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"Un paysage magnifique et immuable qui se fout de la guerre" [1]. C’est en ces termes que le photographe Didier Lefèvre a mieux fait connaître l’Afghanistan en France, par le biais d’une série de trois bandes dessinées (BD), composées aux côtés du dessinateur Guilbert et du scénariste Lemercier et publiées entre 2003 et 2006. De même que la BD Persépolis rédigée et dessinée par Marjane Satrapi avait familiarisé un large public français et européen à ce pays voisin qu’est l’Iran, la bande dessinée Le photographe nous permet de "voir" jusqu’aux montagnes les plus reculées du nord-est afghan. "Voir" et non pas seulement lire et imaginer car le récit mêle les photographies aux cases dessinées.
Le découpage des planches contacts est en effet intégré à celui des planches dessinées. Cette harmonie entre deux types d’illustration initie un nouveau style, celui de la "bd-reportage" : la BD est ainsi choisie pour sa faculté à donner vie à un reportage-photo de grande ampleur (trois mois de terrain, 130 pellicules photo). Parfois simple fond uni, le dessin semble mis au service de l’histoire et des photos. Il sert de liant en comblant l’absence passagère de prises de vue. Il tient lieu de support au récit de certaines impressions.
Ces dix dernières années, les récits de voyage narrés sous la forme de BD sont de plus en plus nombreux. Depuis 1980, la bande dessinée explore différents arts narratifs. [2] La série Le Photographe n’est pas seulement intéressante pour ses innovations graphiques et artistiques. Cette oeuvre hybride est aussi riche de trois histoires, tramées en filigrane : la découverte initiatique d’un pays par un photographe professionnel de 29 ans, le travail forcené des médecins, le manque de moyens et les dangers encourus en zones de combats, enfin, le quotidien de la Guerre d’Afghanistan, entre moudjahidin (combattants de la " guerre sainte ", djihad) et forces soviéto-afghanes. Dans le contexte de Guerre Froide, cette Guerre d’Afghanistan présente le caractère double d’une guerre civile et d’une invasion étrangère.
Le Coup d’Etat communiste d’avril 1978 avait, en Afghanistan, porté au pouvoir quelques milliers de militants inexpérimentés et utopistes. Pour surmonter les réticences d’une société encore largement rurale et conservatrice, ils utilisèrent la violence, notamment contre les notables traditionnels et les religieux. Dès l’été 1978, les premières révoltes ont éclaté dans les campagnes. Le gouvernement communiste afghan étant incapable de pacifier le pays, la direction soviétique décide, en décembre 1979, sous la présidence de Leonid Brejnev, d’intervenir directement. Sur la scène internationale, cette intervention a entraîné un regain de tensions entre l’Est et l’Ouest. A l’intérieur du pays, la résistance est organisée par des partis basés à Peshawar (Pakistan) pour les sunnites ou en Iran pour les shiites, mais la conduite effective de la guerre revient aux commandants, dont certains - Ahmed Shâh Massoud, Ismaël Khân, Zabioullâh, Haqqâni - deviendront célèbres.
La très forte mobilisation populaire au nom du djihâd, l’importance de l’aide occidentale relayée par le Pakistan, la nature du terrain propice à la guérilla, ont raison des Soviétiques : dès 1986, Mikhaïl Gorbatchev décide le retrait de ses troupes. Ce retrait, formalisé par les accords de Genève en avril 1989, marque alors en pratique la fin de "l’internationalisme prolétarien" (doctrine politique d’assistance communiste). La disparition de l’Union soviétique, fin 1991, scelle le destin du régime communiste de Kaboul qui s’effondre en avril 1992, à la suite de l’alliance passée entre les milices du Nord et le commandant Massoud. Malgré la mise en place d’un gouvernement, la victoire des moudjahidins ouvre en fait un autre chapitre de la guerre, avec des luttes complexes de factions, notamment dans la capitale. [3]
C’est entre août et octobre 1986, au moment où les forces soviéto-afghanes s’essoufflent, que Didier Lefèvre accompagne, dans le nord-est de l’Afghanistan, une mission de l’association humanitaire internationale, Médecins Sans Frontières (MSF). Cette mission est dirigée par une femme, Juliette, et comprend, outre Didier Lefèvre, John, chirurgien américain, Robert et Ronald, médecins français et hollandais, Régis, infirmier anesthésiste, Sylvie, Odile et Evelyne, infirmières, ainsi que Mahmad, interprète afghan et deux chefs de groupe afghans, Abdul Jabâr, de la vallée de Teshkân et Najmudin, de la vallée de Yaftâl. Le but de la mission est de rallier le Badakhshân, région du nord de l’Afghanistan, vers Feyzâbâd, pour rejoindre un petit hôpital de guerre dans une vallée et aller en créer un autre, un peu plus loin. La difficulté réside dans le fait que l’équipe doit voyager en-dehors des routes tenues par l’armée gouvernementale et les Russes. Un mois de marche en coupant à travers la montagne, le passage de quinze cols, dont certains de plus de 5000 m, est donc nécessaire. Les membres de Médecins Sans Frontières cheminent aux côtés d’une caravane faisant transiter des armes pour les moudjahidins. Ce rassemblement clandestin est constitué d’une centaine d’hommes, d’ânes et de chevaux.
Le premier tome de la série Le Photographe décrit la préparation de la mission à Peshawar, au Pakistan, puis les premières étapes de l’expédition, avant d’arriver aux "montagnes russes", celles que les Russes survolent et bombardent. [4] Le groupe de médecins étrangers, ainsi que Didier Lefèvre, traversent la frontière de nuit, camouflés sous des tchadris de femmes, qui les recouvrent de la tête aux pieds. Ils parcourent la région du Nuristân jusqu’au col Kalotac, qui délimite d’un côté la vallée du Panshir, dirigée par Massoud et de l’autre, celle du Badakhshân. Le trajet est ponctué par les soins apportés aux villageois rencontrés en chemin.
Le second tome commence au moment où un hélicoptère survole la caravane et sème la panique sans toutefois attaquer. Le groupe de 200 hommes et animaux de trait est alors proche de Skazar, le principal poste soviétique qui neutralise la route d’accès au Badakhshân. A Maïdan, les explosions découlent de l’exploitation, à la dynamite, de gisements de lapis-lazuli, et non des combats. Les pierres précieuses (également rubis et émeraudes) sont acheminées à dos d’âne au Pakistan puis vendues. L’argent revient au parti Jami’at-e eslâmi, l’un des sept partis de la résistance, celui de Massoud. A l’arrivée dans la vallée du Teshkân, le wakil, député régional, a déployé sa garde en haie d’honneur. Sylvie, Odile et Ronald sont déposés dans un petit hôpital improvisé. Le reste de la mission continue à marcher jusqu’à la vallée de Yaftâl pour s’installer à Zarâgandârâ et y travailler pendant un mois, prodiguant des soins et enseignant des gestes médicaux rudimentaires. Les jours passent et avec eux les blessés s’accumulent. Au moment de prendre le chemin du retour, Didier Lefèvre annonce à Juliette qu’il veut rentrer par ses propres moyens : "C’est quand je serai tout seul que ça va vraiment commencer".
Didier Lefèvre rapporte, dans le dernier volume, les aléas de son retour au Pakistan, séparé des autres membres de la mission. Armé d’un simple petit dictionnaire et de son appareil photo, abandonné par son escorte, perdu de nuit sur un col enneigé, peu à peu dépouillé par des caravanes et un policier pakistanais, les épreuves qu’il traverse sont nombreuses.
Le Photographe est, avant tout, une œuvre autobiographique. Vingt ans après, Didier Lefèvre est revenu en BD sur ce voyage initiatique, l’une de ses premières missions. Ce témoignage personnel est d’autant plus poignant que Didier Lefèvre est décédé d’une crise cardiaque, quelques jours après avoir reçu, en janvier 2007, au Festival d’Angoulême, une récompense pour le troisième tome de la série. [5] Ces trois bandes dessinées nous remettent également en mémoire la première vague déferlante d’affrontements qui déchirent l’Afghanistan à partir des années 1980. Depuis cette guerre, concomitante de la guerre Iran-Irak (1980-1989), les armes n’ont cessé de "tirer" dans le pays. Puissent les appareils photos continuer à "viser".
* Le nom féminin "bande dessinée" peut également être orthographié "BD" ou "bédé". La bande dessinée permet de raconter des histoires au moyen d’un enchaînement signifiant de dessins et de courtes phrases. C’est un art à la croisée de l’écriture littéraire et de l’écriture graphique.
[1] Le Photographe, tome 2, p.42.
[2] Apparue en Suisse en 1830 avec la parution des premiers albums de Rodolphe T ?pffer, la BD est diffusée, au cours du XIXème siècle, dans le monde entier, via les revues et journaux satiriques. A la fin du siècle, elle devient un médium de masse, mais restreint à l’humour et aux enfants. A partir des années 1960, la bande dessinée cherche à se légitimer en quittant le champ de l’enfance. Les expérimentations se multiplient. La revendication de la paternité littéraire s’affirme en 1978 avec notamment le succès du concept de "roman en bande dessinée" lancé par Hugo Pratt avec Corto Maltese.
[3] "La Guerre d’Afghanistan", Dictionnaire historique et géopolitique du XXème siècle, dir. Serge Cordellier, La découverte, Paris, 2000.
[4] L’expression "montagnes russes" en français désigne également un manège de fête foraine, qui consiste en une succession de montées et de descentes très abruptes, parcourues à grande vitesse par un véhicule sur rails.
[5] Didier Lefèvre est né en 1957. Reporter-photographe pour divers journaux et magazines, il avait l’âme d’un globe-trotter : le Sri Lanka, la Corne de l’Afrique, le Malawi, le Cambodge, les habitants de Bougainville, les champions du monde de course à pied éthiopiens, les moudjahidins d’avant 1992, les Hazara, le Kosovo… partageaient son intérêt avec des sujets plus simples comme les jardiniers ou encore les pompiers. De ses voyages en Afghanistan, il a également écrit un livre aux Editions Ouest France.