N° 158, janvier 2019

Archéologie :
les piles électriques des Parthes


Babak Ershadi


Qu’y a-t-il de plus banal aujourd’hui qu’une pile électrique, une batterie ? Mais ce n’était pas le cas en 1799 quand la première pile voltaïque fut inventée par l’Italien Alessandro Volta (1745-1827). La pile électrique primitive du physicien et chimiste lombard était un dispositif électrochimique qui convertissait l’énergie chimique en énergie électrique par le biais d’une réaction chimique d’oxydoréduction au cours de laquelle se produit un transfert d’électrons, c’est-à-dire l’électricité (Figure n° 1).

Cette invention prodigieuse était cependant composée d’éléments assez simples : un récipient, des disques de deux métaux différents (cuivre et zinc) et de la saumure d’une solution aqueuse de sel (NaCl) qui servait d’électrolyte, c’est-à-dire une substance conductrice, car elle contient des ions mobiles (Figure n° 2). Alessendro Volta est connu pour ses travaux sur l’électricité et l’invention de la première pile électrique (pile voltaïque). Le volt (symbole : V) est tiré du nom de ce savant italien.

Au-delà de la version officielle de l’histoire des inventions scientifiques, il existe, depuis plus de quatre-vingts ans, une histoire parallèle qui est censée remonter la date de l’invention de la pile électrique à il y a près de deux mille ans ! Contrairement à l’histoire de l’invention de la pile voltaïque en 1799 par Alessandro Volta, cette histoire parallèle est anonyme et n’a pas de fondement « historique », mais une origine archéologique.

Figure n° 1 : Pile électrique voltaïque inventée en 1799 par Alessandro Volta.

En 1936, des archéologues européens ont mené des fouilles dans des ruines antiques datant approximativement du début de notre ère, sur une colline située près de Khujut Rabu, un village qui se trouve au sud-est de Bagdad, et où se situait autrefois la ville de Ctésiphon, ancienne capitale de la dynastie parthe des Arsacides (247 av. J.-C.-224 apr. J.-C.), puis de la dynastie perse des Sassanides (224-651 apr. J.-C.).

Ctésiphon fut construite par les Arsacides face à Séleucie du Tigre, ancienne capitale des Séleucides. La ville parthe s’étendait sur 30 km². Ctésiphon fut longtemps la résidence d’hiver des rois arsacides. Plus tard, la ville devint l’une des capitales de la dynastie des Sassanides. Dès 317 de notre ère, Ctésiphon fut le siège principal de l’Église de l’Orient. En 637, la capitale sassanide fut envahie par les troupes arabes musulmanes pendant la conquête de la Perse. En 762, les Arabes commencèrent à utiliser les matériaux de Ctésiphon pour construire Bagdad, bâtie à quelques kilomètres de la ville antique.

Figure n° 2 : Schéma d’une pile électrique voltaïque.

Lors des fouilles de 1936 à Khujut Rabu, les archéologues découvrirent de nombreux objets dont un vase qui les laissa perplexes sur son usage antique. Ces objets furent transférés aux caves du Musée archéologique de Bagdad où travaillait l’Autrichien Wilhelm König.

Wilhelm König se rendit en Irak en 1930 pour accompagner une mission archéologique de la Deutsche Orient-Gesellschaft (DOG, Société allemande d’Orient). Il travailla pendant un an pour le compte de la DOG sur le site d’Uruk, cité de l’ancienne Mésopotamie dans le sud de l’Irak. En 1931, König s’installa à Bagdad et accepta un poste d’assistant technique au Musée archéologique de Bagdad (aujourd’hui, Musée national irakien). Wilhelm König occupa ce poste jusqu’en février 1939 avant son retour à Vienne suite à une infection sanguine. Dès son retour en Autriche, König publia un livre intitulé « Im verlorenen Paradies, Neun Jahre Irak » [1] dans lequel il raconte son séjour irakien.

Le Tâq-e Kasrâ, un palais sassanide, à 35 km au sud-est de Bagdad, est le seul vestige visible de Ctésiphon.

En 1936, König se mit à étudier les objets découverts à Khujut Rabu et s’intéressa particulièrement au vase « mystérieux ». Il s’agissait d’un petit vase de terre cuite de 15 centimètres de hauteur sur environ 7,5 centimètres de diamètre. Le vase lui-même n’avait rien d’étrange, c’était son contenu qui le rendait énigmatique.

Le vase était fermé initialement avec un bouchon en bitume. Sous le bouchon se trouvait une tige de fer insérée à l’intérieur d’un cylindre de cuivre. Les deux éléments métalliques avaient été isolés soigneusement l’un de l’autre à la base du vase par un tampon en bitume. D’ailleurs, le cylindre de cuivre était soudé en son fond par un alliage de plomb et d’étain.

Ce dispositif était familier à König et aux archéologues qui avaient découvert l’objet. Ce vase de la dimension d’une lampe de poche ordinaire ne semblait pas pouvoir être autre chose qu’une pile électrique ! N’y manquaient qu’un acide (électrolyte) et un fil conducteur allant du cylindre de cuivre à l’extérieur (et qui s’était peut-être décomposé au cours des siècles ?).

Figure n° 3 : Schéma de la pile de Bagdad, présenté par Wilhelm König.

Au grand étonnement de König, le vase n’était pas un objet isolé. Les archéologues en avaient découvert quelques-uns à Khujut Rabu et une dizaine d’autres sur le site de Ctésiphon.

Wilhelm König pensait que ces poteries étranges dataient de l’époque de l’Empire parthe des Arsacides. Mais plus tard, le docteur St John Simpson du département du Proche-Orient antique du British Museum a estimé que le vase daterait plutôt du début de l’ère des Sassanides.

En tout état de cause, dès le début, Wilhelm König fut convaincu qu’il s’agissait d’une pile électrique. Mais comment expliquer l’invention et surtout l’usage d’une batterie électrique qu’on peut dater de la période parthe, entre le Ier siècle avant et le Ier siècle après J.-C.? Admettons, pour le moment, qu’il s’agirait vraiment d’une pile produisant un faible courant électrique : à quoi cela pouvait-il servir ? Pour présenter sa découverte, König publia en 1936 un court article de deux pages dans la revue scientifique « Forschungen und Fortschritte » [2] intitulé « Un élément galvanique de la période parthe ? » [3].

Figure n° 4 : Dispositif des orfèvres de Bagdad au début du
XXe siècle pour dorer les petits objets métalliques.
A : poterie poreuse contenant une solution de cyanure d’or
B : récipient contenant de l’eau salée à l’extérieur de la poterie
C : tige soutenant le fil métallique de conduction
D : objet à dorer
E : fil métallique
F : morceau de zinc

D’après König, l’ensemble trouvé dans chaque vase pouvait constituer une pile électrique dont il reconstitua le schéma (Figure n° 3). « Il suffit pour la compléter de verser une solution saline ou acide dans le tube de cuivre. », écrit-il en 1938.

Pour appuyer son hypothèse, Wilhelm König se référa à une technique élémentaire de galvanisation utilisée vers le début du XXe siècle par les orfèvres de Bagdad pour dorer les bijoux. Il avait vu les orfèvres de Bagdad utiliser une pile rudimentaire grâce à laquelle il se produisait une réaction électrochimique dorant les petits objets métalliques. L’archéologue autrichien croyait que cette technique pouvait être issue d’un dispositif plus ancien : la pile électrique des Parthes (Figure n° 4).

Mais la « pile de Bagdad » fonctionne-t-elle réellement ? Des chercheurs ou des centres scientifiques ont testé de nombreuses fois ces objets archéologiques en tant que pile électrique en procédant avec des répliques exactes des « piles électriques » des Parthes.

En 1939, Willy Ley (1906-1969), ingénieur et vulgarisateur scientifique américain d’origine allemande, popularise l’idée de König dans une revue de science-fiction. Un an plus tard, l’Américain Willard Gray, ingénieur au laboratoire de General Electric à Pittsfield (Massachusetts), lit la théorie de König. À l’aide de dessins et de détails fournis par Willy Ley, Gray créé une reproduction fidèle de l’objet antique. En utilisant une solution de sulfate de cuivre, il réussit à générer près de 0,5 volt d’électricité. Après cette expérience, le vulgarisateur Willy Ley dit qu’il était convaincu qu’« à l’époque de Jésus Christ, les Parthes avaient des piles électriques à Ctésiphon ».

Statue d’un prince parthe, une œuvre maîtresse de l’art arsacide, est conservée au Musée national d’Iran à Téhéran. La statue a été découverte en 1933 près de la ville d’Izeh (province du Khouzestân).

En 1978, l’égyptologue allemand Arne Eggebrecht (1935-2004) [4] fabriqua une réplique de la pile de Bagdad et la remplit de jus de raisin fraîchement pressé, en estimant que l’acide acétique ou l’acide citrique comme électrolyte étaient aisément disponibles à l’époque antique. Sa réplique généra 0,87 V d’électricité. Il utilisa ensuite le courant de la batterie pour galvaniser une statuette en argent avec de l’or. Différents spécialistes ont reproduit la pile en utilisant du jus de raisin comme électrolyte et ont effectivement obtenu un courant électrique, suivant les expérimentateurs, entre 0,5 et 1,5 volt.

Les piles électriques de Bagdad deviennent de plus en plus populaires dans les années 2000. En 2005, les équipes de « MythBusters », une émission télévisée de Discovery Channel, reproduisent l’expérience de dorure sous les yeux des téléspectateurs et disent que l’hypothèse de la pile de Bagdad est « plausible » (Figure n° 5).

Ces expériences suffisent-elles pour prouver que les batteries électriques ont été inventées et utilisées environ 1800 ans avant leur invention moderne par Alessandro Volta en 1799 ? On imagine que ces « piles électriques » étaient utilisées dans l’Antiquité pour galvaniser de l’or sur des objets métalliques, mais jusqu’à présent cette affirmation n’a pas été prouvée concrètement.

Pile de Bagdad.

La communauté scientifique reste très dubitative quant à l’hypothèse de l’invention et de l’usage des piles électriques à Ctésiphon à l’époque des Arsacides, il y a 2000 ans. Les historiens des sciences mettent également en doute que cette « pile » ait été utilisée pour la dorure d’objets métalliques.

Les doutes exprimés par les savants se fondent sur une question de « méthode scientifique ». Autrement dit, ils mettent en doute le fondement scientifique et même historique de l’invention et de l’usage des piles électriques à l’époque des Parthes. Bien que les vases découverts à Khujut Rabu et Ctésiphon puissent servir de « pile électrique voltaïque », ils insistent à dire que certains éléments (dont les fils conducteurs) manquent à cet ensemble. En outre, la dorure d’objets métalliques par électrolyse supposerait, selon les savants, que dans l’Antiquité, les gens auraient eu accès à des sels d’or en solution, ce qui serait très peu vraisemblable, car ces derniers ne furent connus que beaucoup plus tard pendant le Moyen-Âge. Le procédé des orfèvres de Bagdad que König mentionne dans son article de 1936 suppose l’usage de sels d’or en solution. Or, dans l’Antiquité l’usage de tels sels est très hypothétique, selon les historiens des sciences. L’or est un « métal noble » qui résiste à la corrosion et à l’oxydation. L’or ne s’oxyde pas et on le trouve dans la nature uniquement à l’état métallique, car l’or n’est pas soluble dans les solutions basiques ou les acides forts, à l’exception de l’eau régale [5].

Avant les progrès de l’alchimie médiévale, dus essentiellement aux méthodes expérimentales des savants musulmans, on ne connaît pas, selon les historiens des sciences, de méthode permettant par une réaction chimique de « dissoudre » l’or pour obtenir des sels d’or solubles.

Figure n° 5 : Schéma de la pile de Bagdad

Les Parthes n’avaient-ils réellement pas la possibilité d’avoir accès au sel d’or soluble ? Pour répondre à cette question, le chimiste Emmerich Paszthory publia un article en 1989 pour montrer qu’il était théoriquement possible d’obtenir, il y a 2000 ans, des sels d’or en solution. Dans cet article, Paszthory explique que si on écrase des amandes amères ou des noyaux de cerises aigres avec un peu de levure de bière, de l’eau et de la poudre d’or, on pourra obtenir, avec de la chaleur et du temps, une « très bonne solution électrolytique de sel d’or » !

Cet exemple explique très clairement l’argument principal de la communauté scientifique qui rejette l’idée de l’invention et de l’usage des piles électriques à l’époque des Parthes à Ctésiphon en mettant en mettant en question la « méthode de recherche ». Les savants disent qu’il ne suffit pas que les archéologues se fondent sur nos connaissances actuelles pour montrer qu’une technique ancienne aurait été possible pour en conclure ensuite qu’ellea effectivement été appliquée.

    Notes

    [1Dans le paradis perdu, neuf ans en Irak.

    [2Recherche et progrès, en allemand.

    [3Ein galvanisches Element aus der Partherzeit ?

    [4Directeur du musée Roemer-Pelizaeus à Hildesheim (Allemagne) de 1974 à 2000. Il fut également président du Comité international d’égyptologie au Conseil international des musées (ICOM).

    [5L’eau régale ou eau royale est un mélange d’acide chlorhydrique et d’acide nitrique, capable de dissoudre certains métaux nobles comme la platine, l’or ou le tantale.


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