|
Jacques le fataliste et son maître de Diderot
Traduit en persan par Minoo Mochiri
"Tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas est écrit là-haut. Savez-vous, monsieur, quelque moyen d’effacer cette écriture ? Puis-je n’être pas moi ? Et étant moi, puis-je faire autrement que moi ? Puis-je être moi et un autre ?", Jaques le fataliste, Diderot.
Ces phrases tirées de l’un des chefs-d’œuvre du siècle des Lumières, Jacques le fataliste et son maître, semble bien montrer une écriture moderne et avant-gardiste.
Le mardi 22 avril, "Shahr-e Ketâb" accueillait de nombreux traducteurs et écrivains, rassemblés pour discuter de l’œuvre de Diderot et de sa personnalité. Parmi les invités, Minoo Mochiri, traductrice, entre autres, de Jacques le fataliste et son maître en persan. Un autre des traducteurs de Diderot était présent, Ahmad Sami’i Guilâni, traducteur quant à lui d’un roman philosophique de Diderot Le Neveu de Rameau, et un essai intitulé Les pensées philosophiques. M.Fakouhi, professeur à l’Université de Téhéran, et M. Sheïkh Rezaï, membre de l’Institut de Sagesse et de Philosophie, présent également, ont étudié les aspects scientifiques et philosophiques de l’œuvre, ainsi que sa portée narrative moderne.
C’est en premier Madame Mochiri qui prend la parole. Traductrice et journaliste, elle est diplômée de l’Université d’Exeter et spécialiste des littératures anglaise et française. Dès son retour en Iran, elle s’est lancée dans la traduction des œuvres littéraires françaises, anglaises ou autres, comme en témoigne sa traduction de L’Aveuglement de José Saramago. Quant à Jacques le Fataliste et son maître de Diderot, elle a expressément choisi ce livre, car, dit-elle, elle est une ardente admiratrice de l’œuvre et de la pensée philosophique de Diderot. Passionnée au point de repartir à Paris pour compléter ses informations et débuter sa traduction.
Expliquant d’abord l’universalité de l’œuvre, elle précise que Jacques le fataliste a été publié après la mort de l’auteur et lui a offert une brillante célébrité posthume et de nombreux admirateurs parmi lesquels Goethe, Chialer, Hegel, Marx, Freud, Stendhal, Balzac et Gide. Quant à Milan Kundera, qui trouve ce roman fascinant, il en fait une adaptation et écrit une pièce de théâtre intitulé Jacques et son maître(1975). Avant lui, le cinéaste Robert Bresson avait réalisé en 1945 le film Les Dames du Bois de Boulogne d’après un épisode de Jacques le fataliste, mettant en scène l’histoire de Madame de La Pommeraye, avec des dialogues écrits par Jean Cocteau.
Madame Mochiri précise que Jacques le fataliste n’est donc pas un roman philosophique proprement dit, mais un roman satirique, échappant ironiquement à la classification des genres. Pour elle, il s’agit peut-être d’une conception personnelle d’un genre picaresque : "Le roman est basé sur la relation entre le maître et son valet qui voyagent à cheval. Diderot, à l’encontre de Cervantès, l’auteur du fameux Don Quichotte, donne un vrai rôle au valet, représentant un type nouveau que l’on verra plus tard dans le Figaro de Beaumarchais. Il s’agit d’un voyage avec un valet, Jacques. D’où vient ce dernier ? On l’ignore !
Ainsi, pour diminuer la lassitude épuisante du voyage, Jacques voudrait bien raconter à son maître ses histoires d’amour. Diderot imite habilement ici les fictions sentimentales pour pouvoir les critiquer. Ce ton et cet espace qui a pu faire parler d’"anti-roman", n’existait pas avant Diderot. La structure complexe, l’irrégularité formelle, les paradoxes, le mélange de réalité et de fiction, la multiplication des niveaux temporels et les registres de cet anti-roman sont ceux d’un roman très moderne."
Quant à la structure du récit, Minoo Mochiri estime que la prose noble et l’utilisation de la forme du "dialogue", révélateurs des points de vue différents et opposés, offrent une lecture passionnante invitant à la réflexion. Selon la plupart des critiques, telle que cette traductrice, Diderot est fortement influencé par l’écrivain anglais Lawrence Sterne, l’auteur d’un roman en neuf volumes, Vie et opinions de Tristram Shandy. Ce roman est à une seule voix, celle du narrateur Tristram, dont l’auteur décrit adroitement les détails de la pensée. Dans Jacques le fataliste, il y a cinq narrateurs, qui ne cessent de s’interrompre les uns les autres pour se raconter. Tantôt l’auteur parle avec le lecteur, joue avec lui. Tantôt l’on tombe dans les pièges des incises, tantôt on perd le fil. Les différents épisodes sont juxtaposés, sans être achevés.
Diderot philosophe, romancier, théoricien et critique trouve sa place privilégiée parmi les autres philosophes des Lumières. Par sa traduction, Madame Mochiri nous invite à connaître et comprendre Diderot et son œuvre.
Après Minoo Mochiri, ce fut au tour de M. Ahmad Sami’i Guilâni de prendre la parole. Expliquant l’influence de la pensée philosophique dominante dans le siècle des Lumières sur l’œuvre de Diderot, il précise que ce dernier avait lui-même joué un grand rôle dans la diffusion de cette pensée. Pour Ahmad Sami’i Guilâni, Diderot était un sage. Un sage fou qui osa publier une œuvre interdite par la censure de son vivant. Ainsi, Jacques le fataliste a été publié après sa mort et son roman philosophique Le Neveu de Rameau a été traduit en allemand par Goethe avant d’être publié en France.
Ahmad Sami’i estime également que Jacques le fataliste demeure un ouvrage d’avant-garde, le symbole d’une littérature moderne, fruit de la maturité de son auteur.
De son côté, Nasser Fakouhi, confirmant la parole de monsieur Sami’i, analyse la dimension sociale de l’œuvre : le XVIIIe siècle est un siècle à part pour les sciences sociales. En effet, si cette science fut fondée au XIXe siècle par Auguste Comte, ce fut bien grâce à Rousseau, Diderot, Voltaire et autres philosophes des Lumières qu’elle a pu s’enraciner.
Pour Nasser Fakouhi, l’œuvre de Diderot est une œuvre littéraire moderne, pouvant être celle d’un XXIe siècle, et par sa liberté d’écriture, Jacques le fataliste mérite de rencontrer les lecteurs modernes. Sa structure, étrange, n’a aucune place dans sa propre époque. Dans ce roman, Diderot brise les structures, fait disparaître le temps et l’espace et multiplie les narrateurs. Son style narratif rappelle celui de Brecht et son processus de "distanciation":Diderot ne cesse de rappeler à son lecteur qu’il est en train de lire une œuvre littéraire. En un mot, c’est la destruction d’un ouvrage littéraire par l’auteur lui-même. Jacques le fataliste, mérite d’être analysé pour sa dimension philosophique. Jacques, se voulant déterministe, révèle que "tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas est écrit là-haut ", par ces mots Diderot voudrait nous affirmer que ce qui nous arrive ici-bas est écrit ici-bas ! Diderot préfère bien l’être "naturel" qui s’oppose au déterminisme.
M. Fakouhi conclut en précisant qu’un regard ethnologique sur l’œuvre permet de comprendre que Diderot utilise une "relation inversée" même dans le choix du titre. Sous les Lumières, il aurait été plus raisonnable d’utiliser le titre inversé de "Le maître et Jacques le fataliste", mais le maître n’a pas d’importance aux yeux de l’auteur. N’ayant pas même un nom, il est identifié par sa fonction. Le valet est identifié par un prénom. Jacques est bavard ; le maître est discret et aime par-dessus-tout écouter.
La conférence s’est terminée avec l’intervention de M. Sheikh Rezaï, qui a développé les traits majeurs de la philosophie des Lumières, le système philosophique de Diderot, et celui du roman.
Quant à ce roman, M. Sheikh Rezaï ajoute qu’on ressent, en le lisant, une certaine remise en cause des conventions romanesques, une certaine tendance à briser toutes les règles, jusque-là respectables.
Selon M. Sheikh Rezaï, Diderot n’a pas de motifs philosophiques fixes. D’une part, il aborde et analyse le déisme, d’autre part il explore l’athéisme. Force est donc de constater que Diderot est le porte-parole d’un système de pensée particulier. Sa pensée n’est donc pas réduite à un roman philosophique. Dans ce livre, nous avons affaire à un jeu nouveau. Il se moque de toutes les structures et il n’est pas aisé de distinguer dans ce jeu satirique un motif philosophique encadré. Le lecteur est le plus souvent le jouet de l’auteur. Parfois, Jacques essaie de montrer que tout est certain ; pour cela, il raisonne. Mais a-t-on besoin de raison pour croire que tout est certain ? C’est une question qui demande réflexion.
"Si on laisse de côté les récits secondaires enchâssés, le récit total ne comporte qu’une intrigue ennuyeuse : deux personnages, Jacques et son maître, chevauchent vers une destination qui restera inconnue. Tout le charme de ce roman réside dans ses récits secondaires".
Le narrateur manipule l’intrigue au gré de ses intentions. Il est omniscient, mais prétend ne rien savoir. Il affirme que tout s’est passé avant. Ainsi, peu à peu, il affirme sa liberté de démiurge. L’un des principes sur lesquels insiste Diderot est la créativité et la liberté de l’auteur. Par endroit, le narrateur laisse au lecteur le choix de telle issue ; plus dans le récit, on l’entend dire "J’en ai déjà choisi une, mais j’ai oublié de vous le dire ", dit M. Sheikh Rezaï au sujet de la narration, de la technique romanesque et de la structure du récit.
"Une particularité intéressante du récit est que le narrateur cesse parfois de narrer pour montrer sa maîtrise, pour faire comprendre au lecteur qu’il est le maître du jeu, qu’il écrit ce qu’il veut et quand il veut.
Le roman parle du roman, de la narration. Les personnages n’ont rien d’autre à faire que de narrer, de raconter. Jacques, en tant que valet, ne travaille pas pour son maître ; ce dernier l’embauche pour qu’il raconte des histoires. C’est pour cela qu’il tient à lui.
Passant outre à la distance sociale entre le maître et le valet, Jacques, en racontant des histoires, devient inévitablement plus puissant. Il a besoin de son maître pour trouver en lui un auditeur attentif, curieux et docile.
Sans lui, Jacques serait réduit au silence. S’il change parfois le déroulement du récit, il a à l’esprit une possible revanche sociale. "
M. Sheikh Rezaï finit en concluant que le dialogue, outre qu’il confère au récit un dynamisme certain, rappelle au lecteur la place privilégiée et essentielle qu’il occupe dans une œuvre. Il est au centre des préoccupations de l’auteur. Diderot donne une autre dimension au "roman" qui ne se contente plus de raconter une histoire, mais s’interroge sur l’écriture et précise les intentions du narrateur.