N° 32, juillet 2008

Extrait du recueil "Le clown ne rit pas du clown"

Le troisième Farhâd (Dernière partie)


Hassan Bani-Âmeri
Traduit par

Arefeh Hedjazi

Voir en ligne : Première partie


(...) "Viens ici… mon chéri !"

Et je suis allé reposer l’album sur la table et j’ai relevé la vieille femme et je l’ai installée dans un fauteuil. Il m’indifférait désormais de la voir sans son échar…

"Merci", dit-elle.

- Mais c’est incroyable…

La vieille me demanda d’aller chercher l’album. J’ai obéi. Elle l’ouvrit à la page trois.

"Tu commences à oublier, doucement, tout doucement, mon chéri."

Et elle me montra, ou peut-être était-ce Farhâd qu’elle montra, trônant sur un vélo de velours rouge et une femme à côté d’elle, grande, aux yeux verts, avec de longs cheveux noirs, libres sur les épaules. Elle avait une tache noire à la place du nez. Cette tache noire était petite et lointaine sur la photo alors que mon visage ou celui de Farhâd prenait toute la place et était beau.

"Qui est-ce ?", demanda la vieille, et elle posa son doigt sur le petit visage de la femme.

"Tu peux me le dire ?"

J’ai dit, après une longue pause :

"Toi, je crois."

- Ne crois pas, dis-le sûrement.

Je l’ai bien regardée. Elle voulait de la soumission et un sourire et je lui ai donné de la soumission et un sourire :

"Toi.

- Voilà, tu vois ?"

Et elle me montra un vélo.

" J’ai toujours voulu monter sur ton vélo. Mais tu es comme ton père Farhâd, avare, tu n’as pas voulu me le prêter.

- Père… Farhâd ?

- Tu veux encore dire que…

- Non, je veux dire est-ce que c’est possible que le père et le fils aient le même nom ?

- Oui, si le père meurt jeune sans voir son enfant, la mère peut nommer son bel enfant Farhâd… c’est-à-dire le même nom que son père.

- Mais…

- N’écoute pas ce que disent les gens. Ils disent beaucoup de choses sur nous. Ils disent que mon mari a divorcé parce que j’ai attrapé la lèpre. Ils disent qu’il m’a donné cette maison pour que je ne sois pas seule parce qu’il m’aimait. Ils disent qu’il paye les officiels pour qu’on me laisse tranquille. Ils disent même qu’il m’envoie chaque mois des brassées d’or et d’agates… Ils mentent…Ils mentent tous… Ne les écoute pas."

Elle rit. Elle approcha sa tête :

"Ils disent même que tu t’es… tué avec une hache parce que je n’arrêtais pas de raconter l’histoire de Shirine et Farhâd."

Et elle rit plus fort.

"Ils sont vraiment fous. Parce qu’ils croient que mon mari est venu t’enterrer dans le jardin pour que personne ne sache rien."

Et elle me demande, après un regard tendre :

"Ils sont fous… n’est-ce pas ?

- Ouais, peut-être.

- Oui, peut-être…Apprends à toujours parler surement."

Et elle me jeta un long regard.

"Farhâd !

- …

- Tu…appelles toujours mes plaies "Khosrô" ?

- … Khosrô ?!

- Khosrô était celui qui…

- Non, rien, oublie !

- Regarde !"

Et elle me montra ses dessins de jeunesse.

"Joli !"

Elle avait un beau nez droit qui faisait souhaiter qu’elle n’ait jamais eu cette plaie.

" Tu vois la jolie maman que tu as… que tu avais ?

- Ouais, bah, jolie elle l’était… elle l’est."

Je parlais de l’image.

"Mais alors pourquoi quand les enfants du quartier disent que ta mère est lépreuse, tu …viens regarder la hache de Mash Bâgher ?

- Moi ?

- Oui, toi. Toi-même."

Et elle me caressa la tête.

"Oublie cela."

Et elle me montra le dessin d’un homme qui me ressemblait ou ressemblait peut-être à Farhâd et qui s’était coiffé les cheveux vers le haut et portait de grosses lunettes.

"Tu vois comme il était beau ton père ?

- Ouais, beau."

Et elle tourna la page et maintenant c’était moi et mes lèvres ou peut-être les lèvres de Farhâd sur le visage de la vieille dame.

"Tu n’as jamais embrassé ta mère comme cela."

L’album lui tomba des mains. Son souffle recula. Elle s’agrippa la poitrine et recommença à râler.

"Quoi ?"

Elle tenta de sourire pour ne pas m’effrayer, mais je l’étais.

"C’est de joie.

- Je vais aller chercher un médecin."

Je voulais me lever quand elle me retint par la main :

"Non. Reste avec moi. J’ai peur de ne plus te revoir si tu pars.

- Peut-être que si le docteur vient…

- Inutile. Je suis morte depuis des années."

J’ai libéré ma main de la sienne et j’ai couru. Elle cria :

"Mon chéri… !"

Elle criait plus fort. Je n’ai pas pu partir. De l’écume lui sortait de la bouche.

"Qu’est-ce que je fais alors ?

- Emmène-moi dans le jardin !

- Avec quoi ?...Comment ?

- Avec ton vélo."

Elle m’a montré un coin de la pièce. Il y avait là un vélo que je n’avais pas encore vu. Je l’ai vite apporté. Il était couvert de poussière et de toiles d’araignée. J’ai enlevé les toiles et j’ai installé la vieille femme sur le vélo.

"Vas-y !"

Je suis allé. J’ai traversé, doucement le calme des profondes pièces rouges, et difficilement l’escalier. La vieille a même failli tomber. J’étais inquiet et elle riait.

"Tu m’as finalement fait monter de tes propres mains sur ton vélo, mon petit grippe-sou."

Et elle a enfoncé ses doigts dans mes cheveux. Ils n’étaient plus des serpents pour moi. Ils étaient comme les doigts de maman Sephora qui, si elle m’avait frappé, revenaient le soir se glisser dans mes cheveux longs et j’adorais ce geste, avec sa tendresse, les nuits profondes.

Nous sommes arrivés au jardin. Les arbres ressemblaient à des ombrelles et j’ignorais ce qu’ils étaient. Je l’ai su plus tard : c’étaient des saules pleureurs.

"Maintenant creuse la terre."

Je lui jetais un regard interrogatif.

"Je veux que mon fils m’enterre de ses propres mains."

J’ai tremblé.

"MOI ?" ai-je demandé.

- Je ne peux pas, ai-je dit.

- Qu’est-ce que…qu’est-ce que vous dites ?"

Elle descendit de sur le vélo. Elle tituba, trembla. Elle s’approcha du mur. Elle arracha la bêche qui pendait au mur et me la donna : "C’est ma dernière prière."

J’ai fixé la bêche, peut-être pour des années, et j’ai dit…non, je n’ai pas dit, j’ai secoué la tête :

"Non.

- Fais-le pour moi.

- Fais-le pour Shirine.

- Fais-le pour ta mère."

Je pris la bêche, les mains tremblantes et je commençais à creuser. Tant que je suis arrivé à un squelette, sensiblement de ma taille. J’ai deviné qu’il s’agissait de Farhâd le second, le fils. C’était lui. On aurait dit qu’il avait reçu un coup de hache sur le crâne. Sa main squelettique pendait sur le cadre d’un vieux vélo, semblable à celui avec lequel j’avais déplacé la vieille femme. J’ai arrêté de creuser. J’ai attendu pour que la vieille me demande pourquoi je ne creusais plus, pourquoi je traînais, mais elle se taisait. J’ai jeté un coup d’œil hors du fossé où j’étais. La vieille femme était tombée par terre. Je l’ai appelée. Pas de réponse. Je suis sorti. Je la voyais de haut. Elle me fixait avec ses beaux yeux verts, pupilles dilatées. J’ai dit :

"Là, je…"

Et j’ai vu qu’elle ne cillait pas, que sa poitrine était immobile, qu’elle ne riait pas, qu’elle ne pleurait pas, qu’elle ne me reconnaissait plus pour son Farhâd… J’ai eu peur…Je me suis assis et je lui ai fermé les yeux avec ma paume… Je me suis relevé et je suis allé jusqu’au fond du parc, de la maison aussi, je me suis promené partout. J’ai même retrouvé la porte de la maison. J’ai fait quelques pas dehors. Je n’ai pas pu avancer. Je me suis gratté la tête. J’ai reniflé un bon coup. J’ai regardé la rue et les arbres et les corbeaux et un nuage très pressé et un immense papillon de nuit qui passait par là. J’ai dit :

" Laisse-moi partir… Qu’est-ce que tu me veux ?"

J’ai soupiré. J’ai refait le chemin que je venais de faire, en sens inverse, et j’ai regretté, de nouveau, d’être entré dans la maison. Je suis allé m’assoir à côté de Shirine, je l’ai bien regardée. Je me suis arraché la moitié de la lèvre avec mes dents et j’ai fini par lui demander : "Qu’est-ce que tu veux de moi ?"

J’ai vu que je ne pouvais pas le faire. C’est-à-dire que j’en étais complètement incapable. Même quand j’ai approché mon visage de sa joue froide et ridée et toute flasque, rien n’était comme je le désirais et craignais. Je me rappelle simplement que je me suis senti heureux quand je lui ai demandé si ça allait maintenant.

Ou alors :

"Tu es satisfaite, maintenant ?"

Je me souviens aussi de m’être levé. Et d’être sorti. Je suis sorti sans me changer. Un vieil homme descendait de voiture. Il avait de grosses lunettes et quand il me vit, il demanda :

"Alors, ce Farhâd qu’on dit retrouvé, c’est toi ?"

Il rétrécit ses yeux derrière les lunettes pour mieux me voir, et j’ai deviné qu’il s’agissait du même type de la photo qui portait des lunettes et qui avait été autrefois l’époux de Shirine. Autrement dit, Farhâd le père, Farhâd le premier. Je l’ai dépassé doucement sans m’arrêter. Je ne sentais rien. C’est-à-dire que je ne voulais même pas le voir trop longtemps, ou dire quelque chose, ou préciser au moins où est Shirine, ou qu’est-ce qui s’est passé entre nous, ou tout simplement ce que je fichais là-bas. Je ne sais pas comment j’ai retrouvé ma maison. Je sais seulement que j’ai reçu une bonne raclée de papa qui voulait savoir où j’étais, où étaient mes vêtements, d’où venaient ceux que je portais et pourquoi j’avais effrayé Tahmouress, qui avait envoyé son abruti de père voir le mien. J’ai reçu la raclée sans moufeter et sans me permettre une seule seconde de pleurer. La pensée de Shirine ne me laissait pas tranquille. Je me suis levé.

Mon père me demanda : "Où ?" sur le ton de "T’en veux une autre ?"

Maman Sephora me demanda : "Où ?" sur le ton de "Chéri, je t’en prie, ça suffit. Assieds-toi avant qu’il ne se fâche."

Mahtadj dit : "Il va revenir tout de suite." Comme si elle disait : "Vous l’avez tué. Vous ne penser pas que ca lui suffit ?"

Je suis descendu. J’ai ouvert la porte en disant "La ferme !" aux ronchonnements de madame Afsar, ce que je n’avais jamais osé faire auparavant. Et je suis allé m’assoir près du caniveau. Le costume blanc de Farhâd baignait dans la fange du canal. C’était mon père qui avait fait ça. Je l’ai sorti de l’eau et je l’ai mis, comme ça, mouillé et je me suis mis à vociférer : "Arghhh !!!"

Mahtâdj et son ombre sont venues s’asseoir près de moi et commencèrent à jouer avec la vase de leur pied gauche. Elles m’ont demandé : "Tu ne veux pas me le dire ?

- Tu ne me croirais pas si je te racontais."

Toutes les deux m’ont fixé, la bouche ouverte, attentives.

Je les ai regardées droit dans les yeux et j’ai dit :

"Aujourd’hui, je n’étais pas moi."

Les deux petites sandalettes se détachèrent de leurs pieds et l’eau vint les emporter toutes deux avec elle.

"Aujourd’hui, j’étais le rêve d’une vieille dame."

L’eau est venue et a emportée mes sandales.

Epilogue

Aujourd’hui, je suis toujours Farhâd le troisième.

Je raconte tout cela pour que tu saches tout ce que j’ai souffert. J’avais manqué de courage devant mon copain. Il m’avait prouvé que je n’aurais pas dû me laisser faire par l’autre avec ses remarques. Je lui ai dit que ça ne s’était pas passé exactement comme ça, mais il m’a dit que si, j’avais répondu à ses remarques, j’étais rentré dans son jeu, et il m’a dit de ne pas commencé à me justifier, puis j’ai demandé pourquoi l’eau était si chaude et il a enlevé ses lunettes pour les nettoyer. J’ai commencé à me promener dans la pièce en disant :

"Mais tu es vraiment bête. Pourquoi tu ne veux pas comprendre ?"

Je parlais plus à moi-même qu’à lui. Mais je voulais lui faire croire que je m’adressais à lui. Il souriait et nettoyait ses lunettes avec un pan de sa chemise. Puis il est tombé mort. Comme ça. Sa tête sur le fouillis des papiers du bureau, les cheveux sur les yeux, les yeux ouverts et les lunettes entre les doigts. Je ne voulais pas croire qu’il était aussi simple de mourir, même si j’avais déjà vu des morts plus rapides. J’ai juste pu enlever ses lunettes, aller les cacher quelque part où peut-être plus tard je pourrais aller les voir, leur rendre visite, les regarder attentivement et me rendre compte que l’empreinte de son doigt, sûrement l’index, était resté sur le coté gauche du verre droit des lunettes ; rire et dire : Salut !

Comme si j’avais dit salut à un ami, après des années de séparation. Et puis j’ai pensé que cette trace de doigt sur le verre me suffisait, finalement, pour les moments de solitude. Pour les moments où je sentirais que je n’aurais pas dû capituler, même devant moi-même. Maintenant, quand je suis las de quelqu’un, de moi-même plus que de tout autre, je viens, je sors les lunettes de leur tiroir spécial, je les mets sur mon bureau, je règle la lumière de ma lampe, je mets mes mains sous le menton et je me plonge dans la contemplation des arabesques de l’empreinte, comme une célébration personnelle, à moi seul. Désormais, je connais par cœur les lignes de cette trace. Jamais, même dans les pires moments, je n’ai essayé de me faire pleurer avec le souvenir de mon ami. J’ai plutôt envie de rire quand je dis salut à son empreinte. Et c’est cela qui est dur. Je suis très différent de Shirine. Elle aurait voulu que quelqu’un vienne découvrir l’empreinte sur les lunettes de ses disparus, qu’il aille la montrer à tout le monde, qu’il dise à tout le monde combien de secrets avait son cœur, quelle lionne elle avait été. Elle voulait un cri, moi le silence. Et il n’y a eut que moi pour plonger dans son histoire, pas Tahmouress ou Mehrân ou Teymour.

A l’époque, je ne comprenais pas tout cela. Je comprenais juste que je devais m’y mêler. Maintenant que j’y pense, je crois que Shirine n’était pas du tout telle que je l’ai dessinée. Peut-être qu’elle avait simplement été une vieille femme qui s’était un jour trouvée sur mon chemin, qui s’était agenouillée devant moi, avait mis ses mains sur mes épaules et demandé : "Tu n’as pas vu mon Farhâd ?"

Et qui était partie ensuite. Qui ne s’était même pas retournée pour me regarder, en s’éloignant de plus en plus. Peut-être que tu me demanderas qui est alors cette Shirine, qu’est-ce qu’elle est ; n’est-ce pas toi qui a lancé ce jeu ? Et moi je ne peux pas, je veux dire que ce n’est pas possible, je parle du présent, que je ne dise pas que ces deux Shirine étaient différentes l’une de l’autre, et que je préfère maintenant celle que j’ai créée, non celle qui avait peut-être vraiment été. Maintenant, je veux crier mes souffrances, tout comme ma madame Shirine qui eut ses Farhâd premier et deuxième et dont je fus le troisième. Elle est désormais plus réelle pour moi. D’une existence semblable à toutes les autres. Elle est plus vivante que les autres puisque la fille de mon ami a compris que j’avais gardé les lunettes de son père. Elle a compris la signification de l’empreinte. Elle m’a aussi fait comprendre qu’elle comprenait que je lui donnerais son père ou non. Elle est jeune, sept ans peut-être, mais elle sait qu’elle doit me demander son père. Car je détiens son empreinte. La vieille dame ne s’appelait sûrement pas Shirine. C’est moi qui l’ai appelé comme ça. Son regard me resta de mon enfance et devint cette Shirine que vous avez connue. Comme si elle avait voulu me dire "crie ma douleur, plus tard, si tu peux". Sa douleur m’est restée dans l’âme. Elle faisait partie de ces gens qui n’aiment pas se découvrir trop vite. De ceux dont les regards deviennent les cris dans les années qui suivent. Elle m’a donné son regard contenant ce cri pour que je fasse de ce regard un appel. C’est ce que j’ai fait. Je ne veux pas raconter toutes les larmes que j’ai versées quand j’ai tué Shirine. Je n’ai pas l’habitude de trop montrer mes sentiments. J’ai même ri en voyant mon ami mourir. Mais plus tard, après avoir tué Shirine, je suis resté plus d’une heure à pleurer tout seul. Cette Shirine était imaginaire, mais mon ami et la vieille passante ne l’étaient pas. Le sanglot resté coincé dans ma gorge depuis ce temps là s’est transformé en larmes pour une créature imaginaire.

Mais ne crois même pas à cette confession. Ce récit n’est racontable que si j’omets un tas de souvenirs. Peut-être reviendras-tu me voir plus tard et je serai autre et je dirai que cette vieille dame n’était qu’un mensonge et c’était Shirine qui me l’avait fait imaginer. Ce jour n’est pas très loin, mon ami. Je n’ai pas le cœur de t’appeler par ton nom. Tu es peut-être la petite fille de mon ami, ou Shirine, ou la vieille dame ou ma fille, ou, qui sait, moi-même. Et rien n’est plus important que cela. Dans l’état où je suis, avant que personne ne change d’identité, je serais l’unique Farhâd le troisième. Et c’est ceci qui m’est doux. / Daniâl Delfâm.


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