N° 41, avril 2009

Une plante en quarantaine*


Bijan Nâdji
Traduit par

Arefeh Hedjazi


Tâher avait beau réfléchir, il ne comprenait pas pourquoi l’homme vêtu de blanc voulait lui regarder la plante des pieds. Il enleva pudiquement ses chaussures et ses chaussettes et se souvint, en voyant les minces os de ses chevilles, des si nombreuses sangsues qui s’y agrippaient dans les champs d’olivier, et du sel dont il devait se frotter les chevilles pour qu’elles se détachent.

L’homme en blanc dit :

"Montre tes pieds… C’est ça… L’autre pied maintenant…. C’est bien… Maintenant, va te peser."

Tâher se dirigea vers la balance, ses pieds nus sur le plancher en bois nu de la chambre, et se dit : "Ce n’est pas du bois d’olivier."

Sur la balance, il regarda à ses pieds l’aiguille qui s’était arrêtée près du chiffre 49. Et cela signifiait que si Tâher n’était pas né, ou que s’il mourrait à l’instant et qu’on incinérait son corps, la terre tournerait 49 kilos plus légère, autour du soleil.

L’homme vêtu de blanc dit :

"Enlève ta chemise…Respire… plus vite…"

Il posait l’extrémité de son stéthoscope doux et froid sur la poitrine de Tâher et l’enlevait.

"Tourne-toi."

Tâher lui tourna le dos.

L’homme vêtu de blanc demanda :

"Qu’est-ce que c’est ?

-Quoi, monsieur ?

-Sur ton dos, ça, qu’est- ce que c’est ?

-Vous parlez du cadenas, monsieur ?"

Il y avait, suspendu à l’épaule droite de Tâher, un petit cadenas. L’anneau du cadenas traversait la chair de l’épaule et se fermait sur le mécanisme en fonte.

L’homme vêtu de blanc dit doucement : "Mon Dieu…Comment est-ce possible ?"

Et il toucha le cadenas. La douleur froide et supportable, bien connue de Tâher traversa la clavicule pour s’étendre tout le long du bras et du cou. Tâher perdait toujours la trace de cette douleur dans son corps. Du bois des arbres qui couvrait le sol, nulle odeur de feuille ne s’exhalait, de même qu’il ne s’éleva pas de plainte de la souffrance de Tâher.

Il était maigre, assez pour que l’homme en blanc, même éloigné du cadenas, puisse compter ses côtes. Tâher demanda :

"Je peux me rhabiller, monsieur ?

-Arrête de m’appeler monsieur."

Il y avait derrière lui une fenêtre emplie de la chaleur de l’été, que Tâher ne quitta pas un instant des yeux en se rechaussant. Il savait qu’une rue partait de sous cette fenêtre vers la place, qu’elle la contournait, et se traînant sur le sol, suivait le chemin des trottoirs jusqu’à atteindre enfin une gare routière pleine de monde. Là-bas, sûrement, un car rempli de voyageurs voulait s’en aller ver le nord, et pour cela, il était obligé de traverser les champs d’olivier, puis le pont, et s’arrêter dans l’obscurité ou la brume opaque qui tenaient le village de Tâher entre ses mains.

Les lumières du village étaient allumées.

La mère de Tâher, voyant les graines rouges, grandes comme des graines de millet, envahir tout entier le visage de son enfant, lui prépara sa couche dans la petite chambre et remplaça tous les rideaux par de grandes bandes de tissu rouge. Elle ne devait pas laisser n’importe qui voir Tâher. Elle plaça un grand bol d’eau, quarante petites soucoupes de riz et une assiette remplie d’œufs au-dessus de la tête de Tâher, et fit pendre de tous les murs des oignons retenus par des ficelles. Elle plaça même plusieurs oignons pelés sur les rebords des fenêtres et attendit que le père de Tâher rentrât, les bras pleins de l’odeur du pain. Elle prit le pain et dit à Mir Aghâ : "Il faut que tu te verses de l’eau dessus avant de monter.

-Que je me verse de l’eau dessus ?

-Tâher a la rougeole, tu ne peux quand même pas entrer le voir sans ablutions.

-Qu’elle lui soit bénéfique, MârJân."

On appelait la mère de Tâher, Mâr Jân, et cela signifiait, dans ce village où poussait tant d’oliviers, qu’elle était une mère plus chérie que la terre et l’olivier.

" Je dois aller chercher le médecin, a-t-il mangé ? demanda Mir Aghâ.

- Je lui avais préparé du jus de pastèque, mais il n’en a pas pris. Demain, je lui préparerai du jus de lentilles. "

Jusqu’à l’arrivée du médecin, la peau de Tâher ne cessa de se couvrir de graines rouges et boursouflées qui se rejoignaient et faisaient gonfler la peau comme des sangsues. Même quand Tâher fermait les yeux, une couleur rouge noircie lui remplissait la bouche, son souffle brûlant se renversait sur l’oreiller et quand il se retournait, le drap s’enroulait autour de lui. Le bol d’eau s’était renversé sur le tapis et une odeur de fil mouillé avait rempli la petite pièce. Tâher étendit la main pour attraper un coin de l’obscurité de la chambre et s’asseoir. La mèche de la lampe à pétrole était si courte qu’une ombre de mort avait rempli les recoins du plafond. Tâher vit un peu de la lumière de la lampe qui sortait de la pièce dans les jupes de sa mère. Mâr Jân emportait le miroir.

"Arrête de te gratter, Tâher."

Les cuisses de Tâher étaient couvertes de plaies et maintenant, il glissait ses ongles sur la peau de son ventre et de son cou. Il n’entendait plus rien et s’enfonçait dans un rêve empli de sang coagulé. Quand il se réveilla, il vit sa mère plier une feuille et l’enrouler autour de son bras en bougeant silencieusement les lèvres. Une odeur de rue sauvage brûlée l’entourait tout entier. Quand la lampe sortit de la pièce sur les mains de sa mère, il put voir le point rouge de la cigarette de son père dans l’obscurité. Et sentir la fraîcheur d’une main sur son propre front. Le médecin enleva sa main et dit :

" Il n’a pas la rougeole.

- Mais qu’est-ce que c’est alors ?

- Psoriasis.

- Qu’est-ce que c’est ?

- C’est le "Da-o-Ssadaf".

- Qu’est-ce que c’est ? répéta Mir Aghâ.

- C’est comme des furoncles… C’est une sorte de maladie, la maladie de la peur…

- Il a peur ? Mon Tâher ? Mais de quoi ?

- Je ne sais pas, nous avons tous peur, n’est-ce pas ? Toi aussi, tu as peur, non ?

- S’il arrivait quelque chose à mon Tâher…Oui, j’ai peur.

- Ecoute, Mir Aghâ, les gens ont peur de ce qu’ils connaissent, comme les couteaux, ou la solitude, ou alors des choses qu’ils ne connaissent pas du tout, comme l’obscurité, comme quant à chaque bruit, tu crois que l’on vient te chercher, comme la mort…Mais la peur de Tâher n’est pas de cette espèce, c’est le da-o-ssadaf, une peur héréditaire… C’est une peur qu’on reçoit des générations précédentes ; imagine que ton arrière arrière arrière arrière grand-père soit un jour sorti de sa maison et qu’il ait vu qu’on avait fabriqué une tour avec les crânes et les ossements de ses voisins et des gens de son quartier….Que crois-tu qu’il ait fait ? Il a appelé à l’aide ? Pourquoi faire ? Il s’est tué ? Non, il a pâli et est allé vomir dans un coin, des larmes plein les yeux, sans savoir s’il pleurait parce qu’il vomissait ou pour la tour… Et quand il a eu un enfant, ce n’est pas seulement de sa beauté que l’enfant a hérité, il y a eu aussi la peur…Eh oui. C’est l’héritage, c’est dans le sang, d’une génération à une autre… Jusqu’à ce qu’il y ait un Tâher, qui veuille se cacher sous terre et qui gratte ses plaies… ses blessures de la peur…

- Et qu’est-ce qu’on doit faire ?

- Rien, regarde-le. Assieds-toi et regarde-le."

Hors de la pièce, une nuit gonflée voulait se faufiler avec les pas de l’obscurité entre les intervalles trop peu rapprochés des lumières du village. Et Mâr Jân avait mis les chaussures du médecin en ordre sur la première marche de l’escalier qui menait à la terrasse. Avant de partir, le docteur dit :

"Essayez de ne pas pleurer devant le petit, Mir Aghâ. Vous aussi, madame.

- Mon enfant, docteur…., dit Mâr Jân."

Et elle ramena un pan de son voile sur son visage.

"Il ira mieux, ne vous inquiétez pas. Il ira mieux.", dit le docteur.

Mâr Jân rentra dans la cuisine et s’occupa l’esprit avec la cuisson des lentilles et le lent tour de la louche dans la marmite. Mir Aghâ, lui, raccompagna le médecin, une lampe à la main, jusqu’à la grande place du village. En rentrant, il savait que le bruit qui l’entourait n’était pas celui de la chute des olives sur le sol. Il déposa la lampe sur la terrasse et entra dans la petite pièce. L’une des jambes de Tâher sortait de sous le drap et ses mains s’ouvraient comme les pattes d’un poulet égorgé. Il frottait son visage contre le tapis rugueux et ses épaules tressautaient en cadence. Puis, il se retournait et offrait l’autre moitié de son visage au tapis…(Comme un poulain qui voudrait se gratter contre un tronc d’arbre.) La noirceur de ses pupilles tournaient exagérément vers le haut, comme s’il avait voulu se voir le front et les cheveux sans l’aide d’un miroir. Mir Aghâ écarta les rideaux rouges. Il se pencha hors de la fenêtre et se mit à crier : "Tu vois, il meurt… Tu vois, Dieu ?"

De l’autre pièce, on entendit le reniflement de Mâr Jân contre son voile et sa voix qui disait : "Fais quelque chose, Mir Aghâ, va chercher Ghâderi, amène Ghâderi…"

Mir Aghâ écarta le drap qui recouvrait Tâher. Il sortit de la maison dès qu’il sentit l’odeur de la couche et de la bouche et du corps de Tâher. Il revint à la nuit tombée. Le tchador de Mâr Jân ne s’ouvrait que pour ses yeux. Il pleuvait. Les longs cheveux de Ghâderi coulaient sur sa poitrine et sur son dos…Les oignons étaient blets et un glaçon fondait sans bruit dans un verre, près du lit de Tâher.

Ghâderi s’assit. Il attrapa les bras de Tâher et le tira hors du lit jusqu’à sur ses genoux. Il enleva la chemise de l’enfant et demanda au père qu’on aille chercher des cendres. Mâr Jân était assise derrière la porte et son poing droit venait doucement frapper sa poitrine. Ghâderi ouvrit une épingle à nourrice et massa du doigt un endroit situé sous le sein de Tâher, puis y fit passer l’épingle qu’il referma. Quelque chose de la taille d’une olive amère remplit la gorge de Mir Aghâ. Ghâderi dit : "Aide-moi."

Ils étendirent Tâher à plat ventre. Sur la terrasse, l’obscurité de la cour s’approchait jusqu’au bord des lampes, puis retournait dans la cour. Ghâderi se frottait les mains avec de la terre mêlée de cendres. Dans une autre chambre, le vent emportait les rideaux jusqu’à tout près des pleurs silencieux de Mâr Jân. Ghâderi prit une poignée de cendres. Puis appliqua la paume de ses deux mains sur les épaules de Tâher et les massa jusqu’à l’heure où le soleil se mit à blanchir la fenêtre. Maintenant, il pouvait tirer sur la peau de Tâher suffisamment pour y faire passer un long fil d’acier et dire à Mir Aghâ : "Passe-moi le cadenas."

Mir Aghâ lui donna le cadenas et regarda son anneau qui traversait lentement la peau de Tâher. Ghâderi appuya sur l’anneau et le cadenas se ferma avec un bruit sec, autour de deux ou trois gouttes de sang.

L’été suivant, Tâher ne se déshabilla pour aucune rivière. Il ne se mêla pas du jeu des enfants et chaque fois qu’il voulait oublier quelque chose, il courait s’enfermer dans la petite pièce pour regarder le cadenas à l’aide de deux miroirs.

" Parfois je le touchais, je jouais avec.

- Pourquoi faisais-tu cela ? demanda l’homme en blanc.

- Parce qu’il était avec moi, comme mes os, comme le nom qu’on porte toujours…

- Tu n’as jamais essayé de l’ouvrir ? Ghâderi ne vous avait pas donné la clé ou quelque chose pour l’ouvrir ?

- Ce genre de personnes ne restent pas longtemps au même endroit, nous avons perdu sa trace, certains disaient qu’il est parti à Khorram Abâd… Un jour, mon père m’emmena aux bains et là-bas, le barbier enleva l’épingle mais dit que l’autre, le cadenas, devait rester tel quel. La blessure s’était cicatrisée autour.

- Nous te l’ouvrirons." dit l’homme en blanc.

On hospitalisa Tâher le même jour dans l’hôpital de la caserne. Les médecins, pour voir le cadenas, le dénudèrent comme un arbre en janvier. Le cadenas était l’unique feuille qui restait. Tâher avait collé ses mains en croix contre son ventre et ses cuisses et disait :

" Pour l’amour de Dieu, ne l’ouvrez pas, je peux faire mon service militaire avec le cadenas…"

On l’allongea de nouveau à plat ventre sur un lit d’opération. Cette fois-ci, l’on voulait juste arracher la dernière feuille d’un olivier. Tâher suppliait encore : "Pour l’amour de Dieu…", quand on lui fit une transfusion et qu’il se vit avec son cadenas à la main, tombé par terre sur la grande place du village, les gens lui jetant des pièces. C’était avec ce bruit de monnaie qui tombe, qui tombe, qui tombe, que Tâher perdit connaissance.

Le lendemain, une infirmière courait dans les couloirs de l’hôpital, bousculant sans s’excuser les grappes de gens éparpillés et entrait dans les différents services sans frapper, à la recherche de l’homme vêtu de blanc pour lui annoncer que l’on avait mis un grand panneau blanc sur la porte de la chambre de Tâher, sur laquelle était écrite : "Quarantaine".


* Nouvelle tirée du recueil "Les panthères qui ont couru avec moi"


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