N° 36, novembre 2008

Présentation de la version persane des Aventures de Hadji Bâbâ d’Ispahan


Khadidjeh Nâderi Beni


Parmi les œuvres célèbres de la littérature qâdjâre figure un roman original, dont l’auteur fut James Mourier, secrétaire de l’ambassade britannique en Iran qui, durant les huit années où il vécut dans ce pays, acquit une connaissance suffisamment importante des us et coutumes persanes pour pouvoir mettre à exécution ce projet romanesque original qu’est le livre Les Aventures de Hâdji Bâbâ d’Ispahan. Ce livre, doux mélange de roman-itinéraire, met en lumière la corruption de la cour de Fath-Ali Shâh Qâdjâr, et décrit agréablement les superstitions, les légendes et les rites de la société persane de l’époque. Le récit met en scène un certain Hâdji Bâbâ, aventurier originaire d’Ispahan, qui prend le chemin du Khorâssân pour faire un pèlerinage. Dépouillé par les Turkmènes en cours de route, il réussit à s’échapper ; et c’est alors que l’intrigue principale s’amorce. Hâdji Bâbâ, errant, débute ainsi un long périple qui le conduit au cœur de diverses régions, exerce divers métiers, de fossoyeur à diplomate, explore les bas-fonds de la société et expérimente de plus en plus les faiblesses, les immoralités et les corruptions de la communauté humaine. L’auteur a tenté de faire souffler sur cet ouvrage un vent de critique et de contestation.

Il existe à l’entrée de l’une des villes du centre de l’Iran, Ben [1], une belle perspective composée des monts Sheydâ, de l’étang de Ben et de la statue d’un Beni célèbre, qui fut homme de lettres, traducteur, poète, astrologue et médecin : Mirzâ Habib Dastâne Béni [2], surnommé Mirzâ Habib Esfahâni. Il fut le premier iranien à compiler la grammaire persane. Il rédigea cette compilation en prose, en un langage clair et simple, et choisit le titre de "Dastour-e zabân", à la place du terme arabe "Sarf va Nahv". Cet écrivain novateur fit ses études de médecine à Ispahan et à Téhéran, pour les poursuivre ensuite en Allemagne et à Bagdad, et commença à exercer très tôt. Son pseudonyme poétique était "Dastân" et il composait des poèmes en persan et en turc. Libéral, il critiqua le régime et dut s’exiler en Turquie où il décéda en 1897 (1318) et fut enterré à Boursey.

Ses œuvres les plus importantes sont le Dastour-e Sokhan (grammaire), le Dabestân-e Fârsi (l’Ecole persane), Kholâse-ye Râhnemâ-ye Fârsi (Précis de persan), Barg-e Sabz (La feuille verte), Divân-e She’r (Recueil poétique), et quelques annotations et critiques de recueils poétiques antérieurs. Il a de plus traduit quelques ouvrages littéraires tels que le Misanthrope de Molière, Gil Blas de René Lesage et Les aventures de Hâdji Bâbâ d’Ispahan de James Mourier.

Les aventures de Hâdji Bâbâ d’Ispahan furent rédigées à Londres et traduites en persan à Istanbul. Ces deux versions, l’originale et la traduction, connurent toutes deux un grand succès, même s’il est désormais établi que Mourier avait plus fait œuvre de plagiaire que d’auteur. Cependant, il demeure certain que le livre a connu comme son auteur de nombreuses aventures et péripéties. C’est en particulier l’influence de Gil Blas qui est à remarquer dans ce roman et c’est cette influence qui poussa peut-être Mirzâ Habib à le traduire à partir de sa version française. Dans une lettre adressée à Edward Brown, le célèbre orientaliste britannique, Sheikh Ahmad Rouhi [3] présenta explicitement Mirzâ Habib comme le traducteur des Aventures de Hâdji Bâbâ d’Ispahan. Mais cette précision fut omise par le vieil iranologue anglais et Mirzâ Habib fut considéré, en raison de la beauté de sa traduction, comme l’auteur du livre. A la suite de cet anachronisme, le nom du traducteur resta dans l’ambiguïté jusqu’en 1961, date à laquelle Mojdtabâ Minavi [4] découvrit à la bibliothèque d’Istanbul la version manuscrite de cette traduction, paraphée par Mirzâ Habib, dont il ramena une copie sur microfilm en Iran.

En réalité, le travail de Mirzâ Habib n’est pas une simple traduction mais plutôt l’élévation du texte original, une réécriture de l’œuvre qui eut un impact important sur la littérature iranienne et inaugura une nouvelle phase de l’histoire de la prose persane ; autant dire que la place de l’auteur et du traducteur fut intervertie : Mirzâ Habib écrivit ce roman en persan, et il fallut attendre seize ans pour que Mourier le traduise en anglais. Car il s’agit d’une traduction libre, assez libre pour que le traducteur y insère des poèmes dans la description des scènes ou présente dans certaines parties, une traduction versifiée. La langue de cette traduction est simple et claire, dégagée de toute flatterie et exagération propre à la langue artificielle en vogue à l’époque à la cour qâdjâre. En effet, Mirzâ Habib n’appréciait pas le langage littéraire ampoulé de son époque et alla même jusqu’à blâmer le poète officiel du roi Fath-Ali Shâh, Fath-Ali-Khân Sabâye Kâshi, qui avait tenté, avec son Shâhanshâh-nâmeh, qui met en scène les hauts faits de Fath-Ali Shâh, d’imiter le chef d’œuvre de Ferdowsi.

Cependant, même si aujourd’hui encore, certains pensent toujours que Mirzâ Habib est l’auteur des Aventures de Hâdji Bâbâ d’Ispahan, ce dernier avait précisé au début de sa traduction : "Je me devais, tout simplement, de transmettre et de répéter les écrits et les opinions de l’auteur en persan".

Cette traduction, aujourd’hui considérée comme un chef-d’œuvre, fut imprimée en Iran au début du XXe siècle, avec une introduction, quelque peu injuste, de Mohammad-Ali Djamâlzâdeh [5] qui écrit : "Des erreurs grammaticales et des archaïsmes sont à voir dans le travail de cet écrivain", opinion contre laquelle s’est insurgé Karim Emâmi, qui s’exprime dans un article en la matière : "Cette traduction est aussi belle que celle des poèmes de Khayyâm réalisée par Fitzgerald ; aucune n’a respecté les règles de la traduction."

Sources :
- EMAMI, Karim, Az past o bolande tardjome (Du défi et du bonheur de la traduction), Téhéran, Niloufar, 1372 (1993).
- NADERI BENI, Khadidjeh, "Tchahâr Mahâl va Bakhtiâri" in La Revue de Téhéran, no 20, Juillet 2007.
- http://www.aftab.ir/articles/arts_culture/نگاهی به سرگذشت حاجی بابای اصفهانی (page consultée : 2008/7/4)
- http://www.fa.wikipedia.org/ سرگذشت حاجی بابای اصفهانی (page consultée : 2008/7/5)
- http://www.4pe.blogsky.com/ 619 میرزا حبیب دستان بنی / اتاق (page consultée : 2008/7/8)

Notes

[1Une petite ville située à la région Tchahâr Mahâl, parmi la plaine d’Ispahan et les montagnes de Zâgros.

[2C’est nous qui soulignons ; l’auteur de ces lignes, pense à l’encontre de ceux ou celles qui condamnent tous les Béni(e)s à rejeter leur origine, en se présentant comme Esfahâni !

Voir "میرزا حبیب دستان بنی", http://www.4pe.blogsky.com/619 ،اتاق/, (page consulté : 2008/7/8)

[3L’un des collègues de Mirzâ Habib qui, s’opposant au régime qâdjâr, fut également exilé en Turquie.

[4Hommes de lettres, professeur et correcteur des textes anciens persans.

[5Romancier ispahanais, connu comme le père du roman persan contemporain.


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