N° 41, avril 2009

Comparaison de deux peintures de guerre*


Djamileh Zia


La conférence qu’Alice Bombardier [1] a donnée le mardi 17 février 2009 à l’Institut Français de Recherche en Iran (l’IFRI) [2] avait pour thème la comparaison de deux peintures de guerre élaborées à deux époques différentes, dans deux contextes culturels différents : la fresque que Nâsser Palangi a peinte sur l’un des murs de la mosquée de Khorramshahr quelques semaines après la libération de cette ville en 1361 du calendrier iranien (1982), et le tableau qu’Otto Dix avait composé une dizaine d’années après la fin de la Première Guerre mondiale. Alice Bombardier a davantage mis en valeur les ressemblances de ces deux œuvres que leurs différences.

Nâsser Palangi était étudiant à la Faculté des Beaux Arts quand l’Irak attaqua l’Iran et envahit la ville de Khorramshahr, en septembre 1980. Il laissa tomber ses études pour rejoindre le front. Khorramshahr fut libérée près de deux ans plus tard, en mai 1982. Cette victoire eut et garde encore une grande valeur symbolique pour les Iraniens. Au cours de l’été 1982, Nâsser Palangi dessina une fresque en cinq tableaux sur un mur de la mosquée de la ville, à la mémoire de ses amis combattants. La mosquée de Khorramshahr était le lieu de l’état-major et la garnison des résistants dès le début de la guerre.

Les cinq tableaux de cette fresque de Nâsser Palangi ont une structure identique : trois parties superposées, un soldat dessiné en bas du tableau, des moments de la vie du soldat (en compagnie de sa mère ou de ses amis) représentés au-dessus de lui, et un dessin à connotation religieuse (le drapeau vert de l’islam, l’Imam Hossein, Zahrâ – la fille du Prophète -, ou une lumière transcendantale) tout en haut du tableau.

Otto Dix aussi a été un engagé volontaire et a combattu au front. Son tableau, intitulé « La guerre », a une connotation religieuse par sa forme, qui est celle des retables [3] ; mais le contenu du tableau est sécularisé. Les dessins représentent le côté hideux de la guerre (amoncellement de cadavres qui pourrissent). Le seul élément optimiste dans le tableau d’Otto Dix est une solidarité entre les hommes, représentée par un soldat qui aide un blessé.

Nasser Palangi, Fresque de Khorramshahr. Photo Nâsser Palangi. Vue d’ensemble après restauration en 2007

Après avoir analysé les détails de ces deux tableaux, Alice Bombardier a souligné leurs points communs : le peintre avait voulu témoigner sur la guerre à laquelle il avait pris part ; un certain nombre des éléments représentés dans les deux tableaux se ressemblent par exemple les soldats morts placés sur une longue rangée, et les arbres décapités. Les personnes qui assistaient à cette conférence ont cependant insisté dans leurs commentaires sur les différences et les points de divergence des deux tableaux. Une question a alors émergé dans l’assistance : pourquoi avoir choisi de comparer ces deux tableaux en particulier ? Nous avons interrogé Alice Bombardier à ce sujet.

Alice Bombardier : J’ai rencontré Nâsser Palangi lors de recherches effectuées dans le cadre de ma thèse de doctorat sur la peinture contemporaine en Iran. Lors de notre entretien, il a parlé avec beaucoup d’émotion de ses souvenirs de guerre et de la fresque qu’il avait dessinée sur le mur de la mosquée de Khorramshahr. J’ai décidé de me rendre dans les régions d’Iran où la guerre avait eu lieu, et j’ai vu que de nombreux iraniens venaient eux aussi visiter ces lieux chaque année (en particulier pendant les vacances de Norouz [4]) et allaient à la mosquée de Khorramshahr pour regarder la fresque de Nâsser Palangi.

Au cours de ce voyage, je me suis imprégnée de cette ambiance propre au Khouzestân [5]. Voir une peinture contemporaine dans une mosquée a été pour moi un sujet d’interrogation. J’ai compris que beaucoup d’habitants de Khorramshahr étaient très attachés à cette peinture ; ils ont même créé un comité de soutien pour protéger cette fresque. C’est grâce à ce comité de soutien d’ailleurs que Nâsser Palangi a restauré il y a deux ans sa fresque, qui avait été peinte au départ avec des couleurs pour voiture (car il n’y avait pas d’autre couleurs en 1982, en pleine guerre, dans cette région ; Nâsser Palangi avait fait le trajet Khorramshahr-Ahvâz en ambulance pour y acheter ces couleurs pour voiture).

Otto DIX, Triptyque La guerre, 1929-1932

Ce voyage au Khouzestân m’a beaucoup marquée. Quelques mois plus tard, j’ai rencontré Agnès Devictor (Maître de conférences à l’Université d’Avignon et spécialiste du Cinéma de Guerre) lors de son séjour en Iran et nous avons parlé de Khorramshahr. Agnès Devictor souhaitait rencontrer le peintre de la fresque de la mosquée, et j’ai organisé un rendez-vous avec Nâsser Palangi. C’est lors de cet entretien à trois que j’ai pris conscience de l’importance que pouvait avoir cette peinture aux yeux des chercheurs occidentaux qui font des études sur l’Iran. Une autre chercheuse, Christiane Gruber, a le projet d’exposer à Chicago en 2012 des dessins de la guerre Iran-Irak, à l’occasion du trentième anniversaire de la libération de Khorramshahr. Comme je l’ai dit auparavant, cette fresque est très importante pour les Iraniens aussi, puisqu’ils ont créé un comité de soutien pour la restaurer. Beaucoup de regards convergent donc vers cette fresque de Nâsser Palangi ; c’est pour cette raison que j’ai décidé d’écrire un article au sujet de cette peinture. A ce moment-là, je suis tombée sur l’œuvre d’Otto Dix.

D.Z. : Par hasard ?

A.B. : Oui, par hasard. C’est-à-dire que je connaissais l’œuvre d’Otto Dix, mais je n’avais pas pensé que ses tableaux pouvaient avoir un intérêt dans mon étude de l’œuvre de Nâsser Palangi. C’est au moment où je voulais écrire sur Nâsser Palangi que l’œuvre d’Otto Dix m’a aidée : j’ai vu qu’Otto Dix avait décrit la guerre de manière narrative comme Nâsser Palangi, et qu’il avait eu besoin de recourir à la religion pour montrer l’immensité de la douleur et des désastres que génère une guerre. En voyant le tableau d’Otto Dix (alors que j’étais imprégnée par l’œuvre de Nâsser Palangi), j’ai soudain compris qu’il y a une sorte d’universalité dans la peinture de guerre, probablement parce que les gens ont les mêmes expériences traumatiques et douloureuses pendant toutes les guerres. Les formes des guerres évoluent au fil du temps car les armes changent, mais les traumatismes vécus par les personnes restent les mêmes, et la réaction humaine face à la guerre est toujours, quelle que soit l’époque, un rejet mêlé de fascination.

D.Z. : Est-ce que Nâsser Palangi connaissait l’œuvre d’Otto Dix avant de dessiner cette fresque ? A.B. : Je lui ai posé cette question et il m’a répondu que non. Ceci rend les ressemblances des deux tableaux encore plus frappantes.

D.Z. : Les personnes qui assistaient à votre conférence avaient plutôt tendance à souligner les différences entre l’œuvre de Nâsser Palangi et celle d’Otto Dix. Pensez-vous que ces deux peintures ont plus de points communs que de différences ?

A.B. : C’est une question que beaucoup de personnes m’ont posée. Il y a effectivement de nombreux contrastes entre ces deux œuvres, mais ces contrastes étaient pour moi tellement évidents que je ne voyais pas la nécessité d’en parler, et j’ai préféré mettre l’accent sur les ressemblances des deux œuvres. Je pense que ce détour par la peinture d’Otto Dix m’a permis de mieux comprendre l’œuvre de Nâsser Palangi, qui est quand-même une œuvre étrangère pour moi, en ce sens que je ne saisis pas toute la symbolique qu’elle véhicule parce qu’elle appartient à une autre culture que la mienne.

Retable d’Issenheim, XVIème siècle ; Nord-est de la France

D.Z. : Qu’avez-vous mieux compris grâce au détour par l’œuvre d’Otto Dix ?

A.B. : Grâce à Otto Dix, l’œuvre de Nâsser Palangi a pris une nouvelle envergure dans mon esprit ; elle a acquis de l’importance et du sérieux à mes yeux car j’ai vu que Nâsser Palangi a eu recours spontanément aux mêmes symboles qu’un peintre européen avait utilisés 60 ans plus tôt. Par ailleurs, étudier l’œuvre de Nâsser Palangi a aussi été un détour qui m’a permis de mieux comprendre le rapport de l’art, de la religion et de la guerre dans ma propre culture.

Comparer ces deux œuvres m’a permis de mieux percevoir la différence entre ce que j’ai vécu, moi, une européenne, et ce qu’on peut vivre en Iran : dans la peinture de Nâsser Palangi, il y a quelque chose d’éclatant qui transcende la guerre et ses aspects quotidiens extrêmement durs. Cette idée de transcendance n’existe plus dans ce que dessine Otto Dix mais on sent sa trace en tant que quelque chose qui existait auparavant, puisque la forme du tableau est celle des retables. Dans l’œuvre d’Otto Dix, la transcendance est remplacée par la solidarité humaine. Je trouve que finalement, cette différence entre l’œuvre de Nâsser Palangi et celle d’Otto Dix résume bien l’écart existant entre la culture iranienne et la culture européenne.

D.Z. : Alice Bombardier, merci pour cet entretien.


* Cette conférence a été donnée une première fois lors du 1er Festival d’Arts Plastiques Fadjr, qui a eu lieu à Téhéran en février 2009, à l’occasion du trentième anniversaire de la Révolution islamique.

Notes

[1Alice Bombardier est doctorante à l’Université de Genève et à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Elle collabore occasionnellement avec la Revue de Téhéran.

[2L’IFRI est un établissement culturel rattaché à la Direction Générale de la Coopération Internationale et du Développement, du Ministère des Affaires Etrangères français. Sa mission est la promotion de la recherche en sciences humaines et sociales et en archéologie de l’Iran.

[3Le retable est la partie postérieure et décorée de l’autel d’une église.

[4Norouz est le jour du Nouvel An iranien.

[5Khouzestân est l’une des provinces du sud-ouest de l’Iran.


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