N° 39, février 2009

Entretien avec Zalmaï Haquâni,
Ambassadeur d’Afghanistan en France (2002-2006)


Entretien réalisé par*

Alice Bombardier, Louis Racine


Zalmaï Haquâni a étudié en France entre 1966 et 1978, avant de devenir Professeur de droit économique international à l’Université de Caen. Il est l’auteur de plusieurs livres, notamment d’un manuel de Droit international de l’économie (avec Philippe Saunier, Ellipses, 2007). Conseiller en relations internationales du Commandant Massoud, il est nommé Ambassadeur en France en 2002. Sa vie, son oeuvre, ses expériences ont été réunies en 2006 dans Une vie d’Afghanistan. Entretiens avec Sébastien Brabant, Marc Hecker et Paul Presset. Aujourd’hui, Zalmaï Haquâni a également accepté de s’entretenir avec nous.

Qu’est ce qui vous a poussé, après votre baccalauréat, à poursuivre des études de droit en France ?

En Afghanistan, en particulier à Kaboul, il y avait deux lycées franco-afghans, le lycée Esteqlâl pour les garçons et le lycée Malalaï pour les filles. Je me trouvais au lycée Esteqlâl dans les années 1960. Le gouvernement français accordait des bourses à certains étudiants et en particulier aux majors du baccalauréat. Cette année-là, j’étais major de la classe de mathématiques donc j’ai eu une bourse et je suis venu en France pour faire des études scientifiques. Mais mon père était juriste. Une fois arrivé en France, il m’a poussé à faire des études de droit et c’est la raison pour laquelle j’ai changé d’orientation. Finalement je suis arrivé jusqu’à la dernière année et au doctorat d’Etat.

Dans les années soixante-dix, l’Afghanistan connaît des troubles, avec le coup d’Etat de Daoud puis la prise de pouvoir par les communistes. Commencent alors trente ans de conflit avec l’invasion soviétique et la prise de pouvoir par les talibans. Comment avez-vous vécu cette période ?

En 1973, je me trouvais en France, à Nice, lorsque le coup d’Etat de Daoud s’est produit, lorsqu’il a renversé son cousin, le roi Zâher Shâh et qu’il a instauré la République. La dernière année de mes études correspondait au changement de régime en Afghanistan. En 1978-1979, un régime communiste était mis en place puis il y eut l’invasion soviétique. Donc je ne suis pas rentré en Afghanistan. Cette période était évidemment très difficile, je l’ai très mal vécue, parce que le pays avait été envahi, les gens souffraient énormément, la résistance afghane n’était pas encore très bien organisée. Il y avait des difficultés de toutes parts.

Quand êtes-vous revenu en Afghanistan ?

J’y suis retourné à partir de 2002. J’avais continué à travailler avec l’Afghanistan, en particulier entre 1997 et 2001, lorsque j’étais le conseiller du commandant Massoud pour les relations internationales, mais je continuais à résider en France. Après son assassinat, en septembre 2001, j’ai continué à suivre les affaires afghanes, puis je suis allé à la Conférence de Bonn.

L’administration intérimaire d’Afghanistan m’a alors proposé un poste ministériel. J’ai refusé parce que je pensais que ce poste devait revenir à quelqu’un qui ait une expérience politique en Afghanistan. Je suis donc retourné à mes enseignements puis j’ai eu une nouvelle proposition : être Ambassadeur d’Afghanistan à Paris. Après réflexion et compte tenu de la situation du pays à l’époque, j’ai accepté.

Pendant que vous étiez Ambassadeur en France, vous représentiez également l’Afghanistan dans d’autres pays européens, non ?

Vous savez que pendant 25-26 ans, à cause de l’invasion soviétique, l’Afghanistan n’avait pratiquement plus de relations diplomatiques avec les pays occidentaux.

Les ambassades – théoriquement – existaient, mais il n’y avait pas de diplomates appropriés ou de relations diplomatiques réelles avec l’Afghanistan. J’ai été le premier ambassadeur dans un pays occidental, en l’occurrence la France, à rétablir des relations et à renouer le dialogue avec les pays occidentaux. Effectivement, j’étais en poste à Paris, mais j’étais aussi Ambassadeur non résident en Espagne, au Portugal, en Suisse et au Maroc.

Vue récente de Hérat
Photos : Guive Rafatian

Comment se présente la communauté afghane en France et quelles sont ses particularités par rapport aux autres pays européens ?

D’abord, il y a les Afghans qui sont installés en France depuis assez longtemps. Ce sont en général des Afghans qui étaient étudiants ou qui étaient venus pour des stages et qui n’ont pas pu retourner en Afghanistan en raison de la situation politique du pays. Il y a eu ensuite une deuxième vague d’Afghans, eux aussi francophones et francophiles parce qu’ils étaient d’anciens élèves du lycée Esteqlâl, d’anciens étudiants de la faculté de droit ou de médecine de Kaboul, établissements avec qui la France avait des accords d’affiliation. La troisième vague évidemment fut constituée par des Afghans qui venaient soit pour des raisons familiales alors qu’ils n’étaient pas francophones, ou même par des Afghans qui n’avaient aucun lien avec la France. La France constituait pour eux un pays d’asile. Mais les Afghans n’ont jamais été une communauté importante en France. Sans compter les clandestins, qui sont impossibles à chiffrer, la communauté afghane en France ne dépasse pas 6000 personnes, ce qui est très peu quand on sait que dans la seule région de Londres, il y a 30 000 afghans. Il y en a plus de 150 000 en Allemagne, plus de 50 000 en Hollande et aussi dans d’autres pays européens, en Autriche, en Belgique, etc. La communauté afghane en France n’est donc pas importante mais elle est constituée en général de gens formés, bien intégrés. Heureusement, les Afghans n’ont jamais posé de problèmes dans leurs contacts avec les Français ou les autres communautés d’étrangers présentes en France.

Comment expliquez-vous ce paradoxe entre les forts liens qui existaient entre la France et l’Afghanistan et cette communauté si restreinte aujourd’hui ?

Vous savez, ce n’est pas un paradoxe, bien au contraire, ce sont justement ces liens qui expliquent l’arrivée en France de la première et de la deuxième vague d’Afghans. Il faut savoir que les liens avec la France, à l’origine et pendant très longtemps, se limitaient aux échanges culturels. Les Afghans qui venaient en France, connaissaient en général la culture française. Les autres allaient ailleurs parce qu’en France, il y avait la barrière de la langue : la langue française est une langue difficile pour les Afghans qui se tournent en général vers l’anglais. Et puis, par exemple en Allemagne, jusqu’en 1979, les Afghans n’avaient pas besoin de visa pour entrer, contrairement à la France.

La culture afghane connaît depuis plusieurs années un regain d’intérêt en France (films, livres, expositions), quel rôle avez-vous joué dans ce phénomène ?

Mon rôle personnel fut modeste, mais je suis très content que ces liens non seulement aient été renoués, mais aussi renforcés. Je suis heureux qu’un Afghan obtienne le prix Goncourt 2008, c’est une très bonne chose. Mais évidemment cela ne s’arrête pas là. Nous avons aussi renoué d’autres liens avec la France, notamment sur le plan scolaire : vous savez que la France est de nouveau présente dans les deux lycées de Kaboul. Des accords ont été également conclus entre les universités françaises et afghanes. Tout cela a été fait quand j’étais à l’ambassade d’Afghanistan, j’ai tout repris à zéro. Nous avons aussi signé un accord dans le domaine archéologique : la Délégation Archéologique Française en Afghanistan (DAFA) est à nouveau présente. Et enfin, dernier exemple - je pourrais vous en donner beaucoup - le Musée Guimet a organisé une très belle exposition sur les vestiges historiques d’Afghanistan à la fin 2006, et qui a duré jusqu’au printemps 2007. Cette exposition était à l’initiative des Présidents Jacques Chirac et Hamid Karzaï. C’était une très bonne chose pour nous, mais aussi pour la France.

Pouvez-vous nous présenter les grands défis qui se posaient à l’Afghanistan quand vous y êtes retournés, en 2002 ?

A la fin de l’année 2001, lorsque nous sommes retournés en Afghanistan, le pays était presque dans un état de ruine totale. A la fois les villes et les campagnes avaient été détruites : les campagnes avaient subi des destructions pendant la guerre soviétique et les villes, durant la guerre civile, qui a commencé dès 1992. Les destructions se sont poursuivies sous le régime des talibans, c’est-à-dire pendant la période 1994-2002. Par conséquent, il était nécessaire d’envisager des chantiers dans tous les domaines. Dans le domaine des infrastructures, il fallait construire des routes, des ponts, réparer les aéroports – parce que malheureusement jusqu’à présent il n’y a pas de chemin de fer. Nous avons donc d’abord rétabli les communications, les transports entre l’Afghanistan et l’étranger. Au départ, il n’y avait même pas de ligne téléphonique fiable en Afghanistan, et en particulier de lignes téléphoniques internationales. Tout était à refaire. Il en était de même dans le domaine de la santé, de l’éducation, de l’agriculture, dans tous les domaines qui sont essentiels à la vie d’un pays.

En quoi la France participe à cette reconstruction ?

Heureusement la France, comme d’ailleurs d’autres pays, était et reste présente aujourd’hui en Afghanistan. La France coopère beaucoup dans un domaine, inexistant auparavant et vous en comprenez les raisons : le domaine militaire. La France, avec les Etats-Unis, participe à la formation de l’armée afghane, en matière de lutte contre le terrorisme et pour la stabilisation de l’Afghanistan. Savez-vous que l’Afghanistan, en 2002, n’avait plus d’armée ? Il n’y avait plus d’armée ni de forces de police… Donc les chantiers sont immenses : il faut rebâtir les villes, donner à nouveau vie aux campagnes. Celles-ci sont minées. Cela pose encore d’énormes problèmes aujourd’hui. Le déminage total du territoire afghan n’est pas encore pour demain.

Vue récente de Hérat

Quel est le rôle joué par l’Iran ?

Dans le domaine des infrastructures, l’Iran coopère avec l’Afghanistan. Il participe à la construction de routes qui relient les deux pays, à l’Ouest près de Mashhad. L’Iran accorde également des facilités portuaires car l’Afghanistan n’a pas de littoral maritime. Tout récemment, les deux pays ont conclu un accord pour que l’Afghanistan bénéficie de la zone franche de Tchâbahâr, dans le Sistan-Balutchestân iranien. J’ai eu l’occasion de visiter Tchâbahâr en février 2008 et j’ai été très heureux de rencontrer un soir un groupe d’entreprises privées iraniennes, venues renouer des contacts avec les entreprises afghanes.

Mais l’aide iranienne la plus importante est évidemment culturelle. Avec l’Iran, nous partageons la langue persane, appelée dari en Afghanistan. Compte tenu des destructions culturelles que l’Afghanistan a subies – en 2002, on n’y trouvait ni livre, ni manuel scolaire ou universitaire - l’Iran est d’un très grand secours. Une grande partie de notre vie universitaire et scolaire dépend de la coopération culturelle et éducative iranienne. Il y a beaucoup d’ouvrages qui ne sont pas traduits en Afghanistan, mais qui l’ont été en Iran. Ces ouvrages nous aident dans notre vie scientifique. Bien sûr, le Ministère afghan de la Culture et même les entreprises privées ont fait de gros efforts pour qu’il y ait de plus en plus de publications dans le pays. Plus de 300 journaux sont aujourd’hui publiés en Afghanistan.

Dans ce domaine, la coopération iranienne est appréciable et utile.

Quel rôle joue la diaspora afghane, résidant en France, dans la reconstruction du pays ?

Je ne sais pas si on peut parler de diaspora en France parce que le nombre d’Afghans y est limité et la plupart exerce dans des activités tertiaires ou dans l’enseignement et la médecine. Ce ne sont donc pas de gros investisseurs. Malgré tout, je connais des Afghans, à la fois en région parisienne, en Normandie ou en Bretagne qui retournent aujourd’hui en Afghanistan. Ce sont des industriels, des commerçants qui essayent de retrouver leurs usines, leurs commerces ou qui cherchent à rebâtir. Malheureusement, les problèmes de sécurité posent parfois beaucoup de difficultés aux investisseurs afghans comme à ceux d’autres pays. En Afghanistan, les gros investisseurs viennent surtout des Etats-Unis ou des Emirats. Là-bas, quelques personnalités très riches sont susceptibles d’investir ou ont déjà investi.

Il existe une polémique en France sur le retrait, le maintien, voire l’augmentation du nombre de soldats français envoyés en Afghanistan. Hubert Védrine, ancien Ministre français des Affaires Etrangères, estime que la gestion de la crise actuelle en Afghanistan ne passe pas seulement par le volet militaire, mais qu’il faut revoir de manière globale la politique à mener en Afghanistan. Qu’en pensez-vous ?

Pour ce qui concerne l’augmentation, le maintien ou la diminution du contingent français en Afghanistan, je crois qu’il vaut mieux en parler aux autorités françaises compétentes. Ce que nous, Afghans, nous apprécions, c’est bien entendu la présence de forces françaises en Afghanistan. Nous savons aussi que la France a consenti de gros sacrifices parce que depuis 2002, des soldats français sont morts en Afghanistan. L’année 2008 a été particulièrement terrible.

Hubert Védrine, que je connais bien et dont j’apprécie les réflexions, a, je pense, tout à fait raison. La solution pour la paix et la sécurité en Afghanistan n’est certainement pas seulement militaire. Il faut aussi rechercher des solutions politiques mais c’est un long débat. Je crois qu’Hubert Védrine a tout à fait raison.

Il semble que les élites afghanes émigrées aient commencé à réfléchir sur les nombreuses années de crise qu’a traversées le pays - tel Atiq Rahimi, prix Goncourt 2008 avec Pierre de patience - et à les décanter.

Nous pourrions en effet considérer l’oeuvre d’Atiq Rahimi comme symptomatique d’une volonté de sortie de crise : « entre pierre et prière ».

L’image et le réveil de l’Afghanistan ne seraient-ils pas aujourd’hui entre les mains de ses élites artistiques ?

J’aime beaucoup les artistes, j’apprécie leur travail. Les artistes afghans ont beaucoup de talent, que ce soient les artistes afghans résidant dans le pays ou ceux vivant à l’extérieur, comme Atiq Rahimi en France. Ils participent directement ou indirectement au renouveau de l’Afghanistan. Mais je pense que le renouveau vient de tout l’Afghanistan, vient de tous les Afghans, où qu’ils se trouvent. Les Afghans ont tous la soif de voir leur pays à nouveau sur les rails. Dans ce sens, le peuple afghan fait des efforts considérables, même si, dans ses rangs, à la fois entre les Afghans résidant en Afghanistan ou entre ceux qui en sont partis, des problèmes se posent.

Nous vous remercions beaucoup, Monsieur l’Ambassadeur, pour le temps que vous nous avez accordé. Il y aurait bien évidemment de nombreuses autres questions à vous poser…

C’est moi qui vous remercie beaucoup. J’espère que nous continuerons notre collaboration pour la Revue de Téhéran. J’ai été très content d’apprendre qu’une revue en français est publiée en Iran. Il faut l’encourager et encourager la multiplication de ces publications.


* Grâce à l’intermédiaire d’Armand Meimand.


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