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Les après-midi et les longues soirées à la maison de thé s’écoulent paisiblement. Dès lors que l’on quitte la rue commerçante et emprunte l’escalier à peine visible qui descend sous une boutique de vêtements, on change d’époque, on oublie les efforts que l’on fait, juste au-dessus, pour paraître, pour briller, pour rejoindre le troupeau mondialisé… On oublie les rues encombrées, la pollution, l’agitation autour des maisons mères des grandes banques toutes proches… Là, dans cette caverne ouverte sur le présent véritable, que ceux qui sont oublieux de l’essentiel prendront pour une certaine nostalgie du passé, il n’est question que de poésie, qu’elle se soit coulée dans le bois des divans, la laine des tapis, les pigments des émaux, les poissons rouges nageant dans la fontaine sous des pommes et des bougies ondulant à la surface de l’eau, dans les saveurs savamment mariées en cuisine, et dans la musique, omniprésente, servant parfois de trame à des déclamations passionnées de Hâfez et de ses pairs…
Lalla Gaïa a tôt fait de faire de l’endroit un refuge quotidien. On l’y laisse en paix. Elle peut s’installer là confortablement durant des heures, lire, écrire, dormir même. On ne lui demande pas de sortir lors de la fermeture, entre 14h et 17h… Les garçons qui travaillent là, les fils du patron, sont discrets et chaleureux, ils lui apportent du thé à la rose, des raisins secs et des pois chiches grillés, des grenades aux grains tantôt jaunes, sucrés et doux, tantôt rouge sang, acidulés, aussi forts en sucre que du miel, des pâtisseries délicieuses... Elle y prend presque tous ses repas, se régalant soit de l’excellent ragoût de mouton cuit au bain marie dans un petit pot de pierre, soit de la magnifique soupe aux épinards, haricots, pois, sur laquelle on dépose avant de la servir un peu de crème de lait de brebis et des oignons grillés accompagnés de l’huile qu’ils ont parfumée. Les jeunes hommes célibataires ne sont pas admis, le lieu est réservé aux familles ; dans cette ville religieuse, on a fait de cette règle une condition d’existence de l’établissement… Le maître du lieu, son fondateur, est un passionné de culture persane, il a ici tout conçu lui-même ; l’architecture, l’aménagement, la décoration, l’accueil, le menu, le programme… Certains soirs, il monte sur la petite scène, prend place sur une très vieille chaise basse sculptée et déclame avec passion et émotion des textes prodigieusement beaux, accompagné par un de ses fils au daf [1], par un autre au ney [2]… En plus de ses fils, il emploie deux ou trois jeunes qu’il a recueillis Dieu sait où. Ils logent sur place, dans une petite chambre, et ont des attitudes de disciples… Sa femme vient souvent également, c’est elle qui a peint toutes les fresques illustrant le Livre des rois de Ferdowsî, dont celle représentant l’histoire qui a inspiré à Shakespeare son Roméo et Juliette. Discrète et chaleureuse elle aussi, sa présence apporte beaucoup au lieu, en silence… Il y a aussi des musiciens qui viennent se produire les jeudis et vendredis soirs. Certains viennent de Qûchân, une ville située à cent-vingt kilomètres au nord de Mashhad, qui fut jadis célèbre pour son bon vin, et qui ne produit plus - officiellement - que de l’alcool pharmaceutique…
Au seuil de ce monde autre, de cette perse rêvée qui bien que de plus en plus diluée dans l’uniformisation mondiale subsiste durablement dans les cœurs des iraniens, Lalla Gaïa fait face à un questionnement : cet univers riche, prodigieux, savant, initiatique, semble lui ouvrir les bras, mais il est cependant autre vis-à-vis de celui dans lequel se cache le luth qu’elle recherche. Elle est forcée de constater que ce n’est pas sur cette route là qu’elle trouvera le luth perdu convoité par le maître de musique qu’elle s’est choisi… Depuis son arrivée dans cet Iran étonnant, nulle trace des accents arabes faisant vibrer les cordes du bel instrument bombé… Aussi, doit-elle se livrer à son destin apparent et passer le seuil de ce nouveau monde qui s’ouvre à elle ? Ou doit-elle laisser là sa progression en terre persane, et se mettre en quête d’une piste plus encline à la mener vers des maîtres de ’oud susceptibles de savoir où a pu passer l’instrument perdu ? Elle est venue à Mashhad pour les Irakiens qui y ont trouvé refuge, mais l’ambiance religieuse de la ville et leur situation précaire ne favorisent pas les musiciens… Derrière Mashhad s’ouvre l’Afghanistan, où il est plutôt question de rabâb, de tabla, de cithare… Les musiciens ont d’ailleurs pour la plupart fuit le pays et la plupart des instruments ont été détruits par les talibans…
Il est bien difficile de prendre une décision lorsque l’on s’est jusqu’à présent laissé guider par l’inspiration et le désir, lorsque l’on est jeune et que l’on a voulu que sa vie demeure ouverte…
Comme s’il avait senti son désarroi, Hosayn, un habitué du lieu, lui demande la permission de s’asseoir sur le divan d’à côté. Il a habité Paris et parle encore très bien le français. Depuis qu’elle fréquente ce lieu, il aime parler avec elle, évoquer ses années passées en France… Il aime aussi s’efforcer de comprendre ce qui a pu amener cette jeune étrangère jusque dans cette lointaine ville de Mashhad… Se sentant écoutée, elle lui fait part de son questionnement. Hosayn, bien que tenté de l’inciter à persévérer dans ce qu’elle a découvert de l’âme iranienne, car mû par son enthousiasme nationaliste, se voit inspirer une prudence qui s’impose à lui de manière évidente. Il s’agit d’une destinée qui arrive à un carrefour, et il ne se sent pas le droit de chercher à l’influencer.
"Tu dois aller demander ton chemin à l’Imâm Rezâ !"
"A l’Imâm Rezâ ? Comment cela ?"
"Si tu es arrivée jusqu’ici, c’est parce que tu es son invitée. Or il ne peut laisser son invitée dans l’inconfort. Il t’inspirera. Si tu veux, je viendrai avec toi."
"Oh merci, mais je préfère y aller seule."
"Je comprends. Mais je peux t’accompagner pour te guider. Le complexe est immense, et si tu sembles chercher ton chemin, on risque de te faire sortir du sanctuaire… Je peux t’accompagner jusqu’à la porte de la partie réservée aux femmes, et ensuite tu seras seule, avec lui."
"D’accord. Je te remercie. Quel serait le meilleur moment selon toi ?"
"Cela dépend. Il y a les moments consacrés ; la nuit du vendredi, qui commence le jeudi, dès que le soleil s’est couché, il y a la fin d’après-midi du vendredi, la nuit du mercredi… Et les moments où il y a peu de monde, comme par exemple le matin, une heure après la prière de l’aube… C’est comme tu veux."
"Je crains d’avoir du mal à me concentrer aux heures où tout le monde se rend dans le mausolée… Je préfère le matin, après l’aube… Est-ce que tu peux demain ?"
"Bien sûr. Rendez-vous à 6h30 devant l’entrée qui donne sur l’avenue de l’Imâm Rezâ."
"Très bien, je te remercie Hosayn."
Ce soir-là, Lalla Gaïa rentre plus tôt dans sa petite chambre d’hôtel qui se trouve juste devant l’entrée nord du sanctuaire, là où Hosayn viendra la prendre le lendemain. Elle veut passer une bonne nuit, être bien réveillée pour cette rencontre hors du commun… Elle est fascinée par la façon dont les Iraniens parlent de leurs saints ensevelis comme s’ils étaient des membres de leur famille auxquels ils rendent visite régulièrement. L’Imâm Rezâ est leur intime, leur confident. Plus qu’un oncle, plus qu’un père ou un frère, il est l’ami de chacun, toujours présent, insensible aux douze siècles passés depuis que ses fidèles l’ont enseveli en cette terre du lointain Khorâssân… Il reçoit en permanence, le sanctuaire ne ferme jamais, pas une heure dans l’année ! Lalla Gaïa ne se soucie pas de ce que voudrait lui inspirer une certaine tendance de son âme : "Que vas-tu faire là-bas ? Tu parles aux morts maintenant ? Ne soit pas ridicule, que peut pour toi un mausolée de pierre ?" Elle ferme la porte à cette inspiration néfaste et décide de jouer le jeu… Comme elle l’a fait à Paris, comme elle l’a refait au Caire, puis à Qom, elle ira interroger le saint lieu auprès duquel elle vit depuis quelques jours, elle ira exposer son besoin à l’Imâm Rezâ, comme le font le plus naturellement du monde des millions de fidèles chaque année…