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Grand maître du roman contemporain, André Gide a notamment contribué à renouveler l’analyse psychologique par la profondeur de ses enquêtes, dont il est parfois lui-même le sujet. Il reçut une éducation sévère et grandit dans une atmosphère religieuse stricte, entre un père protestant et une mère catholique. Gide a écrit de nombreuses œuvres autobiographiques telles que Si le grain ne meurt, L’immoraliste, ou encore son Journal. L’une d’entre elles, intitulée La Symphonie Pastorale - titre inspiré de la sixième symphonie de Beethoven - est écrite sous la forme de journal intime et met en scène un pasteur qui recueille Gertrude, une jeune fille aveugle. Il essaie de lui faire découvrir le monde à l’aide d’un vocabulaire qu’elle ne possède pas et de comparaisons, notamment musicales, en lui faisant écouter La Symphonie Pastorale de Beethoven. Amélie, la femme du pasteur, n’apprécie pas la présence de la jeune fille, et soupçonne son mari d’avoir des sentiments plus que paternels envers cette dernière, de laquelle est également amoureux son fils Jacques. A la suite d’une opération, Gertrude recouvre la vue et découvre ses sentiments pour Jacques. Elle décide, comme lui, de se convertir au catholicisme. Cependant, Jacques étant entré dans les ordres, elle ne peut l’épouser et décide de se suicider.
Au travers de cette histoire, l’auteur peint les souvenirs de son enfance et dénonce une certaine hypocrisie religieuse. Gide nous y livre également un message : les aveugles ne sont pas toujours ceux que l’on croit.
Dans les pages suivantes, nous nous livrons à l’étude du style gidien dans La Symphonie Pastorale.
- La voix narrative : Comme nous l’avons évoqué, ce roman est un journal intime écrit par le pasteur, à la fois personnage principal et narrateur. Cependant, dans le premier cahier, le point de vue est omniscient : les évènements étant rapportés après leur déroulement, le narrateur a eu le temps d’y penser, d’en saisir les conséquences, et de mieux connaître les personnes qui l’entourent. Cependant dans le second cahier, le point de vue change : le récit devenant objectif, le narrateur subit l’action sans la prédire, ni chercher à la contrôler.
- Le rythme narratif : Cette œuvre est divisée en deux cahiers : le premier est divisé en une série de chapitres de plusieurs pages, ponctués par de longues phrases réfléchies. Le rythme est long, et alourdi par la forme. Il manifeste toute la spécificité du système narratif gidien.
- L’utilisation du langage : Elle est précisée dans les deux termes qui introduisent les discours : "impétueusement" pour le pasteur, "tranquille" pour Jacques. La violence verbale des discours du pasteur est également traduite par les nombreuses exclamations et les points de suspension qui traduisent l’impuissance à trouver des mots assez forts pour traduire sa pensée. Il utilise aussi parfois des effets rhétoriques comme l’antithèse "le trouble dans l’âme pure" [1] et l’accumulation "que tu lui parles, que tu la touches, que tu la voies." L’utilisation exclusive du style direct renforce cet effet de violence.
A l’inverse, le discours de Jacques est marqué par une tonalité différente. Son calme est exprimé par de longues phrases bien structurées, presque oratoires qui forment un discours raisonné à l’allure presque argumentative. Cette impression est soutenue par le passage brutal du style direct au style indirect qui permet d’insister par l’accumulation des propositions complétives, sur les nombreux arguments dont dispose Jacques et qu’il utilise assez rigoureusement pour qu’on puisse être sûr de son calme.
Dans les deux premières œuvres, le monologue est l’expression naturelle car le héros, entièrement absorbé par son développement personnel, élimine de son récit le contact précis avec le monde extérieur et aussi avec les êtres qui le peuplent. En ce concerne les membres de sa famille - si l’on exclue Jacques -, le pasteur préfère résumer leurs propos plutôt que de les rapporter directement. Cela montre l’égoïsme du héros étant donné qu’en supprimant le style direct des autres, il occupe l’ensemble de la scène.
- Variations sur le style : De nombreux critiques ont essayé de définir ce qui rendait le style de Gide si particulier. L’ "atticisme", c’est-à-dire une délicatesse, une finesse du style caractérisées par la pureté et la concision, est un mot dont se servait Gide lui-même pour définir le style qu’il choisissait pour ses récits. Cette manière de s’exprimer donne au lecteur une impression contrastée et contradictoire de légèreté et de densité. Ce résultat est obtenu par l’utilisation de formes légèrement archaïsantes : Gide respecte la concordance des temps, ce qui l’amène à un emploi fréquent de l’imparfait et du plus-que-parfait du subjonctif : "Il semblait qu’elle eût réfléchit pendant la nuit". [2]
De même, il s’attache à utiliser le conditionnel passé, ce que l’on évite systématiquement dans la langue ordinaire : "Une chaumière qu’on eût pu croire inhabitée" [3], "combien cet accueil était loin de celui que j’eusse pu souhaiter". [4]
Dans certains cas, on peut discerner des procédés qui rapprochent le texte d’une forme poétique par l’utilisation d’un rythme discret qui rend la phrase magique : "Et je tenais pour parfaitement inutile, au surplus, qu’elle en fût elle-même avertie". [5]
Cette phrase apparemment banale est constituée de deux alexandrins dont le deuxième respecte la règle de la césure. Selon Philippe Perdrizet, "L’écriture de Gide se caractérise également par la frugalité des notations concernant les détails matériels : ce qui importe c’est seulement l’idée et on retrouve dans son écriture sa volonté de s’éloigner du système d’écriture réaliste. Les descriptions qui nous sont proposées restent donc tout à fait sommaires. Par exemple, à propos de Gertrude, on comprend qu’elle a les cheveux blonds, c’est le seul détail dont nous avons pour imaginer l’héroïne". [6]
Enfin, Gide utilise rarement comparaisons et métaphores, mais elles en dégagent toujours une certaine force : "Ma femme est un jardin de vertus" [7]. Il faut aussi signaler parmi ces particularités d’écriture l’allure de la phrase qui est recherchée et resserrée. Il est possible en effet d’isoler certaines phrases qui offrent une étendue de sens considérable par la densité des mots et leur valeur qui s’additionnent dans un ensemble significatif :
"Tant de recommandations, d’admonestations, de réprimandes perdent tout leur tranchant, à l’égal des galets des plages" [8].
Le sens de ces quelques mots est redoublé par les sonorités, les rythmes qui évoquent quelques phrases musicales. On peut dire que Gide s’attache à la musique et il applique les règles musicales à l’écriture :
"Dès l’enfance, combien de fois sommes-nous empêchés de faire ceci ou cela que nous voudrions faire, simplement parce que nous entendons répéter autour de nous : il ne pourra pas le faire…" [9]
Une autre caractéristique de l’écriture de Gide est son amour du mot exact et de sa sonorité propre. Sa prédilection pour les termes surannés tels que "Je m’offusquai" [10], "point de conteste" [11], "encore que" [12], si requis d’ordinaire" [13], "le cœur me faut" [14] (forme maintenant inusitée du verbe faillir) inscrivent l’ensemble du texte dans une tradition classique. L’utilisation de formes familières comme "refroidir" ou "blouser" participe paradoxalement à ce jeu subtil sur le langage.
Le style permet la création d’une atmosphère épaisse sans être étouffante. Cette densité dans le langage n’a pas en effet pour finalité d’imposer, comme chez Mauriac, une impression de lourdeur, mais de traduire la réalité de chaque parole, de chaque geste.
L’intensité de l’analyse psychologique participe à cette démarche. D’autres procédés viennent à l’appui de cette mise en œuvre, comme l’alternance dans l’emploi du style direct et du style indirect.
Entre archaïsme et modernité, le style de Gide reste atypique : son charme naît sans aucun doute de cette double contradiction.
"On peut dire que le récit de La Symphonie Pastorale s’organise selon une structure complexe. Le style de cette œuvre est épuré, ciselé, raffiné et précis. La composition de La Symphonie Pastorale est plutôt unie, largement progressive, bien qu’on puisse constater une série de parallélismes entre les événements et leurs effets moraux. Les mots sont choisis avec soin par son auteur. Ce qui attire l’attention du lecteur c’est la densité du texte malgré sa brièveté, la pudeur des sentiments malgré leur intensité". [15] La force du style de cette œuvre, produite par la précision dans le choix des mots et la règle des dépouillements, constitue l’un des aspects les plus marquants de La Symphonie Pastorale.
Gide a également choisi la forme du journal intime car elle permet une variation, un élargissement de la forme littéraire. Elle permet également de participer de la manière la plus intime possible aux réflexions et aux états d’âme du pasteur.
La composition de La Symphonie Pastorale est très unie et largement progressive, bien que l’on puisse constater une série de parallélismes entre les événements et leurs effets moraux, notamment lors du passage de Gertrude de la cécité au recouvrement de la vue, impliquant, chez le pasteur, le passage d’une exaltation aveugle à l’amère conscience dont l’expression donne un ton contrasté à ses deux cahiers. André Gide reste ainsi le seul maître de son roman : il parvient à donner au lecteur l’illusion de l’interaction alors qu’il se contente en fait de l’amener là où il le souhaite. L’auteur a donc mis toutes les chances de son côté : il détient le fond et la forme ; il a le style et les idées tout en ayant trouvé la structure narrative idoine.
Bibliographie :
Dambre, Marc, La Symphonie Pastorale d’André Gide, Paris, Ed. Gallimard, 1991.
Gide, André, La Symphonie Pastorale, Paris, Ed. Gallimard, 1919.
Perdrizet, Philippe, Étude sur La Symphonie Pastorale, Paris, Ed. Ellipses, 1999.
[1] Gide, André, La Symphonie Pastorale, Paris, Ed. Gallimard, p.49.
[2] Ibid., p.19.
[3] Ibid., p.7.
[4] Ibid., p.12.
[5] Ibid., p.38.
[6] Perdrizet, Philippe, Étude sur la Symphonie Pastorale d’André Gide, Éd. Ellipses, p.63.
[7] A.Gide , Op.cit., p.11.
[8] Ibid., p.76.
[9] Ibid., p.10.
[10] Ibid., p.9.
[11] Ibid., p.5.
[12] Ibid., p.12-45.
[13] Ibid., p.40.
[14] Ibid., p.86.
[15] Dambre, Marc, La Symphonie Pastorale d’André Gide, Paris, Ed. Gallimard, p.118.