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Les fêtes iraniennes traditionnelles, liées aux événements historico-mythologiques, ont traversé les différentes époques pour parvenir jusqu’à nous. Elles sont si anciennes que l’on peut y retrouver, dans la plupart d’entre elles, les éléments naturels que sont l’eau, la terre, le feu et les plantes.
Dans son livre, Mohammad Tabari [1] évoque l’une de ces fêtes iraniennes du début de la conquête de l’Islam. Son récit, qui date de l’année 32 A.H. (7e siècle de l’ère chrétienne) s’intitule "La paix entre Ahnaf et le peuple de Balkh" :
Ahnaf, assiège la ville de Balkh. Il propose la paix à ses habitants, moyennant le paiement de 400 000 dirhams, et désigne son neveu comme le nouveau gouverneur. Une délégation apporte le tribut de 400 000 dirhams au gouverneur, et y ajoute de nombreux présents. Celui-ci s’en étonne car ces présents n’étaient pas prévus à l’accord de paix. Les délégués l’informent que ce jour est celui de la fête de Mihragân [2] et que les présents sont destinés à le rendre bienveillant à l’égard du peuple. Le nouveau gouverneur avoue ne pas connaître cette fête mais accepte les présents.
Trois siècles plus tard (fin du dixième siècle de l’ère chrétienne), on trouve encore des écrits qui évoquent ces traditions festives. Le plus célèbre d’entre eux, La chronologie des nations anciennes de Abou-Rayhân Birouni [3]. fait précisément référence à ces festivités et au calendrier iranien de cette époque.
Peu à peu, cependant, les principes de la nouvelle religion, l’islam, entraînent le déclin de ces fêtes chez les Iraniens. A la fin du onzième siècle, l’Imâm Mohammad Ghazâli, dans son livre intitulé Kimiyâ-ye Sa’âdat [4], littéralement « L’alchimie pour être heureux » écrit, dans le chapitre « Des interdits dans le bazar » :
« Ce qu’on vend dans les bazars pour la fête de Sadeh [5] et Norouz, boucliers, épées de bois et sifflets, n’est pas harâm (interdit) en soi, mais il s’agit là d’une manifestation de la croyance zoroastrienne, contraire à la shari’a, donc ce n’est pas convenable. De même, la décoration exubérante des bazars à l’occasion de Norouz, la confection de nombreuses pâtisseries et friandises, les nouvelles cérémonies pour cette fête, ne sont pas acceptables. Norouz et Sadeh ne doivent plus être, ni célébrées, ni même mentionnées. »
De fait, seuls les Zoroastriens conserveront la tradition des fêtes iraniennes anciennes. De nos jours, ces fêtes sont mensuelles, saisonnières ou annuelles.
Les fêtes mensuelles sont célébrées quand, dans le calendrier zoroastrien [6], le nom du jour et celui du mois correspondent. Par exemple, le jour d’Ordibehesht et le mois d’Ordibehesht (soit le 3e jour du 2e mois), ou le jour de Khordâd et le mois de Khordâd (soit le 5e jour du 3e mois). Ces fêtes sont célébrées chaque mois, jusqu’au dernier mois de l’année, qui est le mois d’Esfand, durant lequel se déroule, le jour de Sepandarmazd (5e jour), la fête de la terre qui est également le jour des femmes.
Les fêtes saisonnières, appelées Gahanbâr, ont lieu six fois par an et sont chacune célébrées pendant cinq jours :
En mai : Maydiyo-zarem gâh, 30 avril - 4 mai, création du ciel.
En juillet : Maydiyo-shahem gâh, 29 juin - 3 juillet, création de l’eau.
En septembre : Payte-sham gâh, 12 - 16 septembre, création de la terre.
En octobre : Ayâsrem gâh, 12 - 16 octobre, création des plantes.
En janvier : Maydiyârem gâh, 31 décembre - 5 janvier, création des animaux.
En mars : Hams-pat maydiyem gâh, 15 - 29 mars, création de l’Homme.
Les fêtes annuelles sont Norouz et Sadeh.
Les fêtes et la préparation du Nouvel An commencent cinq jours avant la fin de l’année iranienne, c’est-à-dire le 15 mars. Deux événements principaux se déroulent alors dans les quartiers zoroastriens de Yazd [7]. D’abord, dans la plupart des maisons, les préparations pour une cérémonie nommée Gahanbâr occupent l’esprit des habitants du quartier. Celle-ci est la sixième et dernière fête saisonnière de l’année, et la plus importante. Traditionnellement, elle célèbre la dernière étape de la création, celle de l’Homme. Une autre tradition attribue cette fête à la fin d’une saison agricole et au commencement d’une autre, et aux récoltes qui commencent une autre saison.
On se réunit dans une maison, après que l’hôte ait disposé sur le sol les objets symboliques de la cérémonie, en signe de respect à la terre. Puis les prêtres commencent les prières. Les personnes les plus âgées s’installent près d’eux. Après la première prière, qui dure un peu moins d’une heure, un des prêtres fait tourner le feu de la cérémonie parmi les convives et récite les paroles rituelles : « qu’on soit uni, qu’on soit uni avec toute vérité, qu’on soit uni de faire plus de bons actes » [8] et l’assistance de répondre « qu’on soit uni » [9]. Ensuite, un prêtre confie le feu à une personne de l’assistance, chargée de l’emporter pour le mêler au feu du temple le plus proche. Un autre prêtre prélève une part du repas [10] apporté lors des prières, afin de la donner aux animaux ainsi qu’à l’eau, quelqu’un va les répandre dans les champs environnants et les canaux d’irrigation. Enfin, quelqu’un prend un grand récipient contenant des fruits secs - figues, dattes, raisins, pistaches, noix et amandes - et les distribue entre les convives. Dans certains Gahanbâr, on distribue aussi du pain cuit la veille dans des fours spéciaux. A la fin de la cérémonie, tout le monde part vers une autre maison afin de répéter la cérémonie et ainsi de suite jusqu’à la fin de l’après-midi.
La deuxième activité est consacrée à la fravashi ou l’âme céleste des ancêtres. Les fravashi commencent à revenir sur terre et dans les maisons où leur enveloppe charnelle ou « getig » habitait de leur vivant. Ils y restent cinq jours et partent le dernier jour de l’année avant le levée du soleil de la nouvelle année. Tout le temps de leur présence dans la maison, ses habitants doivent la garder propre du sol au plafond ainsi que le toit. Les Iraniens contemporains ont conservé cette pratique et l’expression persane khâneh-takâni qui signifie littéralement « secouer la maison » montre bien l’importance du nettoyage ! La tradition veut que chacun soit propre à l’intérieur et à l’extérieur. Les vivants ne doivent pas montrer leur tristesse. Dans chaque maison, on dispose la nappe rituelle (sofreh) à la mémoire des défunts. Cette nappe contient le Sepandârmazd Amshâspand, ce qui signifie « pensée adéquate » symbolisée par la terre, un verre de lait symbolisant la présence de Bahman Amshâspand « bonne pensée », un verre d’eau pour Khordâd Amshâspand « santé », des plantes avec des feuilles persistantes pour Amordâd Amshâspand « immortalité », des plateaux métalliques pour Shahriwar Amshâspand « pouvoir », et le feu pour Ardibehesht Amshâspand « agencement » [11], mais aussi du pain préparé spécialement et des plats de riz, de ratatouille, et bien sûr, la nappe est complétée par le vin, des fruits frais et des fruits secs. Une nappe est aussi disposée sur les toits en torchis de Yazd, sur laquelle on met des plantes, de l’eau et une lampe à pétrole ou à huile, elle est renouvelée tous les jours. Un tas de bois est aussi disposé sur une autre partie du toit.
Le dernier jour de l’année, les cérémonies de Gahanbâr se terminent et, dans la nuit, toute la famille se rassemble sur le toit. Juste avant le lever du soleil, un prêtre allume un grand feu sur le toit du temple du feu puis tout le monde en fait autant sur les toits des maisons. Ces feux sont allumés pour saluer le départ des fravashi qui quittent leur maison. On fait ensuite brûler des parfums pour que les feux dégagent d’agréables senteurs, puis une partie de ce feu est emportée pour l’ajouter à celui du temple.
Après le Nouvel An, les familles se réunissent dans l’enceinte du temple du feu. Chacun prononce les prières rituelles, puis entre dans la salle de réunion. Il n’y a pas de cérémonie religieuse, on se souhaite la bonne année autour d’un thé, de quelques gâteaux et des fruits.
On va rendre visite à la famille et aux proches en commençant par ceux qui ont eu un deuil pendant l’année écoulée. On ne leur souhaite pas la bonne année, on ne s’habille pas en noir, on ne montre pas sa tristesse, mais on dit xzâsh bi-âmorzâ « que Dieu lui pardonne » et yogash tuye donyo va olam sâvz « Sa place est vide dans ce monde ».
La même nappe est dressée avec les mêmes objets que ceux déjà cités. On mange des gâteaux et l’on boit du thé à sa mémoire. Ensuite, chacun rend visite à ses autres proches en commençant par les plus âgés.
Les cinq premiers jours, les visites ordinaires se déroulent. On s’échange les bons vœux et on sert des gâteaux et des fruits. Les enfants et les adolescents se regroupent pour recevoir des cadeaux, de l’argent en général.
Dans chaque maison, la table de Nouvel An comporte les mêmes éléments déjà mentionnés. Par ailleurs, les Iraniens posent toujours une question lors du Nouvel An : « Quelle est la signification de la nappe du Nouvel An ? ». Il y a plusieurs réponses, les plus courantes sont : « haft shin », c’est-à-dire une nappe présentant sept denrées dont le nom commence par la lettre « sh » : sharbat (sirop), shirini (gâteau), sharâb (vin) et sham’ (bougie) ; ou certains la relient avec la lettre « s » pour serke (vinaigre), sir (ail), sabze (verdure) et sekke (pièce de monnaie). D’autres la définissent comme « haft sini », sept plats contenant des plantes.
Il convient d’ajouter une autre réponse concernant cette nappe, symbole d’un long trajet de l’histoire d’un peuple et d’une civilisation. Sur toutes les nappes zoroastriennes, six éléments principaux sont présents. On trouve des plantes ou « sabze », de l’eau « âb, sharbat », le feu « sham’, âtash », les métaux « sekke » et « zarfe felezi » et des produits laitiers « shir ». En outre, les six éléments principaux : eau, feu, plantes, métaux, produits agricoles et animaliers représentent les six Amesha Spenta « les Immortels bienfaisants » en plus du vin, des repas et du pain. [12]
Le sixième jour du Nouvel An comporte une importance telle qu’un texte moyen-perse (ruz-e xurdâd mâhe Farvardin, « le jour de Xordâd le mois de Farvardin ») porte son nom et définit tous les événements qui se sont produits au cours de cette journée. Autrefois et encore de nos jours, l’événement le plus important pour lequel on se rassemble ce jour-là dans les temples du feu, est la naissance de Zoroastre. La même nappe est présente et les prêtres récitent les prières rituelles. La tradition rapporte que le nouveau-né crie de joie et rit au lieu de pleurer. Cet événement est interprété comme symbole du regard joyeux envers ce monde et la vie.
L’après-midi de ce sixième jour, les habitants de chaque quartier se réunissent. Les adolescents et les associations locales préparent récitations de poésie, jeux, courtes représentations théâtrales et comédies.
Entre le 6e et le 12e jour, les dernières visites se multiplient. Au treizième jour (connu par tous les Iraniens sous le nom de sizdah-be-dar, littéralement « le treizième jour à l’extérieur »), les Zoroastriens comme tous les Iraniens, passent la journée dans la nature. Ce jour est le dernier jour des fêtes consacrées au Nouvel An. On met le sabz « la verdure » et le lait de la nappe de Nouvel An dans l’eau des rivières ou dans les champs et on range la nappe. Un grand pique-nique familial a lieu. Les filles et les garçons s’amusent à faire des nœuds avec du blé dans les champs pour souhaiter une année réussie dans le travail et l’amour.
* Après des études en « Cultures et Langues de l’Iran Ancien » à l’Institut pour la Science et les Études Culturelles de Téhéran, Bahman Moradian a poursuivi ses études à Paris. Il a obtenu son D.E.A. en philologie iranienne en travaillant sur un texte moyen-perse « Le mémorial de Zarer ».
Il vient d’obtenir un doctorat en philologie iranienne à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Sa thèse est consacrée à la traduction et à l’analyse linguistique du texte avestique l’âb zohr « Libation des eaux » (Yasna 63-69) et sa version moyen-perse. Ses travaux portent sur l’iranien ancien, l’avestique et l’iranien moyen. Il a publié plusieurs articles dont :
« Les listes présentées dans le Yasna 65 paragraphes 7, 8 et 12 », Revue semestrielle d’anthropologie et d’histoire, Paris, 2008
« Mary Boyce, 1920-2005 », Frawahar, n° 418, Téhéran, 2007
« Sédré Poushi » (cérémonie zoroastrienne), édition Rahgosha, Shiraz, 2000
« Un regard sur la manière de l’harmonisation entre les associations zoroastriennes » et « La continuité culturelle », Revue Asha, Suède, 1999
Un compte rendu de « Ainsi vont les enfants de Zarathoushtra », Journal Amordad, n° 98, Téhéran, 2004
Des traductions en persan : « The vitality of Zoroastrianism attested by some Yazdi traditions and actions », par Mary Boyce, Journal Amordad, n° 109, Téhéran, 2005 ; « Ilya Gershevitch », par Gherardo Gnoli, Revue Nâme pârsi, Téhéran, 2003 ; « Yima and death », par Jean Kellens, Commémoration de Djamshid Soroushian, Téhéran, 2002 et « Zoroastrianism in China, research on Zoroastrianism in China 1923-2000 », par Rong Xinjiang, Revue Fravahar, Téhéran, 2002.
[1] Târikh-e Tabari, traduit en persan par Abolghâsem Pâyandeh, vol. 5, 1352 A. H., Téhéran. Voir aussi The history of Tabari, traduit par Bosworth, vol. 15, the crisis of the early Caliphate (A. D. 644-656 = A. H. 24-35), pp.106-107.
[2] La fête la plus importante après Norouz, célébrée le jour de Mihr du mois de Mihr soit, début octobre. Sur cette fête, voir Mary Boyce, Mihragân among the Irani Zoroastrians, Mithraic Studies, vol. 1, 1975, pp. 69-76.
[3] The chronology of ancient nations, traduit et édité en anglais par C. Edward Sachau, 1879
[4] Kimiyâye Sa’âdat, Mohammad Ghazâli, édité par Ahmad Arâm, 1333 A. H., Téhéran. (Introduction page : g : au 488 A. H. = fin du onzième siècle, c’est la date où Ghazâli était le plus connu).
[5] C’est la fête du feu, la plus importante aujourd’hui pour les Zoroastriens, après Norouz et Mihregân. Traditionnellement, elle commémore le jour où les Iraniens ont appris à faire le feu.
[6] Les noms des 30 jours, leurs sens et leurs prononciations dans le calendrier d’aujourd’hui selon le calendrier officiel des Zoroastriens de l’Iran. 1. Ormazd : « le nom de Dieu » 2. Vahman : « bonne pensée » 3. Ardibehesht : « l’excellent agencement » 4. Shahrivar : « pouvoir » 5. Sepandârmaz : « pensée adéquate » 6. Khordâd : « santé » 7. Amordâd : « immortalité » 8. Day-be-Âzar : « Day : un autre nom de Dieu + Âzar : feu » 9. Âzar : « feu » 10. Âbân : « eaux » 11. Khor : « soleil » 12. Mâh : « lune » 13. Tir : « étoile de pluie » 14. Gush : « vache » 15. Day-be-Mihr : « Day : un autre nom de Dieu + Mihr : Mitra, contrat » 16. Mihr : « contrat » 17. Sorush : « l’écoute, obéissance » 18. Rashn : « rectitude » 19. Farvardin : « l’âme céleste » 20. Varahrâm : « dieu qui abat l’obstacle, victoire » 21. Râm : « paix » 22. Bâd : « vent » 23. Day-be-Din : « Day : un autre nom de Dieu + Din : conscience » 24. Din : « conscience » 25. Ard : « récompense » 26. Ashtâd : « rectitude » 27. آsmân : « ciel » 28. Zâmiâd : « terre » 29. Mântraspand : « formule bénéfique » 30. Anârâm : « lumière sans fin ».
[7] Mary Boyce, A persian stronghold of Zoroastranism, 1989, pp.164-166 signale qu’en 1939 les Zoroastriens d’Iran acceptent avec beaucoup de résistance de changer le calendrier nommé ghadim “ancien” et d’utiliser le jadid “nouveau”. Elle explique avec précision les polémiques qui ont vu le jour à cette époque. D’abord, les dates sont changées, mais les cérémonies ne sont pas déplacées. En conséquence, certains considèrent les deux calendriers pour les pratiques, notamment pour le Nouvel An. Les cérémonies étaient célébrées en suivant l’ancien calendrier, mais le Nouvel An était celui du nouveau calendrier. Aujourd’hui, l’ancien calendrier est pratiquement abandonné et toutes les cérémonies sont celles du nouveau calendrier.
[8] hamâ zur bien, hamâ zure hamâ ashu bien, hamâ zure vish kerfa bim.
[9] hamâ zur bim.
[10] Le repas servi lors de ces cérémonies est fait de riz, d’œufs brouillés et d’œufs au plat, d’une sorte de ratatouille, de pain, du vin et du sir-o-sodâb, soupe préparée avec de l’ail et du sodâb (plante médicinale).
[11] Jean Kellens, La quatrième naissance de Zarathushtra, 2007, p.132.
[12] Traditionnellement, les nappes zoroastriennes sont posées sur le sol pour la présence du Sepandârmazd Amshaspand.