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Dans toutes les cultures, la berceuse signifie un chant que la mère ou la nourrisse chante pour calmer l’enfant dans son berceau, avec certaines caractéristiques que nous allons évoquer. Nous pouvons notamment distinguer trois aspects : un aspect poétique (du point de vue du contenu, du rythme et de la rime), la musicalité (la berceuse est souvent chantée), et enfin un aspect que l’on pourrait qualifier de "théâtral" dans le but de créer des liens avec l’enfant. La berceuse est accompagnée de la voix, des gestes de main et des mimiques de visage. Généralement l’enfant ne comprend pas la signification de la berceuse, ce qui attire son attention étant avant tout les gestes et la musicalité qui l’accompagnent.
La berceuse est un phénomène très ancien - et peut-être aussi vieux que l’humanité. Selon les historiens, dès l’Egypte ancienne, les femmes pratiquaient une sorte de lamentation et de gémissement pour endormir les enfants. Toutes sortes de berceuses existent dans l’ensemble des nations, et dans un sens, la berceuse pourrait être considérée comme la plus ancienne musique du monde. Dans une ancienne tribu d’Amérique, en vue d’endormir leurs enfants, les femmes émettaient des sons que l’on accepte à peine comme étant des berceuses. Ce type de berceuse ressemble à l’acclamation ou kil chez les femmes villageoises et tribales en Iran. Chez certaines tribus nomades d’Amérique du Sud, la berceuse à proprement parler n’existe pas. Pour endormir les enfants, les femmes font des bruits ressemblant à des lamentations et murmures vagues. Outre les murmures vagues, il se trouve des syllabes sans signification qui tendent à se répéter dans toutes les berceuses du monde. L’équivalent persan du mot berceuse est "lâlâ" et "lâlâyi". Dans autres langues comme l’anglais, le polonais, le roumain, l’italien, ce terme est également composé de syllabes qui répètent en général deux fois : boubou, nânâ, ninâ, lullaby, loulou, nini et nânâ. C’est de même pour les langues latine, romaine et grecque de l’Anatolie.
Si l’on veut résumer, le contenu de la plupart des berceuses du monde, de toutes langues et de toutes cultures, est en général le suivant : "Mon cher enfant, tout va bien. Endors-toi tranquillement !"
La berceuse peut être l’évocation des problèmes concernant la vie familiale : ce que fait le père, comment la vie se passe… La berceuse ne pose donc pas de questions profondes et philosophiques. Il arrive parfois que l’on y représente les membres de la famille ou pose les questions étroitement liées à la vie familiale : "le père est allé au travail, au champ, au jardin, en voyage". Il s’agit parfois des paysages de la nature : "les fleurs sont alors endormies, la lune apparaît, les étoiles scintillent, le vent souffle, le printemps arrive, la terre est verte".
Dans les berceuses iraniennes, pour rassurer l’enfant qu’il n’y a pas de danger, on fredonne : "Endors-toi tranquillement ! L’Imâm Rezâ ou Shâh-e Tcherâgh [1] te gardera". Dans certaines berceuses étrangères, on dit que Jésus ou la Vierge Marie garderont l’enfant, ou que les anges sont en train de voler au-dessus de son berceau.
La thématique de certaines berceuses est basée sur l’admiration de la mère pour son enfant. La mère y exprime le plus souvent la beauté de son enfant en le comparant aux fleurs, aux étoiles, aux princes : "Comme tes mains sont belles ! Tes lèvres sont comme un bouton de fleur. Tes yeux sont très beaux". La plupart des berceuses dépeignent un visage très aimable et héroïque de l’enfant. La mère y compare l’enfant aux héros ou à un personnage idéal qu’elle aime.
La structure de certaines berceuses est tel qu’on peut les continuer des heures sans interruption. Par exemple, au début, on promet une chaussure à l’enfant, puis une poupée et ainsi de suite. Le rythme des vers est le même, seul le contenu diffère. La mère dit par exemple à l’enfant : "Si tu dors tôt, si tu es sage, je t’achèterai telle ou telle chose : un bracelet ou une boucle d’oreille en or, ou une coupe en or".
Ces vœux et ces promesses des mères pour le bonheur et la richesse des enfants diffèrent selon la culture. Par exemple, dans les berceuses villageoises iraniennes, on promet à l’enfant qu’ "il sera un bon cultivateur dans l’avenir. Il aura un grand champ. Il sera chef du village. Il aura un troupeau de moutons et de vaches". Dans les berceuses urbaines, le domaine des vœux est souvent plus vaste. Dans une berceuse anglaise, la mère promet une peau molle de lapin. Dans une berceuse danoise, on promet que le père rentrera et apportera des chaussures aux crochets brillants. Dans une berceuse chinoise, la mère promet d’apporter à son enfant un roseau pour qu’il joue. Dans une berceuse norvégienne, un programme de pêche est décrit où l’on chasse un grand poisson et on le partage entre les membres de la famille. Dans une berceuse américaine, la mère promet de donner un oiseau à l’enfant, elle fredonne : "Si l’oiseau ne chante pas, je t’achèterai un anneau en diamant. Si tu le perd, je t’achèterai un miroir".
Nous venons d’évoquer le contenu agréable de la berceuse. Cependant, certaines ont parfois une thématique négative et désagréable. Certaines berceuses évoquent ainsi des êtres méchants et effroyables comme le croque-mitaine (lou lou en persan). Ainsi, en Iran, le "lou lou" "vient et répand du sel dans l’œil des enfants. S’ils ne sont pas sages, il les emmène avec lui". Lou lou fait peur aux enfants et vole les enfants qui n’arrêtent pas de pleurer.
Dans la plupart des berceuses du monde, il se trouve un monstre, un croque-mitaine, un Satan ou un démon. Faire peur constitue donc également une autre thématique de la berceuse.
Le Père Noël est un autre être imaginaire présent dans les berceuses européennes, qui n’apportera pas de cadeaux aux enfants qui pleurent. Chez les Japonais aussi, il existe un être qui, comme le Père Noël ou le Bâbâ Norouz [2] de la culture iranienne, apporte un sac plein de jouets aux enfants sages. Il a également des yeux derrière sa tête qui poursuivent les enfants ronchons et désobéissants.
Dans certaines berceuses, ce rôle d’épouvantail est donné aux animaux comme l’ours, le loup, le chien, le renard ou encore le mouton. Dans une berceuse allemande "un mouton noir et blanc mord les doigts de pied des mauvais enfants". Certaines berceuses évoquent également certains grands personnages de l’histoire comme Alexandre, Gengis Khân ("Tchanguiz Khân" en persan) et Napoléon. Dans toutes ces berceuses, ce personnage épouvantable châtie et punit les enfants. Il est toujours à leur affût et leur tend des pièges. Si l’enfant ne dort pas, il viendra l’embêter. Dans certaines berceuses africaines, les menaces sont plus violentes. La mère dit parfois implicitement et d’une voix menaçante qu’elle battra l’enfant et le jettera dans un fossé s’il ne dort pas (!).
Certaines berceuses ne font également que refléter les chagrins, angoisses et malheurs des mères. Par exemple, à travers ces berceuses, la mère parle des mauvaises conduites du père de famille. Certaines ont un aspect romanesque. On y relate des événements qui ont eu lieu ou qui auront lieu. D’autres contiennent des descriptions de la nature. La berceuse a une musicalité et initie, en premier lieu, l’enfant aux sons et à reconnaître la voix de la mère. [3]
a) Le terme "lâlâyi"
En persan, l’ancien mot "bangareh" [4] fait référence aux chants que les mères lisaient à côté du berceau en vue d’endormir leurs enfants. "Ban" signifie le fait d’arrêter quelque chose ; "bangareh" fait donc référence à une action permettant d’arrêter les bruits.
Dans les anciens livres de littérature persane, le lâlâyi n’est pas employé dans le sens de la berceuse ; le terme lâlâ fait en générale référence à la nourrice, celle qui endort l’enfant. Ce terme signifie également "le sommeil" et "dormir". Le suffixe "yi" forme un adjectif de relation à partir de substantif "lâlâ". Lâlâyi est donc lié à la nourrice, la "lâlâ".
Presque toutes les berceuses iraniennes commencent par la répétition de la syllabe "lâ". Donc on peut dire également que lâlâyi fait référence aux chants qui commencent avec les syllabes "lâlâ". Dans certaines autres langues aussi, la berceuse commence parfois avec la répétition de la syllabe "lâ".
L’équivalent anglais du lâlâyi est lullaby. Lull signifie "accalmie" ; en tant que verbe, il signifie "bercer", "calmer", "apaiser". La berceuse est en effet un moyen de calmer l’enfant et de le faire taire.
b) La thématique des berceuses iraniennes
Le contenu des berceuses iraniennes évoque essentiellement certains thèmes récurrents :
- Expression des idéaux, souhaits et désirs des mères pour leurs enfants. Elles souhaitent ainsi que leurs enfants réussissent leurs études, puissent aller en pèlerinage à la Mecque au sanctuaire de l’Imâm Rezâ à Mashhad ou à celui de l’Imâm Hossein à Karbala, qu’ils grandissent vite, se marient, aient des enfants, restent toujours en bonne santé, deviennent riches et aimés...
- Admiration de l’enfant en l’assimilant aux fleurs ou tout autre chose de bon ou de beau, à savoir : la tulipe, la narcisse, la jacinthe, la menthe verte, l’œillet, le jasmin, la noisette, la pistache, le blé, l’amande, l’olive, la noix, etc.
- Prier pour l’enfant en demandant à Dieu, au prophète Mohammad, aux Imâms, aux saints et aux saintes de le garder. Dans la majorité des berceuses iraniennes, on demande le secours de Dieu, du Prophète, de l’Imâm Rezâ et de Fâtemeh Zahrâ [5].
- Expression des douleurs et des angoisses de la mère à savoir, avoir peur que le père ne se remarie, se plaindre de l’absence d’un enfant mâle, d’être loin de ses parents, de son mari…
- Faire peur à l’enfant en évoquant des êtres comme le démon, les djinns, Satan, loulou, ou des animaux épouvantables comme un chien enragé qui se tient à l’affut pour attaquer et mordre les enfants qui n’arrêtent pas de pleurer et refusent de dormir :
"Lâlâ lâlâ lâlâ lâlâ
Va-t’en lou lou !
Va-t’en ! Va-t’en !
Que veux-tu donc de mon enfant ?"
- Expression de la tristesse ou de la fatigue de la mère face aux pleurs, à la maladie ou à l’impatience de l’enfant :
"Lâlâ lâlâ fleur magique !
Endors-toi ! Enfant gâté
Lâlâ lâlâ fleur de pastiche !
Je suis lassée de tes pleurs".
Certaines berceuses iraniennes abordent également d’autres thématiques :
- La berceuse dite "politique" : la berceuse a parfois été utilisée pour évoquer des thèmes politiques. Par exemple, après la mort de Mirzâ Koutchak Khân [6], les femmes guilâniennes ont composé des berceuses pour décrire son courage et son combat. Certaines berceuses d’avant la révolution de 1979 évoquent la liberté ou la révolution : "Ton papa sera libéré de prison et rentrera à la maison".
- La berceuse religieuse : comme nous l’avons évoquée précédemment, certaines berceuses iraniennes ont un aspect religieux. Ces berceuses sont chantées au cours de cérémonies religieuses comme shabihkhâni et sinehzani [7] et évoquent surtout les souvenirs de Robâb, mère d’Ali-Asghar [8]. Il en va de même pour les berceuses qui évoquent l’Imâm Rezâ.
c) La forme et la musicalité des berceuses iraniennes.
Les berceuses iraniennes sont composées de vers courts, de même longueur, rimés, et dont le rythme se répète tout au long de la berceuse. C’est cette répétition mélodieuse qui endort l’enfant. Certaines berceuses iraniennes sont composées selon le même rythme que les dobeitis [9] persans. Le rythme lent et la musicalité, bien que simples, y sont très organisés. Parfois, la berceuse commence avec une voix haute et, peu à peu la voix baisse puis se tait lorsque l’enfant s’endort. De toute façon, la berceuse se chante d’une voix douce. L’aspect musical de la berceuse est très important. Chanter une berceuse permet aussi de suggérer une sorte d’harmonie et d’ordre à l’esprit de l’enfant dès ses premières années.
d) La berceuse iranienne, une littérature féminine.
Presque dans tout le monde, surtout durant les années ayant précédé la révolution industrielle, la littérature était essentiellement l’apanage des hommes et il n’existe en Iran que très peu de femmes écrivains ou poètes. Ainsi, durant les siècles passés, le seul lieu où les femmes pouvaient pratiquer une littérature simple, était au pied du berceau. La berceuse n’est qu’une littérature féminine.
L’un des meilleurs moyens pour connaître la vie des mères de cette époque est de faire une étude sur le contenu et la forme des berceuses qu’elles murmuraient au pied des berceaux. La berceuse considérée comme littérature reflète ainsi le tempérament de ces femmes, leurs souhaits et leurs idéaux.
Comme tout phénomène social, la berceuse est née d’un besoin intérieur ou extérieur. Dans le passé, les enfants n’avaient pas de chambre privée. Les maisons étaient très petites et les enfants devaient apprendre à dormir malgré les bruits. Grâce à la berceuse, ils apprenaient à essayer de dormir dans un environnement bruyant.
Certaines berceuses iraniennes ayant un aspect triste et élégiaque ressemblent à des gémissements, et leurs mélodies sont comme des pleurs. Ces berceuses permettent ainsi d’exprimer le chagrin, la plainte ou la joie, c’est-à-dire les sentiments de la mère ou de la nourrice de l’enfant. Dans le passé, les mères ne travaillaient pas hors de la maison, et n’avaient pas de "confident" avec qui évoquer leurs problèmes. Les enfants pouvaient dès lors jouer ce rôle. Sous forme de berceuse, les mères confiaient ainsi leurs peines à leurs enfants. Parfois, toute la berceuse était composée des plaintes de la mère. Par exemple, la mère confie à l’enfant : "Ton père est emprisonné. On ne sait ce qui nous arrivera. On ne sait s’il peut pêcher un poisson et l’apporter à la maison. On ne sait s’il peut vendre le bois qu’il a fendu. On ne sait ce qui nous est destiné. Nous n’avons pas, toi et moi, d’étoile dans le ciel…".
Dans ce cas, la mère, qui sait que l’enfant ne comprend rien de ce qu’elle dit, parle sur elle-même et avec elle-même.
La berceuse, cette littérature miraculeuse, apaisante et somnifère, est la première littérature pour l’enfant. Il profite de sa forme, de son rythme et de sa musicalité bien avant d’apprendre à parler et de commencer à marcher.
Etant donné que la culture iranienne traditionnelle était phallocrate et que les femmes y avaient un rôle presque inexistant dans la création artistique, nous pouvons considérer la berceuse iranienne comme une littérature féminine, comme un miroir qui reflète l’ensemble des échecs, des vœux, des peines, des désirs et des idéaux de la femme iranienne.
Bibliographie
Encyclopédie Britannica, 2008.
Hedâyat, Sâdegh, Le folklore iranien, éd. Tcheshmeh, 2000.
Moïn, Mohammad, Dictionnaire Moïn, éd. Sorâyesh, 2004.
Shakourzâdeh, Ibrâhim, Les coutumes et les croyances des Khorâsâniens, éd. Soroush, 1984.
[1] L’Imâm Rezâ est le huitième imâm des chi’ites. Mir Seyyed Ahmad, surnommé Shâh-e Tcherâgh, est le fils de l’Imâm Moussâ Kâzem et le frère de l’Imâm Rezâ. Il mourut en martyr à Shirâz, sous la férule des agents de Ma’moun, le calife abbasside.
[2] Babâ Norouz ou Amou Norouz est un personnage imaginaire et le messager de l’arrivée du printemps chez les Iraniens. On le connaît sous d’autres noms dans les différentes régions d’Iran : Bibi Norouzak dans le Khorâssân, Naneh Norouz à Arâk et à Khomein, Pirbâbâ à Guilân, Mâmâ Norouz dans le sud du pays, etc.
[3] William Barthes, compositeur de musique du XVIe siècle, fut le premier à avoir composé des berceuses selon les méthodes scientifiques.
[4] "بَنگره" en persan.
[5] Fille du prophète Mohammad et épouse de l’Imâm Ali.
[6] Mirzâ Koutchak Khân, surnommé "Chef des forêts", était un combattant guilânien et le fondateur de la "Révolution des forêts". Lui et ses partisans ont commencé une lutte armée dans les bois de Guilân contre les Russes et les Anglais en 1917 (1293).
[7] Shabihkhâni est un drame religieux qui met en scène le martyre de l’Imâm Hossein, sa famille et ses compagnons à Karbala. Sinehzani signifie se frapper la poitrine en signe de deuil pour eux, dans les cérémonies religieuses au cours du mois de moharram, le premier mois de l’année lunaire.
[8] Fils de l’Imâm Hossein et de Robâb, âgé de six mois, qui mourut en martyr à Karbala.
[9] Forme poétique persane de quatre vers qui se compose selon des rythmes particuliers.