangrener le régime royal, y compris l’attentat manqué contre le Shâh, la répression de la police secrète et de l’armée iranienne s’accentuèrent à son encontre. Le parti se radicalisa et devint un farouche opposant au Shâh et au régime royal.

Affiches dessinées par les artistes affiliés au parti Toudeh, de 1953 à la Révolution islamique de 1979, exposition UNITED HISTORY Séquences du moderne en Iran de 1960 à nos jours, école du Réalisme socialiste, Musée de l’art moderne et contemporain de la ville de Paris, juillet 2014.

 

« Ayant échappé à plusieurs attentats, notamment en 1949, le Shâh est convaincu qu’il est placé sous « protection divine » et qu’il a une « mission » à accomplir pour son pays. Il fait alors interdire le Parti communiste iranien (Tudeh) et accomplit son premier voyage aux États-Unis. De ces derniers il sollicite une aide économique et surtout le renforcement des forces armées de l’Iran (aviation, armes blindées). Militaire de formation et fidèle aux idées de son père, il estime indispensable, pour gouverner, le soutien de l’armée et s’en assure le contrôle [2] », écrit Jean-Charles Blanc, archéologue, ethnographe et écrivain français. Cette idée qu’avait le Shâh d’être l’objet d’une protection divine et d’être porteur d’une mission sacrée pour son pays est confirmée par de nombreux documents historiques. Elle naquit très tôt : suite à une typhoïde qu’il contracta à l’âge de 6 ans et à laquelle il survécut. Il fut toujours persuadé que sa guérison avait eu lieu suite à une visite de l’Imâm Rezâ, le huitième Imâm des chiites, qui la lui annonça.

Kourosh Shishegarân, « Pour la liberté de la presse », 1979.

***

Un célèbre artiste irano-américain avait des relations proches avec le Toudeh et le Front National à l’époque, Siah Armajani. Ce dernier avait émigré aux Etats-Unis à 19 ans, suite à la chape de plomb politique qui s’était abattue sur l’Iran après le coup d’État de 1953. Cet artiste est notamment connu pour son installation intitulée Sacco and Vanzetti Reading Room (1988), présentée à l’occasion de sa première exposition solo en Europe à Kunsthalle Bâle et Stedelijk Museum Amsterdam, et qui fut aussi exposée dans de nombreux musées d’art moderne et contemporains à travers le monde. Rappelons que Sacco et Vanzetti ont été condamnés à mort dans les années 20 aux États-Unis et exécutés sur décision du tribunal pour des charges jamais prouvées. Le contexte de l’époque était celui d’une peur extrême de ceux qu’on appelait alors « les rouges ». L’État américain réagissait violemment face à tous les groupes socio-politiques qui critiquaient ses actes, et les qualifiait d’anarchistes ou de communistes – étiquettes qui permettaient ainsi aisément de désigner toute personne perçue comme « ennemie de la nation » (Image 3).

 

Behzâd Shishegarân, Vive l’Iran, 1979.

Dans ce sens, l’œuvre de Siah Armajani dédiée à Sacco et Vanzetti constitue un hommage aux camarades de l’artiste, victimes de préjugés ou même de persécutions du fait de leurs idées politiques, et établit des parallèles entre le contexte américain des années 1920 et iranien d’avant la Révolution avec les membres du parti Toudeh. Le choix de l’espace mis en scène, une « salle de lecture », vise à transmettre le message suivant : le seul moyen d’arriver à la vérité est l’étude et la réflexion.

Après le coup d’État de 1953, le deuxième événement politique important est la Révolution blanche (1963) du roi et du peuple, qui fut à la source de réformes fondamentales à la fois socio-politiques, socio-économiques, culturo-artistiques et religieuses. Cette révolution a entraîné des changements rapides et fondamentaux et une certaine entrée dans la modernité qui ont affecté l’Iran jusqu’à aujourd’hui.

 

C’est aussi à cette époque que la Savak, la célèbre police secrète du Shâh, débuta son activité. La Savak a poursuivi et arrêté un grand nombre d’artistes contestant le régime royal. Paradoxalement, cette période a été le témoin du développement de libertés sociales parallèlement à l’absence de libertés politiques. Le Shâh, à la tête du gouvernement, décidait de tout. Le courant artistique le plus actif, mais aussi le plus politisé de l’époque, était animé par des artistes liés au parti Toudeh. Les nombreuses affiches réalisées à l’époque mettaient notamment en scène les grandes thématiques communistes sous l’influence de l’école du réalisme socialiste. Elles invitaient le peuple à se battre contre le capitalisme, et tout système de gouvernance corrompu dont le régime royal et le Shâh étaient les symboles. Elles mettaient en scène l’URSS en tant que meilleur régime susceptible de répondre aux besoins des hommes. Au-delà de leur diversité, on retrouve certains traits communs entre ces œuvres, comme l’utilisation des couleurs rouge et noire, ainsi que le recours à des formes et symboles simples comme le sang, la tulipe, le pigeon, le pistolet, un corps enroulé dans un linceul blanc, etc. Le Musée d’art moderne et contemporain de la ville de Paris a organisé une exposition incluant cette thématique en 2014 (cf. illustrations).

 

Utilisation par la population iranienne du poster de Behzâd Shishegarân lors de manifestations contre le régime du Shâh en 1979.

Selon Arash Tanhâyi, graphiste et spécialiste des beaux-arts iraniens, « les affiches de la Révolution sont une partie importante de l’histoire de l’art graphique en Iran ; or, à cause du manque de recherches sur ce sujet et la domination d’une perspective politisée pendant les premières années d’après la Révolution, nous disposons de peu d’informations sur ce sujet. Et malheureusement, les graphistes de la nouvelle génération iranienne ne connaissent guère ces œuvres d’art politique. »

A la fin du XIXe siècle, l’accroissement du contact des Iraniens avec l’étranger ainsi que la publication de différents journaux en Iran va de pair avec l’émergence d’un art de la satire politique et de la caricature. Néanmoins, les affiches restent rares, et ne commencent à émerger que des décennies plus tard. Durant les années 74-75, attentif à la situation internationale, l’artiste Kourosh Shishegarân dessine une affiche ayant pour thématique la paix au Liban. Peu après, avec l’aide de ses frères Behzâd et Esmâïl, ils créent une affiche ayant pour sujet la liberté d’expression en Iran, ce qui conduit à leur arrestation par la Savak.

Avant la Révolution de 1979 et dans un contexte de protestations et d’importantes manifestations, un groupe d’étudiants de la Faculté des Beaux-arts de l’Université de Téhéran, dont Amir Esbati, Akbar Aharipour, Mohammad Farzin, ou encore Abdolrezâ Nikou, commencent à concevoir des affiches abordant différents sujets politiques forts ; affiches qu’ils signaient tous ensemble. Ils étaient également aidés par Mortezâ Momayez, graphiste iranien de renommée internationale. De nombreuses affiches politiques commencèrent à être conçues par des artistes préférant garder l’anonymat. Après la Révolution, la création d’affiches politiques s’est poursuivie, y compris par le nouveau régime. Selon Arash Tanhâyi, le commencement de la guerre entre l’Iran et l’Irak provoqua néanmoins une brusque chute de la création de telles affiches politiques. Les artistes se concentrèrent sur le sujet de la guerre, et orientèrent leurs créations vers d’autres formes, en vue d’inciter le peuple à se battre contre l’Irak. [3] ».

Kâveh Golestân, sans nom, série ouvrier, photo, 1975-77

Citons aussi l’œuvre d’Ebrâhim Golestân (1922), écrivain et réalisateur iranien ayant réalisé de nombreux documentaires sur des sujets sociaux, notamment les conditions de vie misérables des personnes ayant immigré dans les villes iraniennes à cette époque. Son œuvre fait écho aux thématiques chères aux communistes. Il s’exila en 1975 au Royaume-uni du fait de la situation socio-politique en Iran, où il ne pouvait dépeindre librement la vie des « misérables », car le régime considérait que ce genre de sujets montrait une image noire et non « réelle » du pays. Son fils Kâveh Golestân (1950-2003), photojournaliste et réalisateur de films documentaires, a également été influencé par les films de son père. Ebrâhim Golestân a commencé sa carrière en 1972, en couvrant le conflit en Irlande du Nord pour le quotidien Keyhân. Il travailla ensuite pour le journal Ayandegân, pour lequel il écrivait des reportages sur la vie de ses concitoyens iraniens. Il exposa également son travail dans le cadre d’une exposition à l’Université de Téhéran intitulée “Roospy, Kârgar va Majnoun” (Prostituées, travailleurs, et fous), qui fut interdite par les autorités au bout d’une semaine. [4]

 

Les photos documentaires d’Ebrâhim Golestân permettent d’illustrer la misère de l’époque occultée par les agents du régime royal : la machine de propagande du Shâh avait pour mission de mettre en avant une image de l’Iran comme pays riche, développé, fort à l’international, avec un peuple heureux et libre qui vivait dans l’opulence. La photo d’un ouvrier regardant une photo du Shâh et de l’Impératrice Farah au côté du président Jimmy Carter (1924) et son épouse pendant leur visite en Iran illustre le décalage existant à l’époque. Cette propagande officielle fut dénoncée par de nombreux intellectuels, politiciens opposants, écrivains, artistes et religieux, et contribua à attiser le mécontentement vis-à-vis du régime du Shâh.

(à suivre)

Kâveh Golestân (1950-2003), série guerre

Bibliographie :


- « Arts in exile, Akbar Behkalam : from the Persepolis Series of Paintings (1977-1979) », http://kuenste-im-exil.de/ (consulté le 28/07/2017).


- Blanc, Jean-Charles, « Muhammad Reza Pahlavi (1919-1980) - shâh d’Iran (1941-1979) », Encyclopædia Universalis [en ligne], http://www.universalis.fr/ (consulté le 16/08/2017).


- « Ardeshir Mohassess, 1938-2008 », Comic Reporter, http://www.comicsreporter.com/ (consulté le 27/07/2017).


- Article « Mohassess Ardeshir », Encyclopaedia Iranica http://www.iranicaonline.org/ (consulté le 27/07/2017).


- Garcia, Vivien,  L’anarchisme aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2007.


- Hedjâzi, Arefeh, « La nationalisation du pétrole : un échec victorieux ? ;, La Revue de Téhéran, http://www.teheran.ir/ (consulté le 15/08/2017).


- « Le destin brisé de Bahman Mohassess », http://www.lejdd.fr/ (consulté le 24/07/2017).

Notes

[2Blanc, Jean-Charles, « Muhammad Reza Pahlavi (1919-1980) - shâh d’Iran (1941-1979) », Encyclopædia Universalis [en ligne], http://www.universalis.fr/ (consulté le 16/08/2017).

[3Traduit du persan en français par l’auteur.

[4Palazzo, Chiara, Iranian photojournalist Kaveh Golestan’s Prostitute Series at Photo London, http://www.telegraph.co.uk/ (consulté le 19/07/2017).


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