N° 32, juillet 2008

Le film et l’Iran


V. Badal




Journal de Téhéran
5 Mordâd 1316
27 Juillet 1937

Monsieur le Docteur V. Badal, propriétaire de la grande maison de production de films cinématographiques Badal installée à Berlin, et dont tout Téhéran a pu apprécier le travail lors de la présentation du film Moscou· Changhaï qui passe actuellement au Cinéma Maïak, traite de main de maître du problème cinématographique au point de vue international et ses répercussions en Iran.

Nous commençons aujourd’hui la publication de cette étude qui intéressera particulièrement nos lecteurs amis du cinéma.

Importance du film dans la vie des peuples

L’Art cinématographique est l’une des plus récentes formes de l’Art dans l’histoire du monde. Il y a environ 40 ans parut le premier brevet des Frères Lumière à Paris. Le film fut tout d’abord considéré comme un jouet. Personne ne le prit au sérieux : Aussi, qui aurait pu alors songer que cette invention conquèrerait à pas de géant tout l’univers et entrainerait dans sa voie des millions et des super millions.

Lorsque, au début du film, les images scintillantes furent montrées dans les music-halls, elles obtinrent un succès d’hilarité. Aussitôt après, les baraques foraines s’emparèrent de cette invention comme attraction lucrative pour leurs exhibitions dans les foires et par des annonces tapageuses, elles attiraient le public à ce spectacle. Que cela n’ait pas contribué à augmenter le prestige du film est tout à fait compréhensible, mais celui-ci faisait malgré tout son chemin. Des baraques foraines il sortit des palais. La force de suggestion du film passionnait les masses et ne s’arrêta pas ; le plus grand sceptique, qui parlait du film avec mépris, devint un spectateur assidu du cinéma. L’accroissement de l’intérêt des masses pour le film éveilla l’esprit spéculatif d’entreprises sans conscience qui voulurent tirer parti des plus mauvais instincts de l’homme et se lancèrent sur le marché des films établis pour satisfaire ces bas instincts. Nous eûmes alors à subir des films d’un genre douteux avec des titres éhontés.

Les gouvernements furent obligés dans presque tous les pays d’établir des censures de films pour protéger la moralité publique de tels excès. Et aujourd’hui encore, le film n’a pu se libérer de faire des concessions à la soif de sensation des masses. Mais justement et par cela même que le film saisit les hommes dans leurs faiblesses et les attire à lui, il a une valeur énorme pour guider les masses vers la bonne direction et est un instrument irremplaçable dans les mains du Gouvernement pour diriger le peuple dans ses vues politiques, universelles et morales selon le sens de l’idéologie de l’Etat.

En 1914, pendant la guerre mondiale, les Etats-majors reconnurent la valeur de propagande du film, d’une part pour maintenir l’enthousiasme dans leur propre pays, d’autre part pour détruire le moral de leurs adversaires en propageant des films tendancieux, établis dans ce but. Là et pour la première fois, différents Etats en guerre prirent un vif intérêt au film.

Mais, ce n’est qu’après la guerre que le film prit un essor énorme. Déprimés par les souffrances de la guerre meurtrière qui venait de finir, les peuples cherchaient dans les cinémas du repos, du changement et de la distraction. L’afflux de nouvelles masses dans les cinémas entraîna avec lui un développement rapide et correspondant de l’industrie du film dans les grands Etats, de sorte que bientôt, dans les principaux pays producteurs de films : Amérique, Allemagne, France et Angleterre, l’industrie du film devint au point de vue économique un facteur puissant et important dans la vie de ces peuples. Il s’ensuivit l’accroissement de l’importance sociale du film également dans les pays ne possédant pas d’industrie du film et qui devinrent des acheteurs de films constants.

Ce développement, unique dans l’histoire de l’humanité, de ce jeune art prit une telle extension technique et artistique que l’on était obligé de rire si on avait l’occasion de voir un film qui, peu d’années auparavant, avait obtenu un succès énorme et qui techniquement non seulement était inférieur, mais ne correspondait même plus à notre mentalité.

Peu de temps après l’invention du cinéma, déjà au début de l’année 1900, les inventeurs de différentes nations s’occupèrent à côté du film muet également du film parlant, de même que du film en couleurs et du film en relief. Nouvellement, on s’occupe intensivement de l’invention de la télévision radiographique, de la transmission au loin des films par télégraphie sans fil, pour donner à chaque possesseur d’appareil la possibilité de visionner chez lui des projections cinématographiques. Cette dernière invention est encore dans la période d’enfance et on ne peut prévoir aujourd’hui sous quelle forme elle se réalisera.

Tandis que le film muet se répandait rapidement, les expériences avec les autres recherches (film sonore, film en couleurs, film en relief) n’avançaient que très lentement. On manquait de base pour le développement de ces inventions. Par suite du développement extraordinairement rapide du film muet, il était économiquement impossible d’exiger des propriétaires de cinémas et des autres industries adjointes de consacrer des sommes énormes à la transformation des cinémas pour une nouvelle sorte du film. Aussi, pour les films sonores, en couleurs et en relief, les inventeurs furent-ils obligés de tenir compte des appareillages de films muets existants et de modifier ces inventions pour que l’exploitant ne soit pas obligé de rejeter des appareils coûteux ou de transformer son cinéma. Cette restriction a jusqu’à aujourd’hui entravé la carrière du film en couleurs et du film en relief mais elle n’a pu empêcher l’arrivée du film sonore.

En 1929, les Américains introduisirent le film sonore aux Etats-Unis. Après des réactions du début dans les autres pays, presque tous furent forcés d’adopter également le film sonore. Cette transformation du film muet en film sonore conduisit à une révolution, au vrai sens du mot, dans la vie économique du cinéma. Des sommes énormes furent perdues. De nouveaux capitaux formidables furent investis. Beaucoup de grandes entreprises furent ruinées et il naquit de nouveaux trusts cinématographiques. L’amélioration des modes d’expression muette fournie par le son et la parole amena, en dehors des nouvelles possibilités techniques et artistiques, une situation tout-à-fait nouvelle sur le marché mondial. Le film avait été jusque-là une chose internationale, établie de façon à être comprise par la plupart des peuples du monde ; le film sonore doué de la parole devint de plus en plus national, et il y avait aussi le danger que les pays possédant des industries du film très développées imposeraient leur langue aux autres pays. Jusqu’à aujourd’hui, cette situation est devenue toujours plus critique. Par suite de la parole, le film s’éloigna du domaine de la fantaisie pour se rapprocher de la langue donnant ainsi au film un caractère national, et pour beaucoup de pays la question devint brûlante de savoir de quelle façon ils pourraient libérer leurs peuples de l’influence des langues étrangères.

La difficulté de trouver une solution est aujourd’hui grande pour les pays ne produisant pas eux-mêmes des films parlants. A peu d’exceptions près, les gouvernements et ces Etats furent obligés de trouver un compromis. On autorisa l’importation des productions en langues étrangères, mais on imposa qu’en dehors des rares théâtres destinés aux étrangers, tous les films devraient être doublés dans la langue nationale ou au moins être projetés avec des sous-titres dans la langue du pays. A côté de ces règlements, il fut établi des films nationaux suivant l’importance du pays avec l’aide du gouvernement ou avec le soutien financier des services officiels.

Si, déjà au temps du film muet, l’intérêt de la part du gouvernement s’était accru dans les différents pays, le film sonore obligea les gouvernements de tous les pays à s’intéresser à l’économie du film au point de vue politique national.

Le chef du gouvernement italien Mussolini prit une résolution énergique pour l’Italie. Il n’autorisa l’importation en Italie de films étrangers qu’à la condition que ces films seraient projetés en langue italienne. Les pays producteurs n’avaient aucun intérêt à établir une version italienne des films faits pour leur propre zone et qui trouvaient un débouché dans de nombreux autres pays, d’autant plus qu’une telle fabrication rencontrait des difficultés, que les artistes ne connaissaient pas la langue italienne ; aussi, l’industrie italienne prit-elle l’initiative de mettre en italien les films de langue étrangère. Il est possible techniquement d’enlever du film sonore la langue et d’enregistrer dans une autre langue les phrases parlées, par un nouvel enregistrement sans images, mais les mots prononcés doivent correspondre aux mouvements de la bouche de l’artiste cinématographié dans le film original. Cette technique s’est développée et il est possible pour presque chaque langue, en particulier pour celles qui sont riches en modes d’expressions, comme par exemple la langue persane. De cette façon, on eut la possibilité de projeter dans les cinémas italiens et en langue italienne des films enregistrés en Amérique en langue anglaise avec les mêmes stars américaines. Les conditions d’amortissement étaient de toute manière beaucoup plus favorables, car un tel enregistrement ultérieur de la voix, occasionne des frais beaucoup moins élevés que l’établissement du film lui-même.

Pour donner une idée des capitaux énormes investis dans la production des films, je voudrais indiquer quelques chiffres comparatifs. Les prix de revient diffèrent considérablement selon les différents pays aussi bien dans leurs limites maxima que dans leurs limites minima ; cela provient de la grande différence qui existe suivant les pays pour les dépenses des artistes de renom qui touchent des gages énormes, pour les frais de studio, sur la rapidité du travail - car on sait que dans la production cinématographique le temps est de l’argent - et enfin pour tous les autres frais de la production. Il faut ajouter encore qu’automatiquement, dans les pays où on produit et où on exporte beaucoup, les exigences de qualité et de perfection technique sont très grandes dans le public même et que pour l’exportation un certain niveau de qualité doit être atteint pour pouvoir concurrencer les films des autres pays producteurs.

Le film le meilleur marché produit en Allemagne coûte en moyenne Rials 1.665000.-, le plus cher Rials 9.990.000.

Le film le meilleur marché préparé en France coûte Rials 792000.-, le plus cher Rials 5.500000.-.

Le film le meilleur marché préparé en Angleterre coûte Rials 1.320.000.-, le plus cher Rials 19800000.-.

En Italie, où l’exportation ne vient pas en ligne de compte et où les films doivent être amortis dans leur propre pays, les frais de production s’élèvent de Rials 942 000 - à Rials 1.320.000.-.

Font exception les films que l’Etat subventionne dans une proportion bien plus forte que la production normale. Ainsi pour le film "Condottieri", produit cette année, il a été dépensé 8.880.000 Rials tandis que le film "Scipio Africano", qui traite de la fondation de l’Empire Romain pendant la guerre contre Annibal a reçu de l’Etat une subvention de Rials 15.760,000.-.

En Autriche, les conditions sont les mêmes qu’en Allemagne, car 1a production qui y est faite en langue allemande, a l’Allemagne comme principal débouché.

En Suède, les conditions sont les mêmes qu’en Italie.

En Hongrie, en Tchécoslovaquie et en Pologne, il n’est produit de film que pour le pays même et dans sa propre langue ; les prix varient de Rials : 462000 à Rials 660.000 par film, mais ces pays qui possèdent des ateliers de production importants et très modernes, ont de temps à autre la possibilité, pour relever leur production locale, d’établir une version en allemand ou en français, pour lesquelles s’imposent les grands frais de production en versions étrangères.

Le Japon, qui s’est très fortement développé et qui possède une propre industrie, est le pays de production le meilleur marché pour les films nationaux en raison de circonstances favorables et d’un travail de réalisation sérieusement organisé. Les films en langue du pays y coûtent en moyenne environ 200 000 Rials.

Voici maintenant quelques indications sur l’intérêt général que les gouvernements montrent pour le film : en URSS, le film est étatisé. Les dépenses pour la création des films sont énormes.

En Allemagne, après l’arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes, l’intérêt de l’Etat pour le film passe au premier plan. Le cinéma fut placé sous la direction personnelle de M. Goebbels, ministre de la propagande. Tout en laissant à cette industrie son caractère privé et indépendant, le gouvernement facilite à tous points de vue l’extension du cinéma qui bénéficie aussi parfois d’importants subsides.

En Italie, grâce à une forte subvention de l’Etat, on a construit cette année une Cité géante du film sur un terrain de 600 000 mètres carrés. Trente studios de prises de vues, munis d’appareils les plus modernes, sont en voie de terminaison. Quelques-uns de ces studios fonctionnent déjà. Dans l’ensemble le gouvernement s’intéresse à tout ce qui concerne la cinématographie et fait le nécessaire pour aider et soutenir cette branche industrielle.

En Tchécoslovaquie également, l’Etat aide son industrie cinématographique. A cette fin, depuis 1927, d’importants crédits sont prévus dans le budget de différents ministères.

En outre, le gouvernement a fortement taxé l’importation des films étrangers et créé un fonds cinématographique qui sert à soutenir la production des films.

En Roumanie, le gouvernement a créé, en 1929, un fonds cinématographique s’élevant en rials à 6 600 000 par les recettes d’une loterie ; en automne 1936 le gouvernement disposait d’environ 10 000 000 de rials pour aider les films de propagande.

On peut dire que dans presque tous les pays l’Etat soutient financièrement et aide l’industrie cinématographique. Lorsqu’il y a une production de films, que cette production soit grande ou petite, l’intervention directe ou indirecte de l’Etat est beaucoup plus active. Il est d’ailleurs appuyé pleinement dans cette voie par la tendance nette de toute la population à accorder sa préférence aux films tournés avec la langue nationale du pays. Dans ce cas, aucune obligation n’est imposée aux cinémas pour donner exclusivement des films dans la langue nationale, cette préférence étant pratiquement garantie par l’accueil fait par les clients des salles cinématographiques. Les films en langue étrangère sont alors tournés dans une ou deux salles des grandes villes, soit à titre de curiosité, soit pour les étrangers domiciliés dans cette ville.

Ce cas, pour ainsi dire psychologique, a eu d’ailleurs une répercussion identique en Iran si l’on se rappelle le succès obtenu par les films parlants persans montrés dans les salles cinématographiques de Téhéran ou des provinces et que l’on continue à tourner toujours depuis des mois et des mois alors que les cinémas de premier ordre sont obligés de changer deux fois par semaine leur programme pour satisfaire leur clientèle.


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