N° 48, novembre 2009

Le luth fou (Épisode n° 19)

Où l’aube embrase l’ombre fugace, où les larmes font d’un café une promesse…


Vincent Bensaali


L’appel à la prière de l’aube vient soulever un pan de la lourde tenture de velours vespéral enveloppant le grand cimetière et les quartiers environnants. Son phrasé mélancolique rallume le silence, sans le recouvrir. La lueur sonore s’immisce dans l’attention de ceux que le sommeil ne drogue pas. Les premiers échos partent du sanctuaire. Nul n’oserait lancer l’appel avant le muezzin du lieu saint. A sa suite, d’autres voix viennent se poser sur la nuit encore sombre, telles des flammes versées au dialogue de leurs clartés respectives. Semblant d’abord conçue pour un soliste surgit de la nuit, l’œuvre éphémère se fait duo, lorsque deux voix se répondent malgré des rythmes différents, puis la pièce s’étend au trio, s’ouvre au quatuor, s’épanouit en quintette, accueille encore d’autres voix, se faisant sextuor, octuor, symphonie elliptique…

On entend la vieille se lever. Elle procède dans la cour à ses ablutions, marmonnant des mots que les siècles ne parviennent à user. En général, elle prie là, sous les étoiles encore vives. Enfouie sous son tchador de prière, elle est semblable à une ombre portée par la lune. La danse qu’interprète cette ombre animée par la plus belle intention comporte quatre mouvements. Si le premier la fait se tenir droite, tel le trait d’union vertical entre le ciel et la terre, les suivants l’abaissent progressivement et, passant par l’inclinaison, puis la génuflexion, l’emmènent à l’aplatissement, à la dissolution, à l’extinction, lorsque prosternée, elle disparaît pratiquement, rejoignant la surface de terre battue. Là, le corps parfaitement détendu, une vie de ce cycle l’ayant parfaitement assouplie, elle n’est plus qu’un cœur posé sur la terre, ayant abandonné la conscience au cours de sa descente vers le sol ; la voici apaisée, la voici battue comme la terre, n’ayant même plus le désir de se relever. Cette sublime station la comble au-delà de tout ce que ses sens n’ont jamais reçu. Les prosternations de la vieille, en cette heure bénie, ont ainsi tendance à s’éterniser. Un mince relief subsiste sur le sol de la cour, tandis que l’aube se fait doucement sentir. La vieille semble s’être évanouie dans le petit matin, n’ayant laissé là que ce qui la recouvrait. Le chat lui-même en semble troublé, car après un certain temps, il se lève et va se frotter contre cette vague forme posée à terre…

Photos : Vincent Bensaali

Lalla Gaïa va à son tour s’asperger d’eau fraîche. Elle s’habille rapidement et sors dans la ruelle alors que la vieille ne s’est toujours pas redressée. Le chat hésite entre la forme familière qu’il se sent en devoir de veiller et la porte entrouverte sur l’extérieur. Or la sagesse que lui confère son âge lui commande de ne pas bouger, et la porte se referme sur le pas pressé de celle qui chaque jour a rendez-vous avec son destin.

Les ruelles sont vides. Les mosquées se trouvant sur le chemin sont ouvertes. Ceux qui s’y trouvent ne se pressent pas et y demeurent quelque temps. Beaucoup sont des commerçants, or il est bien trop tôt pour ouvrir les échoppes. Bientôt, ce sera l’heure des boulangers et des porteurs de lait…

Lalla Gaïa se rend jusqu’au pont sur le Tigre, un pont de bois flottant, néanmoins solidement amarré à de solides piliers enfoncés dans le lit du fleuve. Elle reste du côté de Kadhimayn et suit le cours descendant des eaux. Quelques pécheurs s’affairent là à leurs filets. Elle leur demande de leur indiquer la maison de Sayyida Roqayya. Ils désignent une grande demeure comportant une large porte, grande ouverte, et de belles ouvertures garnies de moucharabiehs. Lalla Gaïa les remercie et se rend directement dans la cour, où des hommes sont occupés à installer des bâts sur une troupe de mulets. Sur sa demande, l’un deux entre dans la maison afin de voir si Sayyida Roqayya peut la recevoir. Il revient bientôt en lui faisant signe d’entrer, et la précède pour la conduire.

La pièce dans laquelle on l’amène est très simple et de petite taille. Un grand tapis, des coussins de formes diverses, quelques tables basses en marqueterie. Aux fenêtres ne sont tendues que des pièces de coton non teintes de la facture la plus brute. A part une belle calligraphie du nom de Dieu, rien n’orne les murs. Le lieu respire la paix, une aisance tranquille. Sayyida Roqayya vient à peine d’achever ses dévotions matinales. Elle referme le Coran qu’elle était à réciter et se lève pour faire honneur à la première visite de la journée. Souriante, elle prend la main de Lalla Gaïa et la fait asseoir parmi les coussins, envoyant chercher du café.

« As-salamo ‘alaykoum très chère amie. Tu es ici chez toi. Je me suis levée ce matin pour te servir. Ta venue illumine cette matinée et mon regard s’en est éclairci. »

« Wa ‘alaykoum as-salam Sayyida. Tu es très aimable de me recevoir de la sorte alors que tu ne sais rien de moi. »

« Ma confiance est placée en Dieu et Lui sait qui Il m’a envoyée ce matin et pourquoi. Je m’en remets à Lui. »

« Je suis très honorée, je craignais de te déranger, surtout que mon affaire est absolument vulgaire. »

« Il n’y a pas d’affaire qui ait moins de valeur qu’une autre, sois tranquille. Mais nous avons le temps. Le café va arriver. Tu as le loisir de me conter ton voyage, car je vois que tu n’es pas d’ici… »

« Je suis partie de Misr [1], et mes pas m’ont conduite jusqu’à Tûs [2], où j’ai eu la joie de pouvoir rendre visite à l’Imâm Rezâ, le Salam soit sur lui… »

Là, Sayyida Roqayya baisse la tête, se cache le visage de la main gauche et se met à pleurer doucement, le simple fait d’avoir évoqué ce nom ayant réveillé des blessures qui restent à jamais vives au cœur des amis des saints Imâms. Lalla Gaïa se sent émue elle aussi, pour diverses raisons. Elle pense à Mashhad, à l’extraordinaire dévotion qui y règne, à l’infini éloignement qu’elle ressent à présent vis-à-vis de ce lieu et en même temps à sa présence si puissante, s’incarnant jusque dans les pleurs de cette noble femme dont elle est l’invitée. Voici que les larmes coulent également sur ses joues, elle ne fait rien pour les retenir, cet épanchement lui fait beaucoup de bien, de plus il se trouve que les larmes mêlées font beaucoup plus pour le rapprochement de deux cœurs que bien des discours.

On apporta le café, ce qui permit de revenir à la conversation :

« Où habites-tu depuis ton arrivée ? Pourquoi n’es-tu pas venue chez moi ? »

« Une vieille femme m’a offert l’hospitalité, elle habite près du sanctuaire. »

« Tu vas aller chercher tes bagages et revenir ici pas plus tard qu’aujourd’hui. »

« Très bien Sayyida. Comment puis-je te remercier ? Je crains de te déranger… »

« Ne dis rien. Tu évoqueras mon nom auprès de l’astre qui s’est couché à Tûs, lorsque tu retourneras auprès de lui. En attendant, tu es mon invitée. Toutes tes dépenses se trouvent désormais à ma charge et je ne souffrirais pas que tu aies à dépenser la plus petite pièce dans ma ville. Quelle que soit ce dont tu auras besoin ici, il te suffira de dire que tu es chez moi et l’on refusera ton argent. »

« Sayyida, je ne sais que dire, tu ne me connais pas et tu fais preuve de tant de générosité… »

« Ne dis rien, je ne suis rien moi-même, et tout ce qui est auprès de moi m’est parvenu de la même manière. Bois ce café mon amie, mange ces dattes et cette galette, n’as-tu pas faim ? »

Lalla Gaïa est maintenant rouge de confusion. Son cœur bat très fort dans sa poitrine. Comment se peut-il qu’il puisse exister de si bonnes personnes ? Quoi qu’il en soit, l’autorité de Sayyida Roqayya est manifeste et s’il n’y a guère de moyen de se soustraire à une telle générosité, qui s’en plaindra ? Vu la situation, c’est ce qui pouvait arriver de mieux, c’est tellement impromptu, tellement inespéré… Son regard tombe sur son fin bracelet d’argent… La destinée est si imprévisible…

« Ma chère amie, je vais devoir te laisser car j’ai beaucoup à faire. Va chercher tes affaires et reviens vite chez moi. Je fais préparer ta chambre… »

« Très bien Sayyida. A plus tard donc. Que Dieu te garde. »

Lalla Gaïa prend congé. Elle repasse dans la cour. Les mulets n’y sont déjà plus. Dehors, les pécheurs s’en sont allés eux aussi. Le soleil éclaire maintenant le fleuve, et toute la ville autour. C’est une vraie gaieté qui s’empare de son âme. Elle revient sur ses pas le cœur léger. Les marchands sortent leurs richesses, le grand souk a repris vie. La voilà désormais sans soucis. Avec une telle protectrice, elle peut jouir de la ville, de l’époque, et qui sait, se remettre en quête du luth perdu, car maintenant, voici qu’elle se demande si ce n’est pas sa quête de l’instrument qui lui a fait traverser les voiles du temps…

Notes

[1Le Caire.

[2Mashhad.


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