N° 38, janvier 2009

The Path to Heaven (III)


Shekufeh Owlia

Voir en ligne : Première partie


Il était minuit passé, mais Cordelia n’arrivait pas à fermer l’œil, car le souvenir de son bien-aimé pesait sur son âme. Allait-elle passer une autre nuit blanche ? C’était bien probable… Les démons avaient, semblait-il, chassé tout sommeil pour elle cette nuit. Voilà une fois de plus que son esprit errait vers William… vers le jour qui pointerait bientôt à l’horizon avec les milliers d’aventures qui la guettaient. Epuisée et tendue, se promenant de long en large à longues et lentes enjambées, elle n’avait plus de pensée que pour son soupirant. S’approchant tremblante de la fenêtre, elle discerna dans le noir la silhouette d’un corbeau prenant son vol. Cette scène la remplit d’effroi, car n’est-il pas bien connu que ces oiseaux sont de mauvais augure ? Des nuages menaçants s’amoncelaient ; une pluie fine et pénétrante commençait à tomber du ciel. Si seulement elle avait le courage d’éveiller Rose ! Elle aurait bien su la réconforter, chassant les pensées noires qui l’envahissaient à présent. Au fond d’elle-même, elle savait fort bien ce qui la tracassait… Elle sentait qu’une tragédie était sur le point de naître… Dans une vaine tentative pour se calmer, elle se mit à fredonner une berceuse que sa mère avait coutume de lui chanter lorsqu’elle était encore enfant. Et si jamais un malheur avait frappé William entre-temps ?! Ou pire encore… si jamais des idées suicidaires l’avaient visitées ? Elle songea que jamais William ne commettrait une telle folie… Mais cette pensée la hanta néanmoins…

Elle se recoquilla sous la couverture, tourna et retourna dans son lit et lorsqu’elle trouva enfin le sommeil, ce n’était que pour tomber de rêve en cauchemar. En proie au sentiment qu’un malheur avait effectivement frappé William, Cordelia se réveilla en sursaut et hurla à pleins poumons : "WILLIAM ! Attends-moi, chéri." Quel cauchemar effroyable ! Elle avait vu William en rêve, blême et immobile, comme s’il se fut métamorphosé en statue de pierre, adossé à un mur le long d’un sombre couloir. Son front couvert de perles de sueur, son cœur battant la chamade, elle se précipita, hors d’elle, de la cabine. Elle tomba à genoux et se mit à sangloter sous le ciel étoilé, où un vent glacial lui fouettait sans répit le visage et les larmes ruisselaient le long de ses joues… Elle leva les mains vers le ciel et supplia d’une voix gémissante : "O Seigneur, aie pitié de moi ! Jamais je ne pourrais vivre sans lui..." En proie à un amour ardent, elle brûlait telle une chandelle au cœur de la nuit.

Ses soucis ne s’étaient point dissipés lorsque le jour pointa à l’horizon et le soleil naissant submergea doucement l’océan de ses rayons rougeâtres. Elle se réconforta à la pensée que d’ici peu, elle frôlerait son visage, respirerait son doux parfum et s’endormirait dans le creux de ses bras pour ne plus se réveiller…

Au loin à l’horizon, une masse noire se détacha sous peu sur le bleu limpide du ciel. S’agissait-il vraiment du Port de New York qu’elle avait tant anticipé ? Cordelia courut à perdre haleine vers la promenade où Rose la rejoignit peu après, tenant son petit dans les bras.

Mais en se rapprochant du port, l’expression de son visage se figea et son regard hagard erra avec effroi d’une voile hissée imprégnée de sang à l’autre. A cette vue, son cœur se serra et un torrent de larmes irrépressibles inondèrent ses yeux. Rose l’enlaça de ses bras, tâchant de lui porter réconfort, mais rien ne pouvait l’apaiser ; elle était prise au piège.

Soudain, elle se souvint du jour où elle avait déclaré à sa mère que son amour pour William pouvait faire des miracles et sa mère avait alors sèchement répliqué que la haine féroce qu’elle lui vouait pourrait en faire de plus grands. Elle vivait désormais avec le seul espoir qu’il avait abandonné toute idée de suicide. Elle palpa toutes les poches de son sac de voyage, à la recherche de la dernière missive que William lui avait adressée. Quand elle réalisa que la lettre manquait, elle devina sans peine ce qui s’était passé. Ayant saisi la lettre d’amour, elle l’avait lue sans le moindre remord et se trouvait donc au courant des moindres détails du plan. Maintenant que les pièces du casse-tête se replaçaient en ordre dans son esprit, elle commençait à y voir plus clair. Sa mère avait sans doute payé un marin quelconque de sa connaissance aux Etats-Unis faire le sale boulot à sa place. Cordelia croisa ses doigts, priant Dieu de protéger celui qu’elle aimait tant.

Après ce qui sembla durer une éternité, "The Maid of the Mist" jeta l’ancre. Lorsque les deux amies s’apprêtèrent à échanger des adieux en débarquant, Rose lui souffla ces mots en guise de réconfort :

"Cordelia, ne te tracasse pas, tout ira bien ma chère, tu verras. Je te propose de t’accompagner dans ta quête. Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour t’aider à le retrouver. Mais dis-moi donc, où as-tu l’intention de partir à sa recherche ?"

-Pour le moment, je n’en sais rien. Merci mille fois pour ta gentillesse, petite maman, mais tu as déjà assez de soucis. Tu as été une bonne amie pour moi durant ce long voyage mouvementé et cela me suffit amplement. Ne te tourmente pas pour moi, je finirais bien par me débrouiller, répondit Cordelia, se forçant à sourire.

-Alors adieu, ma chère, que la vie te soit douce. Toi aussi, tu as été une véritable âme sœur pour moi durant ce voyage. Je prierai pour toi… Que Dieu te garde !

Sur ce, le petit, sans doute épuisé par le long voyage, se mit à pleurnicher.

-Jamais je n’oublierai ni toi, ni ton petit "Misty", s’exclama Cordelia en baisant le gracieux minois de l’enfant. Durant toute ma vie vous aurez une place dans mon cœur...

Ce furent les derniers mots qu’elles échangèrent.

Une fois débarquée, Cordelia se demanda perplexe où elle pourrait le retrouver. Les pensées se bousculèrent dans sa tête ; il fallait faire vite car c’était une course contre le temps. Elle n’avait, à vrai dire, pas la moindre idée de l’endroit où William pouvait se cacher dans cette monstrueuse métropole impersonnelle. Elle n’avait aucune adresse…

Dans une de ses lettres antérieures, il lui avait pourtant décrit un petit coin pittoresque, pas très loin du port de New York où il aimait bien flâner… une petite roseraie sauvage aux abords de l’océan. Elle avait beau regarder dans toutes les directions… un tel coin enchanté ne s’offrait point à ses yeux. Peut-être, se dit-elle, qu’en demandant aux passants elle arriverait sur ces lieux que William chérissait tant. Son cœur lui disait qu’il s’y trouvait maintenant, guettant son arrivée.

Elle s’approcha du premier passant qu’elle vit sur la route : un vieillard appuyé sur sa canne, le dos courbé, qui avançait péniblement.

"Pardon me, Sir. Do you happen to know of a peaceful spot somewhere near here ? s’enquit Cordelia.

-Pardonnez-moi, je ne parle pas un mot d’anglais ; jeune demoiselle, répondit le vieil homme en français."

Ne sachant pas cette langue, Cordelia ne comprit pas un mot de ce qu’il lui répondit.

-Thank you.", répondit-elle en lui retournant son sourire.

Ceci dit, elle se précipita cette fois vers une jeune dame portant un bel enfant dans ses bras qui s’apprêtait à traverser la rue.

"Excusez-moi, Madame. Connaissez-vous un petit coin pittoresque non loin d’ici ? demanda Cordelia sur un ton las.

La jeune femme ne parut rien comprendre, mais soudain, son visage s’éclaira.

-Oui, oui allez tout droit et vous y arriverez," dit-elle en désignant du doigt le sentier qui s’étirait devant eux.

Cordelia avança dans la direction indiquée, éblouie par la beauté de l’océan qui s’étendait à perte de vue.

Elle se réjouit à la pensée qu’elle se retrouverait très bientôt en présence de l’homme qu’elle n’avait cessé d’aimer depuis leur première rencontre qui remontait à plus de dix ans. Elle était aux anges… Elle chercha du regard son bien-aimé. Elle l’appela aussi fort qu’elle le pouvait. L’écho de sa voix retentit… A ces mots, son amant fit son apparition au loin. Comme il était beau, pensa-t-elle, comme si c’était la première fois qu’elle le voyait. Ils craignaient tout d’abord de s’approcher l’un de l’autre, de peur que la présence de l’autre ne se dissipe.

Le clapotis des vagues qui la berçait tendrement, semblait fêter leur union. Un sentiment de bien-être naquit en elle, devant cette renaissance de la nature. Avec William à ses côtés, elle se sentait aussi légère qu’une bulle et pouvait voyager à l’autre bout du monde et affronter tous les problèmes.

"Cordelia, tout est perdu, TOUT. Quand j’ai vu que les voiles du navire étaient imprégnées de sang, j’ai cru que tu ne viendrais jamais me rejoindre. J’ai donc acheté du poison… Puis je suis venu ici, j’ai cueilli une rose rouge, ta fleur favorite, j’ai versé le contenu du flacon sur la rose et j’ai respiré profondément. La drogue est mortelle, Cordelia…"

Près comme elle était de son visage, elle réalisa soudain à quel point il était blême.

"Si seulement il y avait moyen d’attribuer le malheur dont nous sommes affligés aux astres, nous les aurions maudit à tout jamais, mais quand je pense que c’est ma propre mère qui a conspiré notre ruine…

-Je sais, ma chère, dit William d’une voix peinée.

- Si seulement tout ne pouvait être qu’un cauchemar ! Je ne pourrais continuer à vivre sans toi… toutes ces longues années… c’était la certitude que tu me reviendrais qui me soutenait… et que l’on vivait sous le même ciel… Oh ! William… le soleil de ma vie se lève et se couche dans tes yeux. Sans ton amour, je mourrais glacée, j’en suis persuadée… William, emporte-moi avec toi sur ce long voyage que tu entreprendras bientôt. Je t’en prie."

Il murmura d’une petite voix haletante et passionnée : "Ecoute-moi bien, Cordelia… Tu dois continuer à vivre… pour accomplir ta mission sur terre. Tâche de faire preuve de courage, mon amour."

Elle voyait maintenant que le poison avait fait son effet. La fin approchait…

-Tu me rejoindras… quand ton temps viendra… Je guetterai ton arrivée… sur le "Path to Heaven [1]" où je t’attendrais."

Sa voix s’était éteinte ; il rendit l’âme. La mort sans pitié l’entraîna avec elle vers son royaume inconnu.

"William, attends un peu, ne part pas tout de suite..."

Mais son corps gisait désormais à ses pieds sur les feuilles multicolores qui jonchaient le rivage.

Les souvenirs du passé se mirent à défiler dans son esprit : le premier regard qu’ils échangèrent, les mots doux qu’il lui chuchota dans le creux de l’oreille… elle se mit à revivre le passé dans les promenades clandestines qu’ils firent loin du regard réprobateur de sa mère. Mais au fond, elle avait toujours su qu’il en serait ainsi, car leur amour céleste était trop beau pour être vrai.

Il était mort et rien ne pouvait le ramener à la vie. Elle enlaça son cadavre, pleurant sa mort précipitée. Comme elle se sentirait seule sans lui ! Quelle lamentable tragédie était cette mort subite…

Accablée par ce deuil au moment, où tout semblait perdu, elle entendit une voix confuse, mais familière l’appeler. Affolée, elle regarda en tous les sens.

La voix persista, l’appelant à maintes reprises : Cordelia, Cordelia…viens à moi, Cordelia !

C’était la voix musicale de William. Serait-il encore en vie ? se demanda-t-elle, perplexe. Elle regarda l’horizon où elle l’aperçut. Cette vision soudaine la rendit si confuse qu’elle oublia qu’elle ne savait guère nager. Elle plongea dans les ténèbres de l’océan. L’eau glaciale se faisait de plus en plus profonde… Par moments, elle croyait entendre sa voix qui l’appelait à lui. Dansant au rythme des vagues, elle s’enfonça dans l’océan qui l’engloutit doucement.

Notes

[1Sentier qui mène à la vie éternelle.


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