|
Le thème du Divin Féminin est l’une des constantes de la spiritualité chiite et l’une des sources de son incroyable richesse se manifestant tant dans toutes ses dimensions qu’elles soient mystiques, théologiques, éthiques ou artistiques. Au-delà de la sphère religieuse, il apparaît dans les cultures influencées par la spiritualité chiite, même quand celui-ci a été minoritaire dans certains des pays en question.
C’est le cas de l’image choisie pour illustrer cet article, tirée du fameux classique du cinéma indien Mughal-e Azam (1960) racontant l’histoire d’amour entre le jeune prince moghol Salim (le futur empereur Jahângir) et la danseuse Anarkali. Durant la scène en question, Anarkali rencontre Salim pour la dernière fois puisque leur amour est interdit par l’empereur Akbar, le père de Salim. Après être entrée par une porte recouverte d’or et de miroirs, elle s’assied auprès de Salim sur un trône. Elle porte une couronne montée d’une aigrette (kalgi), une rose et un voile blanc transparent couvrant son visage. Toute la scène est emplie de lumière et on ne saurait échapper au symbolisme visuel qui va au-delà de ce seul film. Ce symbolisme, nous le verrons plus tard, a ses racines dans la tradition spirituelle chiite concernant le Divin Féminin et a été véhiculé par certaines formes du soufisme dans les pays à majorité sunnite. D’ailleurs, il ne faut pas oublier que la cour moghole était profondément imprégnée de culture chiite safavide et s’il est vrai que les empereurs moghols ont extérieurement professé le sunnisme hanéfite il n’en demeure pas moins que certains d’entre eux ont ou bien fait allégeance au chiisme duodécimain (Babur et Humayun) ou ont été profondément imprégnés par des idées soufies d’inspiration chiite [1]. Ce fut le cas par exemple de Shâh Jahân qui inspiré par les écrits d’Ibn ’Arabi construisit le Taj Mahal pour sa défunte épouse iranienne, Mumtâz. Le complexe du Taj Mahal est une réplique exacte du trône de Dieu tel qu’il est décrit dans les Futuhât al-Makkiyya d’Ibn Arabi. Influencé par le concept du Insân al-Kâmil dont il se considérait une manifestation et le concept du mysticisme romantique du Tarjumân al-Ashwâq qui lui faisait voir dans son épouse Mumtâz une manifestation du Divin Féminin, Shâh Jahân voulait marquer dans la pierre et par l’architecture à la fois son intense amour et ses conceptions mystiques par la construction du Taj Mahal. [2] La scène de Mughal-e Azam et sa symbolique ont donc un contexte historique et spirituel dignes d’être explorés de plus près.
Pour cela, il faut faire un petit rappel sur la place de la Beauté dans la spiritualité islamique. Platon affirmait que seule la contemplation de la Beauté rendait la vie humaine digne d’être vécue. La Beauté est le voile de lumière qui manifeste et à la fois cache l’essence divine, le secret divin. Cette affirmation traverse de part toute la conception de la Beauté dans la spiritualité islamique. En effet, la contemplation de la Beauté mène à la réalisation de la Vérité, ce qui explique sa centralité dans la vie spirituelle ainsi que dans les arts de l’Islam. L’éthos esthétique islamique contraste singulièrement de celui qui a dominé en Occident où domine le modèle anthropocentrique de l’homme prométhéen et où l’art sert essentiellement à exprimer les myriades d’émotions humaines. L’art islamique dominé par une Weltanschauung théocentrique a pour fonction non seulement de célébrer Dieu à travers ses attributs - en particulier celui de la Beauté -, mais également de permettre à l’homme d’être transformé par une alchimie contemplative esthétique le menant de l’obscurité de l’ignorance aux lumières sublimes de la beauté et de la vérité. [3]
Dieu lui-même place la contemplation de la Beauté au centre du désir de créer dans le fameux hadith ul-qudsi :
"J’étais un trésor caché et je désirais être connu. Ainsi j’ai créé les créatures afin d’être connu à travers elles."
Dieu manifeste Sa Beauté à travers la création et cette même Beauté est le mazhar, le lieu de manifestation du Divin pour les créatures, puisqu’elle est ce voile de lumière qui à la fois manifeste et cache le trésor caché. Elle rend manifeste ce qui ne peut être manifesté et rend accessible l’inaccessible. C’est ce paradoxe qui est l’essence même de la Beauté, sa raison d’être.
La Beauté est elle-même inséparable de l’Amour et leur lien est évident dans le hadith ul-qudsi que nous avons cité. De la conscience que le Divin a de lui-même émerge le désir de s’exprimer à travers l’acte créateur. C’est ce désir qui mène l’Unicité Divine à se manifester à travers les attributs dans la multiplicité de la création. L’expression de ce désir est la Beauté et ce qui lie l’Unicité Divine à ses manifestations théophaniques c’est l’Amour. L’Amour lui-même connaît deux mouvements essentiels. Il y a d’abord l’Amour émergeant de la conscience que Dieu a de lui-même et qui mène le trésor caché à vouloir se manifester dans ce cri d’amour qu’est l’acte de création : Kun ! (Sois !) L’Amour de Dieu pour la création est en fait son Amour pour son aspect manifesté, le trésor manifesté, le Deus Revelatus. Le second mouvement de l’Amour est celui des manifestations théophaniques pour Dieu. Ce mouvement de la créature vers le Créateur clôt le cycle de l’Amour. C’est dans l’Amour que l’unité entre l’Aimé et l’Amant se fait sans que toutefois le voile de la différence ne s’estompe. En effet, sans l’Essence inconnaissable et inaccessible, l’Amour n’existerait pas, car sans secret caché la Beauté comme voile théophanique perd sa raison d’être et cesse d’exister. C’est à travers notre contemplation de Sa Beauté que Dieu prend conscience d’Elle et de Son Secret. Nier l’inviolabilité du secret divin équivaudrait à tomber dans un monisme nihiliste où l’acte de création n’a aucun sens.
La manifestation la plus parfaite de la Beauté est l’Imam Eternel, le Deus Revelatus, la Face de Dieu, le wajhullah et ses manifestations historiques dans les multiples prophètes et imams. [4] De ce point de vue, Fatimah Zahra dans son aspect céleste est l’aspect féminin de la Divinité manifestée. Son statut est tel que l’Imam Hasan al-Askari affirme à propos d’elle :
"Nous (les Imams) sommes la preuve d’Allah sur la création mais notre mère Fatimah est la preuve de Dieu sur nous."
Elle est le majma’ an-nurayn, la confluence des lumières de la prophétie et de l’imamat car elle est la preuve de l’union de ces deux lumières avant la création. Dieu dit lui-même dans un autre hadith ul-qudsi :
"Ô Mohammad ! Si ce n’était pour toi, je n’aurais point créé les étoiles, et si ce n’était pour ’Ali je ne t’aurais pas créé et si ce n’était pour Fatimah je n’aurais créé aucun de vous !"
Fatimah Zahra, en tant que majma’ an-nurayn, est également la dispensatrice de la sagesse et de la connaissance spirituelle. Elle est en quelque sorte la Sophia de la tradition chiite. Dans une des du’âs (prières) révélées par l’Imam ’Ali au grand mystique chiite Mirdâmâd, elle prend une place centrale dans un diagramme mystique semblable à un mandala, entourée du Prophète et des Saints Imams. Le suppliant est censé visualiser le Prophète et les Saints Imams autour de lui et Fatimah Zahra au-dessus de lui dispensant les lumières sapientales. En tant que Fatimah "Zahra" ("l’Eclatante", en arabe), elle la manifestation féminine du voile de Beauté et de Lumière manifestant le Divin. [5]
L’attribut de majma’ an-nurayn possède une autre dimension moins connue que celle du confluent des lumières de la prophétie et de l’imamat. Cet autre aspect est lié à la personne de l’épouse du Prophète, Khadijah, femme d’affaire indépendante et riche possédant une fortune colossale. Cependant, il y a une dimension moins connue de Khadijah : sa dimension spirituelle. Il est généralement affirmé qu’elle fut la première convertie à l’Islam alors qu’en réalité l’Islam a toujours été sa religion. L’Islam, pris dans son sens de soumission totale à Dieu, a en effet toujours existé depuis le premier jour de la création alors que ce ne sont que ses manifestations exotériques qui ont changé avec chaque nouveau prophète législateur amenant avec lui une nouvelle version de la loi divine, la shari’a, le dernier des ces prophètes législateurs étant Mohammad. Ainsi Adam, Abraham, Moïse et Jésus furent tous musulmans.
Khadijah appartenait comme Abû Tâlib à ce groupe de personnes en Arabie qui pratiquait la version de l’Islam précédent sa version finale apportée par Mohammad. Ils appartenaient au cycle prophétique de Jésus et Abû Tâlib est le dernier Imam de ce cycle prophétique. Chaque Imam est accompagné d’un hujjah ou preuve. Il se trouve que Khadijah était justement le hujjah d’Abû Tâlib. Il est également important d’ajouter qu’elle était tout comme Abû Tâlib et le Prophète Mohammad, une descendante d’Abraham. Quand Dieu envoie un prophète, celui-ci est reconnu par l’Imam ou le hujjah du cycle prophétique précédent. Dans le cas de Mohammad, ce fut Khadijah son épouse et dernier hujjah du cycle prophétique de Jésus qui le reconnut comme prophète.
Ainsi Fatimah Zahra, en tant que majma’ an nurayn, est non seulement la confluence de la prophétie et de l’imamat mais également la confluence du cycle de Jésus et de Mohammad, le lien entre les deux cycles prophétiques ; de la même manière que Marie, la mère de Jésus fut le lien entre le cycle de Moïse et de Jésus. C’est justement pour cette raison que Fatimah Zahra est appelée Maryam al-Kubra, la Grande Marie. Il est intéressant de noter les parallèles entre Fatimah et Marie [6], non seulement elles portent le titre de batul ou vierge, mais elles sont également les mères physiques et spirituelles de leurs enfants. En effet, Jésus et l’Imam Hussain communiquaient avec leurs mères respectives dans leurs ventres. Marie et Fatimah révèlent ainsi la nature profondément spirituelle de la maternité. C’est justement dans son aspect maternel que Fatimah Zahra manifeste également la dimension créatrice du Divin Féminin. En effet, l’un des titres de Fatimah est celui de Fâtir ou Créateur. De nombreux hadiths expliquent comment Dieu a créé le nom de Fatimah à partir de son attribut al-Fâtir. Ainsi représente-t-elle l’aspect créateur du Divin. C’est sous son aspect de Fatimah-Fâtir qu’elle apparaît couronnée éclatante de lumière dans certains hadiths. Cette image du Divin Féminin couronnée comme nous l’avons vu tout au début a persisté dans les cultures influencées par la spiritualité chiite. [7] Sur l’aspect créateur du Divin Féminin, Jalâloddin Rûmi écrit :
La Femme est le rayon de la Lumière Divine
Ce n’est point l’être que le désir des sens a pour objet.
Elle est Créateur, faudrait-il dire ?
Ce n’est pas une Créature. (trad. Henry Corbin)
Ces belles lignes mettent en évidence l’aspect profondément spirituel de la femme. Il est tel que le Prophète a affirmé que plus la foi d’un homme augmentait plus son amour de la femme augmentait. Ce n’est pas seulement son rôle de mère-créatrice qui donne cette importance spirituelle à la femme. En effet, Fatimah Zahra est souvent décrite par son père comme une houri humaine. En outre, le Prophète insiste dans de nombreux hadiths tant sunnites que chiites sur la nature exceptionnelle de Fatimah Zahra, indiquant qu’elle n’est pas une femme purement humaine. Les récits à propos de la conception de Fatimah indiquent que le Prophète avait mangé un fruit d’un arbre du Paradis et qu’à cause de ce fruit Fatimah était une houri humaine. Les houris, ces vierges-épouses sensuelles du Paradis, sont des manifestations du Divin Féminin par lesquelles les croyants contemplent le Divin par l’attribut de la Beauté. Elles rappellent l’importance de la dimension mystique dans l’amour humain. De grands mystiques de l’Islam comme Ibn ’Arabi et Rûzbehân Baqli ont dans leur vie et leurs œuvres souligné l’importance de cette dimension romantique de la vie spirituelle. Pour le chevalier spirituel, le javânmard, la bien-aimée n’est pas seulement un objet des sens. Par la purification du cœur par la méditation, la prière et le dhikr, il parvient à contempler en elle l’attribut de Beauté car elle devient alors pour lui la manifestation de cet attribut. Par la vision purifiée du cœur, il comprend la véritable nature de son amour et de son aimée. C’est alors que l’amour de Dieu et l’amour de la femme ne sont qu’une même réalité.
L’ethos de la chevalerie spirituelle envers les femmes comme manifestations du Divin Féminin est exprimé dans la vie même du Prophète. On le voit s’occuper des tâches ménagères et montrer le plus haut respect pour ses épouses. Son amour intense pour Khadijah est bien connu et documenté. Cette même démarche chevaleresque est évidente dans son amour paternel pour sa fille Fatimah Zahra. Ses compagnons s’étonnaient de le voir se lever pour embrasser les mains de sa fille et l’asseoir à ses côtés. Dans la société arabe de l’époque, où la naissance d’une fille était considérée comme une malédiction, ses actions sont tout simplement révolutionnaires. Ces multiples mariages après la mort de Khadijah étaient motivés par le désir de protéger des femmes devenues veuves ou dans d’autres situations précaires.
L’institution du mariage est d’une importance capitale puisqu’elle donne le contexte légal et sacré pour l’amour spirituel liant le croyant et son épouse. Les époux s’appartiennent mutuellement, et embrasés par un pur amour, ils unissent toutes les dimensions de leur être tant physique, énergétique, sensuelle, émotionnelle que spirituelle dans cette union bénie par Dieu. Cette union n’est possible que par l’abandon de l’égoïsme manifesté même dans l’éthique sexuelle en Islam. Une priorité absolue est donnée à l’épouse : c’est elle qu’il faut d’abord satisfaire et c’est elle qui détermine les pratiques. Cette éthique implique un abandon du plaisir égoïste par le javânmard, le chevalier spirituel, qui dépassant ainsi son ego continue le grand combat spirituel, le jihâd al-akbar.
L’éthique du mariage pour le javânmard, dépasse la seule dimension légale et a donc une profonde dimension spirituelle. On pourrait voir dans le couple formé par l’Imam ’Ali et Fatimah Zahra des archétypes du masculin et du féminin, l’animus et l’anima comme les appelle C.G. Jung. On pourrait affirmer que dans ce genre d’union, la Fatimah en chaque épouse rend manifeste l’Ali présent en chaque homme et vice versa. Fatimah Zahra comme manifestation du Divin Féminin, en tant que vierge-mère, Fatimah-Fatir, majma’ an-nurayn, houri humaine, fille du Prophète et épouse de l’Imam ’Ali, démontre qu’on ne saurait la réduire à sa seule dimension de fille, mère et épouse. Le discours de Fadaq est probablement l’occasion où tous ces différents aspects sont manifestés simultanément. Enveloppée de trois hijâb, elle prononce dans la mosquée de son père un discours défiant la tyrannie, défendant le droit de son époux et l’héritage spirituel de son père. Au-delà de cette dimension sociale évidente, on peut également voir dans ses trois hijâb les stades de la progression spirituelle que sont la shari’a (loi), la tariqa (voie) et la ma’rifa (connaissance) menant à la réalité divine (haqiqa) qui demeure toujours secrète, tel le visage de Fatimah l’Eclatante.
Bibliographie
Amir-Moezzi, M.A., Le Guide Divin dans le Shi’îsme Originel, 1992, Paris : Verdier.
Begley, Wayne E., "The Myth of the Taj Mahal and a New Theory of Its Symbolic Meaning in The Art Bulletin", 1979, Vol.61, no.1.
Chittick,W.C., The Essential Seyyed Hossein Nasr, 2007, Indiana : World Wisdom.
Corbin, Henry, En Islam Iranien, 1972, Paris : Gallimard.
Corbin, Henry, La Philosophie Iranienne Islamique aux XVIIème et XVIIIème siècles, 1981, Paris : Bucher/Chastel.
Corbin, Henry, L’Imagination Créatrice dans le Soufisme d’Ibn ’Arabi, 2006, Paris : Verdier.
Espirito Santo, Moisés, Os Mouros Fatimidas e as Apariçoes de Fatima, 2006, Lisboa : Assirio & Alvim.
Hollister, J.N., The Shi’a of India, 1979, New Delhi : Oriental Books Reprint.
[1] N’oublions d’ailleurs pas que pendant un court moment de son histoire la religion officielle de l’empire moghol fût le chiisme duodécimain sous Bahâdur Shâh I. Sur l’histoire du chiisme dans le sous-continent indien voir Hollister : 1979.
[2] A ce sujet voir Begley : 1979.
[3] Pour deux essais de Seyyed Hossein Nasr sur la différence entre les deux conceptions de l’art voir Chittick 2007 : 171-87 et 203-14.
[4] Il faut être prudent de ne pas tomber dans la faute fatale de confondre le manifesté avec le manifestant. Le wajhullah sont des icônes à travers lesquelles se manifeste la Lumière Divine et non des idoles capturant dans l’obscurité cette même divine dans une folie imitatrice. Voir à ce sujet Corbin 1981 : 358-64.
[5] Concernant cette vision de Mirdâmâd voir Corbin 1972 (IV) : 30-9.
[6] Il est d’ailleurs intéressant de noter au passage les apparitions d’une "dame de lumière" se décrivant comme "la dame du rosaire" aux trois petits enfants de la localité de Fatima au Portugal. Les catholiques voient en elles la Sainte Vierge Marie alors que de nombreux chiites qui connaissent ces apparitions affirment qu’il s’agit de Fatimah Zahra, elle aussi décrite dans la tradition chiite comme une dame de lumière à l’origine du rosaire islamique. Le fameux universitaire portugais Moisés Espirito Santo affirme d’ailleurs que les premières descriptions des visions par les enfants indiquent clairement que la "dame de lumière" en question est Fatimah Zahra. Voir Espirito Santo, 2006.
[7] Sur Fatimah-Fatir voir Corbin 2006:174-90 et Amir-Moezzi 1992 : 78.