N° 32, juillet 2008

La Russie et la Perse, des voisins qui se connaissent depuis longtemps


Entretien avec le Professeur Djahânguir Dorri *

Afsaneh Pourmazaheri, Farzâneh Pourmazâheri


Professeur Djahânguir Dorri

Djahânguir Dorri est professeur de Littérature Persane à l’Université de Moscou. Ayant vécu plus de quarante ans en Russie, ce grand orientaliste irano-russe a réussi à mettre en lumière les valeurs iraniennes et à accroître l’intérêt des Russes pour la culture, la civilisation et la littérature iraniennes. Il fait également partie des membres de l’Institut de Recherche sur l’Orient. Il a rédigé un dictionnaire persan-russe en deux tomes qui est actuellement l’une des références pour les étudiants russes désireux d’apprendre la langue persane. Parmi ses publications les plus importantes, on peut notamment citer la traduction de plus de 15 livres d’écrivains iraniens dont Sâdegh Tchoubak1, Mohammad Ali Djamâlzâdeh [1], Fereydoun Tonékaboni [2]... Il s’intéresse également aux relations entre l’Iran et la Russie tout en aspirant à développer davantage les échanges entre ces deux pays afin de favoriser une meilleure connaissance mutuelle. De manière plus générale, il se consacre avant tout aux études interdisciplinaires visant à révéler les liens existants entre des différents pays.

Afsaneh POURMAZAHERI : La littérature contemporaine iranienne est-elle connue en Russie ? Quelles œuvres littéraires iraniennes plaisent le plus aux Russes ?

Djahânguir DORRI : La littérature persane est connue en Russie depuis des siècles, mais ce n’est véritablement qu’au XIXe siècle que l’on commença à traduire en russe les œuvres de Hâfez, Saadi, Anvâri ou encore une partie du Shâhnâmeh de Ferdowsi. Quelques thèses furent également écrites sur les écrivains classiques iraniens. Vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les relations irano-russes se développèrent et la Russie inaugura une nouvelle faculté consacrée à l’enseignement des langues orientales, dont le département le plus important était celui de la langue persane. Les professeurs les plus prestigieux y enseignaient dont Bolderef ainsi que le professeur tatar, Kazembek. Les professeurs de l’époque étaient russes. Dans deux autres villes, Moscou et Saint Petersbourg, il y avait également une faculté de langues orientales où l’on enseignait principalement la langue et la littérature persanes. Beaucoup de grands érudits ont également travaillé sur la langue, la culture et la littérature persane dont Barthold, Oransky, Jokofsky, ou encore Miller. Ce sont des professeurs très connus qui ont beaucoup contribué à une meilleure connaissance de la langue et de la littérature persanes. Jokofsky a aussi travaillé sur les religions dont celles de l’Iran. Après la Seconde Guerre mondiale, la faculté s’est considérablement développée et un grand nombre de facultés comme la faculté de sciences politiques, de littérature et d’économie sont peu à peu devenues des facultés autonomes où l’on continue d’enseigner la langue persane. De nos jours, il existe de nombreuses universités et facultés dont l’Université de Moscou, l’Université des Langues ةtrangères, plusieurs universités militaires à Saint Petersbourg ainsi que dans d’autres villes où la littérature et la langue persane sont enseignées. De plus, chaque année, avec la coopération de l’ambassade d’Iran en Russie, un concours est organisé au niveau national permettant aux meilleurs étudiants de venir en Iran et d’y séjourner pendant 4 mois. Mes propres étudiants ont plusieurs fois réussi à gagner le concours et ont visité non seulement Téhéran mais également Ispahan, Shiraz… La plupart d’entre eux sont russes mais il y a aussi des étudiants venant d’autres pays.

La cathédrale Saint-Basile, construite en 1552 à Moscou, est le symbole de l’architecture traditionnelle russe

Farzaneh POURMAZAHERI : Les Russes connaissent-ils bien notre littérature et notre culture ?

D.D. : Oui, ils sont familiers avec la culture et la littérature persanes. Un grand nombre de livres persans ont été traduits en russe, dont les œuvres de Khayyâm [3], de Saadi [4], de Djâmi… qui ont été traduites en vers et en prose. La littérature iranienne contemporaine est également bien connue et beaucoup de recherches et d’ouvrages lui ont été consacrés en Russie. Je travaille pour ma part sur la littérature contemporaine iranienne depuis 40 ans. J’ai écrit 9 livres sur la littérature contemporaine en Iran, dont le premier traite de la poésie humoristique persane des années 1940-50, notamment au travers des poèmes publiés dans des revues satiriques comme Tchalengar, Bâbâ Chamal, Tofigh... Il y a également un autre livre intitulé La prose contemporaine iranienne analysant le XXe siècle, l’époque d’écrivains comme Mohammad Ali Dehkhodâ [5] ou encore Sâdegh Hedâyat [6]. En gros, j’ai traduit 15 livres du persan au russe d’écrivains iraniens comme Mohammad Ali Djamâlzâdeh, Ahmad Mahmoud [7], Houshang Golshiri [8], Sâ’édi [9], Fereydoun Tonékaboni et d’autres écrivains de cette même époque. J’ai également publié un dictionnaire russe-persan en deux tomes qui vient d’être réédité pour la quatrième fois en Russie. En résumé, il y a un nombre assez important de recherches et de documents en Russie consacrés à l’Iran. Je suis également optimiste concernant l’avenir des relations entre l’Iran et la Russie.

Statue de Ferdowsi, Téhéran, place Ferdowsi

A.P. : A quand remonte l’établissement de relations entre l’Iran et la Russie ?

D.D. : Depuis le XVIe siècle, l’Iran et la Russie sont entrés dans une relation très féconde et assez constante. Concernant les commerçants russes, ils étaient non seulement attirés par la situation politique et commerciale de la Perses mais également par la littérature, le mode de vie, la musique et la culture Perse en général. Chaque fois qu’ils s’y rendaient et avant de retourner en Russie, ils remplissaient leurs bagages de souvenirs et de documents écrits sur la Perse. A titre d’exemple, dans le récit de voyages de F. Kotov, on peut trouver beaucoup d’informations sur la Perse du XVIIe siècle. Au début des années 1815, les Russes ont commencé à faire des recherches sur la littérature persane. Ainsi, dans la revue Vestnik Evropi, une série d’articles sur la littérature et la langue persanes traduits d’un livre français écrit par Jourdain, La Perse par Jourdain, fut publiée. Dans ces articles, on pouvait notamment lire des poèmes de Ferdowsi et Saadi, trois ghazals de Hâfez et un poème d’Anvâri. En 1826, Batianof publia un article intitulé "Aperçu sur la littérature classique et contemporaine persane" dans la revue Asiatski Vestnik. S. Nazariân a également écrit sa thèse de doctorat sur Ferdowsi en y ajoutant un bref historique consacré à la poésie persane jusqu’à la fin du XVe siècle. Il a également introduit dans la revue Biblioteka Dlia Chteniya les sept grands poètes persans : Ferdowsi [10], Anvâri, Djâmi, Nezâmi, Saadi, Hâfez et Rumi. Selon Goethe, "les persans n’apprécient que sept grandes personnalités comme de vrais poètes perses tandis qu’il y a des centaines de poètes à part de ces derniers dont mon nom ne se trouve même pas parmi eux."

A.P. : Quels sont les poètes, écrivains ou artistes iraniens les plus appréciés en Russie ?

D.D. : Comme je vous l’ai expliqué, la littérature persane est bien connue en Russie mais la littérature classique et les poètes classiques sont les plus appréciés. On y commémore chaque année les grandes personnalités iraniennes. Par exemple, cette année, on a célébré le 800ème anniversaire de la naissance de Djalâleddin Rumi [11]. L’an dernier était consacré à Hâfez [12]. Il y a quelques années, on a également commémoré le 1100ème anniversaire de Roudaki [13]. Mais le poète le plus connu en Russie, non seulement des spécialistes mais également de la population demeure Omar Khayyâm. Quand on évoque l’Iran, ils disent tout de suit : "Oh oui, Omar Khayyâm, je le connais bien sûr. Je sais même par cœur certains de ses poèmes". En gros, les Russes ont un certain penchant pour le grand poète et scientifique que fut Omar Khayyâm.

Statue de Khayyâm, Téhéran, parc Lâleh

F.P : Certains poètes russes ont-ils été influencés par la littérature persane ? Cette influence est-elle perceptible dans leur œuvre ?

D.D. : Oui, bien sûr. De nombreux poètes russes appréciaient la littérature persane et ont été énormément influencés par certains poètes persans. Cette influence se révèle dans le choix de sujets et de thèmes persans, ou bien dans la couleur orientale dominante dans leurs œuvres. Par exemple Pouchkine, après avoir fait connaissance avec le poète persan Fâzel Khân Garoussi (1784-1836) en 1829, lui a envoyé ses propres œuvres tout en lui rappelant que la Russie connaissait bien leur littérature. C’est ensuite Saadi qui devint l’une des sources d’inspiration de Pouchkine, si bien qu’il récitait directement ou bien avec quelques changements les vers de Saadi. C’est à cette époque qu’on le surnomme le "Jeune Saadi". Tolstoï connaissait lui aussi très bien la littérature persane. Il détenait ainsi de nombreux livres sur la Perse et sa littérature dans les rayons de sa bibliothèque. Dans sa jeunesse, il fit connaissance avec Hâfez en lisant ses poèmes traduits dans d’autres langues. Dans les années qui suivirent, il eut l’occasion de lire entièrement le recueil des poèmes de Hâfez que l’un de ses amis poète lui avait envoyé.

F.P. : Vous travaillez également au sein de l’Institut des études sur l’Orient. Quand a-t-il été créé, et dans quel but ? Quelles sont ses activités actuelles ?

D.D. : Cet institut a été créé il y a environ 80 ans. Auparavant, il y avait seulement une partie consacrée aux études sur l’Iran. Nous avons récemment développé notre champ de recherches pour l’étendre au Moyen Orient dans son ensemble. L’Iran est étudié au travers de sa littérature, son histoire, sa langue et son économie.

A.P. : En tant qu’irano-russe ayant vécu pendant de longues années en Russie, existe-t-il des points communs entre la culture iranienne et la culture russe ?

Anton Pavlovitch Tchekhov, peinture d’Osip Braz

D.D. : La vie des Iraniens et des Russes se ressemble énormément. C’est pourquoi les Russes aiment beaucoup la littérature classique et contemporaine iranienne. De même, la littérature classique et contemporaine russe a reçu un accueil très favorable en Iran. Ici j’ai remarqué combien les gens aiment Dostoïevski [14], Tchekhov [15] ou Bakhtine [16]. J’ai aussi remarqué, au cours de la conférence internationale de la nouvelle et du conte qui était organisée par l’Université de Téhéran, que des noms russes ont souvent été évoqués par les différents intervenants. Et vice-versa. C’est à dire qu’une fois en Russie, on entend énormément parler de l’Iran, de sa culture et de sa littérature dans différents endroits. Cela ne se limite pas seulement aux universités et aux centres académiques. C’est pour cette raison que les Russes apprécient les livres que j’ai traduits. Je pense donc qu’il y a un lien très proche entre ces deux cultures. Quant à moi, en tant que personne dont le père était persan et la mère était russe, j’aime beaucoup l’Iran parce que je suis iranien avant tout, fier de ma culture et de ma patrie. J’aime tout ce qui a un lien avec l’Iran : les repas iraniens, la musique iranienne, la littérature persane. C’était très dur pour moi d’être en Russie plus de 40 ans et ne pas pouvoir retourner dans mon pays. Mais puisque ma femme et ma famille sont russes, je suis pour l’instant obligé d’y rester. Là encore, au sein de ma famille, je remarque comme ces deux cultures se concilient bien.

F.P. : Quelle influence a eu la chute de l’URSS dans la diffusion de la culture iranienne et du regard que les Russes portent sur l’Iran ?

D.D : La littérature et la culture persanes ont toujours attiré les Russes. Après la chute de l’Union Soviétique et bien entendu après la Révolution Islamique, les relations entre l’Iran et la Russie sont entrées dans une nouvelle et une meilleure phase. Les gens ont eu davantage envie de connaitre l’Iran ; sont plus curieux à son égard, notamment dans le milieu étudiant. Cependant, il n’y a pas beaucoup de touristes russes en Iran. Un grand nombre de gens ne savent pas vraiment ce qui se passe en Iran, mais ceux qui s’y rendent apprécient énormément le pays et avouent qu’ils en avaient auparavant une toute autre image.

A.&F.P. : La Revue de Téhéran vous remercie de lui avoir accordé cet entretien.

* Parcours universitaire
- 1958-1995 : Institut de langue et littérature de l’Académie des Sciences du Tadjikistan
- 1958-2002 : Institut d’Orientalisme de l’Académie des Sciences de Russie
- 1967 -… : Université de Moscou
- 2004-… : Université des Langues Etrangères de Russie

Publications
- Dictionnaire russe-persan en deux tomes-
- Plus de 9 livres et 140 articles sur la langue, la littérature et la culture persanes dont-
- "Le vers humoristique persan", "La prose humoristique persane", "Mohammad Ali Djamâlzâdeh", "La prose contemporaine persane", "Les écrivains contemporains de mille ans de littérature persane", "La littérature persane au XXe siècle".

Traductions
- Plus de 15 livres traduits en russe sur les écrivains contemporains en Iran

Conférences
- Plus de 12 conférences sur l’iranologie dans plusieurs pays dont la France, les Etats-Unis, l’Arménie, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie, le Kazakhstan,...

Notes

[1Mohammad Ali Djamâlzâdeh (1893-1997) est un écrivain iranien qui vécut notamment en Suisse, pays où il se réfugia quelque temps après avoir écrit de virulents pamphlets. Devenu citoyen d’honneur de Genève, Djamâlzâdeh y mourut plus que centenaire en 1997.

[2Fereydoun Tonékaboni (1937) est un satiriste et écrivain iranien. Dans ses œuvres, il a avant tout critiqué la situation sociale de l’Iran et la vie sans espoir des enseignants et des employés.

[3Omar Khayyâm (1048-1131) est un grand poète et savant persan.

[4Saadi (1184-1283) fut l’un des grands poètes persans. Dans son recueil de contes, le Golestân (Jardin des roses), il présente une série de contes moraux sur les comportements à tenir dans certaines situations de la vie. Il y adopte une imagerie qui n’est pas sans rappeler celles des Mille et Une Nuits.

[5Allâmeh Ali Akbar Dehkhodâ était un éminent linguiste iranien et l’auteur du dictionnaire de langue persane le plus complet jamais publié. Il était aussi actif en politique, et fut élu député à plusieurs reprises. Il a aussi été le doyen de la Faculté de Droit de l’Université de Téhéran.

[6Sâdegh Hedâyat est un écrivain iranien né à Téhéran le 17 février 1903 et mort à Paris le 9 avril 1951. Contemporain - entre autres - d’Houshang Golshiri, Mohammad Ali Djamâlzâdeh et Sâdegh Choubak, il est célèbre pour son roman La Chouette aveugle, qui a été salué par les surréalistes lors de sa parution en français.

[7Ahmad Mahmoud (1931, Ahvaz) est un romancier iranien.

[8Houshang Golshiri (1938-2000), un écrivain et critique littéraire iranien.

[9Gholâm-Hossein Sâédi (1936-1985), romancier socialiste iranien. Il était très connu pour ses nouvelles et ses scénarios, notamment celui du film très connu Gâv (La Vache)

[10Ferdowsi, grand poète persan du Xe siècle.

[11Djalâl-e-Din Mohammad Molavi Rumi ou Djalâleddine Roumi (1207-1273) est un mystique persan qui a profondément influencé le soufisme. La plupart de ses écrits lui ont été inspirés par son meilleur ami, Shams ed-Din Tabrizi, qui était originaire de Tabriz, d’où son nom de Tabrizi.

[12Hâfez est un poète et un mystique persan né au début du XIVe siècle à Shiraz.

[13Rudaki (859-941), poète perse (tadjike) fut le premier grand génie de la littérature du persan moderne, qui composa des poèmes en "Nouveau Persan", écriture à alphabet arabo-persan.

[14Fédor Mihailovic Dostoïevski est un écrivain russe, né à Moscou le 11 novembre 1821 et mort à Saint-Pétersbourg le 9 février 1881. Il est généralement considéré comme l’un des plus grands romanciers russes, et a influencé de nombreux écrivains et philosophes.

[15Anton Pavlovitch Tchekhov (1860-1904) est un nouvelliste et dramaturge russe.

[16Mikhaïl Bakhtine (1895-1975) est un historien et théoricien russe de la littérature.


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