N° 36, novembre 2008

Les frontispices des ouvrages imprimés à l’époque qâdjâre


Ali Bouzari
Traduit par

Babak Ershadi


L’enluminure (en persan : تذهیب) est une peinture ou un dessin exécuté à la main, qui décore ou illustre un texte la plupart du temps manuscrit.

Les premiers manuscrits enluminés sont les ouvrages de l’Egypte pharaonique, constitués de papyrus et en forme de rouleaux plus ou moins larges. Le parchemin était le support par excellence de l’enluminure. Le papyrus est très fragile et boit facilement l’encre et les couleurs, tandis que le parchemin est beaucoup plus résistant et offre plus de possibilités à la création artistique du fait qu’il supporte mieux l’action chimique des encres et des couleurs. Après l’usage du papier pour le scripte des textes, il a servi de support aux ouvrages d’enluminure et d’illustration de textes.

Sur le plan matériel, un ouvrage écrit comporte un texte dont les caractères ont une forme : lorsque l’écriture a une forme esthétique, on parle de calligraphie. L’enluminure tantôt se mêle au texte et tantôt s’en éloigne, au point même, parfois, de ne plus entretenir aucune relation avec lui.

Le symbole du soleil et du lion dans le frontispice de l’ouvrage Mokhtâr Nâmeh, 1843

En Iran, les manuscrits anciens, sur parchemin ou sur papier, étaient souvent ornés d’illustrations et d’enluminures très précieuses du point de vue esthétique. Les meilleurs exemples de l’art de l’enluminure classique iranien appartiennent à la période des dynasties ilkhanide et safavide.

Les Iraniens ont utilisé pour la première fois les techniques de l’imprimerie moderne pendant la première moitié du XIXe siècle à l’époque de la dynastie qâdjâre. Comme dans les autres pays du monde, l’imprimerie et la gravure font progressivement presque disparaître l’enluminure. Toutefois, il existe des livres imprimés qui en sont ornés.

Les chercheurs iraniens et les orientalistes européens qui ont étudié l’enluminure iranienne se sont intéressés surtout aux ornements et aux enluminures datant du XVe au XVIIIe siècles, sans donner une grande importance aux enluminures des livres publiés au XIXe siècle. A vrai dire, après l’importation des premières machines d’imprimerie en Iran, les artistes enlumineurs ont poursuivi leurs activités pour orner les livres publiés à la machine. Il est vrai que les techniques d’imprimerie étaient rudimentaires à l’époque, cependant, les artistes enlumineurs ont réussi à créer des œuvres originales en se basant sur les traditions anciennes de l’art d’ornement des manuscrits pour enluminer les ouvrages imprimés.

L’histoire de l’imprimerie en Iran

Frontispice du livre Hezâr-o yek Shab (Les Milles et Une Nuits), 1855

La première machine d’imprimerie a été importée en Iran en 1818 sous l’ordre du prince qâdjâr Abbâs Mirzâ, prince héritier et gouverneur de la province de l’Azerbaïdjan. Ainsi, le premier atelier d’imprimerie typographique du pays a été établi à Tabriz. Les machines et les équipements de cet atelier avaient été importés apparemment de la Russie. Mirzâ Zein al-Abedin, qui dirigeait cet atelier, fut invité à Téhéran par le roi Fath Ali Shâh pour créer la première imprimerie de la capitale. Mirzâ Zein al-’Abedin s’est donc mis à travailler dans un atelier appartenant à Manoutchehr Khan Gorji, l’un des hommes les plus influents de la cour qui fonda aussitôt une autre imprimerie à Ispahan. Pendant près de quarante ans, l’imprimerie typographique connut un développement considérable en Iran. Au moins 55 ouvrages ont été ainsi imprimés selon les techniques de l’imprimerie typographique. En 1833, le prince Abbas Mirza a donné l’ordre de l’établissement de la première imprimerie lithographique à Tabriz. A partir des années 1850, la lithographie a supplanté l’imprimerie typographique dans presque tous les ateliers des grandes villes iraniennes.

L’histoire du frontispice

Frontispice du livre Tchehel Touti, 1846

Le frontispice est une planche illustrée placée avant la page de titre, ou la gravure placée face au titre ou encore en première page. L’apparition du frontispice est liée aux ouvrages religieux. En Iran, les premiers frontispices appartiennent aux ouvrages religieux du manichéisme. En effet, la peinture avait une place privilégiée dans les enseignements de Mani (v. 216-277 ap. J.-C.).

Après l’islamisation de l’Iran, l’enluminure s’est mise essentiellement au service de la décoration du Coran et des ouvrages religieux islamiques. Pendant les premiers siècles de la période islamique, les frontispices des ouvrages étaient composés de figures géométriques simples, avant l’apparition progressives des dessins végétaux plus complexes. En effet, l’enluminure et la calligraphie constituaient les deux éléments essentiels du travail des scripteurs et des copistes. La composition du frontispice occupait une place importante dans le travail des enlumineurs, notamment lorsqu’il s’agissait de l’ornement de la page du titre et de la première page du Coran, ou du début des chapitres (sourates) du texte coranique. En ce qui concernait la première page du Livre sacré, les artistes s’efforçaient d’y utiliser les compositions les plus originales et les plus riches du point de vue esthétique. Cette composition prenait souvent la forme d’une couronne, d’un diadème, d’un rectangle ou d’un cercle, minutieusement décoré par des motifs géométriques ou végétaux, parfois dorés. Pour l’ornement du Coran, le frontispice était souvent développé et prenait place dans les deux premières pages du texte coranique (frontispice double).

Les frontispices des livres imprimés de l’époque qâdjâre

Frontispice de l’ouvrage Djavâher-ol oqûl, date inconnue

Les artistes enlumineurs de l’époque qâdjâre se sont notamment inspirés des méthodes de composition des frontispices des manuscrits pour orner les livres imprimés. Dans ces premiers ouvrages imprimés en Iran, les artistes ont créé des frontispices composés de motifs végétaux (en persan : eslimi آµأ±wH, combinaison artistique de formes géométriques et de motifs végétaux qui se répètent). A ces compositions venaient parfois s’ajouter des figures animales ou encore des figures humaines ou fantastiques (démons, monstres, etc.). Outre les textes sacrés, les ouvrages poétiques et littéraires étaient les supports privilégiés de l’enluminure en général et des compositions de frontispice en particulier.

Les premiers frontispices qui apparaissent dans les ouvrages imprimés dans l’atelier typographique de Mirza Manoutchehr Khan Gorji, sont des compositions rectangulaires de 9,6×7,13 cm. Au milieu du frontispice figure un triangle entre deux emblèmes du symbole du soleil et du lion. A l’époque du roi Fath Ali Shâh, le nom du monarque était le seul texte introduit dans le frontispice. Mais dans un frontispice de l’époque de Mohammad Shâh datant de 1295 de l’Hégire, on peut lire le nom du Prophète.

Frontispice de l’ouvrage Tâqdîs, 1896

Pour imprimer ces frontispices, les artistes avaient probablement utilisé une planche de bois. Mais les planches de bois étaient très peu maniables, c’est pourquoi à l’époque où les imprimeurs iraniens utilisaient des techniques de l’imprimerie typographique, les enluminures et les frontispices étaient plus ou moins rares. Ce problème technique a été surmonté lorsque les imprimeries ont installé des machines lithographiques. Durant cette période, les enluminures et les frontispices sont devenus plus nombreux et plus variés.

1- Les frontispices portant le nom de Dieu

La plupart des frontispices qui datent d’après le développement des techniques lithographiques portent la phrase : "Au nom de Dieu, le Très Miséricordieux, le Tout Miséricordieux".

Cette phrase se situe souvent en bas du frontispice. La composition des éléments différents est de sorte que l’ensemble des ornements semble illustrer cette phrase. Dans certains autres frontispice de cette période, on peut lire d’autres noms et attributs de Dieu tels que "L’Aimé", "Le Grand", etc. Certains autres frontispices portent un ou deux vers de poésie.

2- Les frontispices portant le titre de l’ouvrage

Dans certains ouvrages de cette période, le frontispice porte le titre de l’ouvrage. Dans la plupart des cas, le titre de l’ouvrage est précédé par l’expression "Voici le livre de…" ou "Le livre de…".

3- Les frontispices portant le nom de l’auteur

Dans certains frontispices, le nom de l’auteur est indiqué avec des expressions telles que : "Voici un livre de…" ou "Voici l’un des ouvrages de…". Dans le frontispice d’un seul ouvrage de cette époque, le nom de l’auteur et le titre de l’ouvrage sont indiqués ensemble.

4- Les frontispices portant un verset coranique

Certains frontispices portent un verset coranique ou une brève prière. Dans la plupart des cas, ce type de frontispices porte le verset "Dieu nous aide et la victoire est proche".

5- Les frontispices portant le nom du graveur ou de l’enlumineur

Dans la plupart des frontispices de cette période, le nom de l’artiste enlumineur et graveur est indiqué dans un petit cadre en bas de la composition. Le nom de l’artiste est précédé par l’expression "Œuvre de…" ou "Travail de…". Dans un seul frontispice de cette période, l’artiste graveur est présenté par une phrase complète.

6- Les frontispices portant un sceau

Dans certains ouvrages, le frontispice porte le sceau officiel de la "Direction de la presse". Ce cachet officiel est un carré où l’emblème d’Etat (soleil et lion) est gravé en haut, et il porte le mot "Vu" en bas.

7- Les frontispices portant des notes

Un petit nombre de frontispices portent des notes en marge. Ces notes concernent souvent l’auteur ou l’ouvrage lui-même.

Frontispice de l’ouvrage Yousefieh, 1853

Les textes étaient probablement ajoutés au frontispice après la fin de la composition des motifs, étant donné qu’il y a plusieurs frontispices qui portent des cadres vides. Bien que la composition des frontispices des ouvrages imprimés pendant le XIXe siècle ait été généralement inspirée des modèles des frontispices des manuscrits anciens, on y trouve cependant des figures et motifs originaux qui n’existaient pas dans les frontispices anciens dessinés à la main. Certains de ces motifs deviennent des éléments quasi-permanents des frontispices imprimés, comme l’emblème officiel "soleil et lion" (shîr o khorshîd). Le lion est dessiné tantôt assis tantôt debout.

Les frontispices de l’époque qâdjâre subissent parfois l’influence de l’art occidental. Au fur et à mesure, des motifs et des éléments étrangers apparaissent dans la composition des frontispices, notamment la représentation d’enfants nus et ailés portant un arc (Cupidon, dans la mythologie romaine) ou le dessin d’un enfant et sa mère (inspiré des tableaux de Jésus et de la Vierge Marie). Dans certains frontispices des ouvrages imprimés de cette période, l’artiste a gravé un portrait du roi ou de l’auteur de l’ouvrage.

Sources et références :
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- PAKBAZ, Rouyn : L’encyclopédie de l’art, Téhéran, éd. Farhang-e-Moasser, 1999.
- PAKBAZ, Rouyn : La peinture iranienne, de l’origine jusqu’aujourd’hui, Téhéran, éd. Larestan, 2000.
- KARIMZADEH TABRIZI, Mohammad-Ali : La vie et l’œuvre des anciens peintres iraniens et de certains peintres célèbres indiens et ottomans, Londres, éd. Print Today, 1996.
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- MAYEL-HERAVI, Nadjib : Le lexique technique de la publication de livres, Téhéran, éd. de la Fondation de la culture iranienne, 1974.
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- Dictionnaire Dehkhoda (vol. 4), Téhéran, éd. de l’Université de Téhéran, printemps 1994.
- MARZOLPH, Ulrich : Narrative Illustration in Persian lithographed Books, Leiden, Boston, Brill, 2001.
- MARZOLPH, Ulrich : Persian Incunabula : A Definition and Assessment.


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