Philosophique, médicale, mathématique et savante, la diversité et l’importance de l’œuvre d’Avicenne a souvent conduit à oublier la dimension littéraire et linguistique de son langage. En tant que savant, la langue et la littérature n’étaient pas les premières préoccupations d’Avicenne. Cependant, il ne fut pas uniquement un grand écrivain dans le sens le plus général du terme, mais aussi, pourrait-on le dire, un linguiste et grammairien de talent, et un poète à ses heures perdues.

Statue d’Avicenne à Douchanbé, Tadjikistan

L’évènement qui déclencha cette veine littéraire chez Avicenne fut un débat, rapporté dans la biographie d’Avicenne que rédigea son élève Abou Obeyd Djowzjâni, à la cour d’Ala-o-Dowleh entre lui et le célèbre grammairien de l’époque, Abou Mansour Jabbân, qui reprocha à Avicenne de ne rien connaître, en tant que philosophe, aux subtilités du langage. Djowzjâni explique que cette remarque fut très mal prise par Avicenne, à tel point qu’il se plongea lors des trois années qui suivirent dans l’étude des sciences littéraires. Et bien qu’en tant que commentateur d’Aristote, il eut certainement déjà connu et étudié, avec la rigueur qui le caractérise, les ouvrages littéraires d’Aristote, tels que sa Poétique, ces trois ans lui furent très profitables et lui permirent la rédaction de deux essais de grammaire qu’il composa sur le modèle des trois grammairiens Ibn Amid, Sâheb Ibn Ebâd et Abou Eshâgh Sâbi. Il demanda à ce que ces deux essais soient réunis en un volume unique préparé de façon à paraître ancien. Puis, lors d’un second débat avec Abou Mansour, il demanda à ce dernier d’expliquer certains détails syntaxiques de ces essais. Le grammairien fut incapable de répondre à sa requête et ce fut Avicenne lui-même qui expliqua ces détails.

Dans cette même biographie, Djowzjâni précise qu’Avicenne rédigea également un ouvrage de grammaire arabe Lissan al-’Arab (La langue arabe), ouvrage que cite également Ibn Abi Asibe’a. Les deux essais rédigés à l’ancienne ont aujourd’hui disparu, mais certains extraits du Lissan al-’Arab nous sont parvenus. Ce qui reste aujourd’hui de ce livre est un ensemble de termes techniques, de terminologie théologique et philosophique classifiés par sujet. Ainsi des titres : Le livre de la prophétie et des prophètes, Le livre des croyances, Le livre de la grammaire, etc. On ne peut cependant pas affirmer avec certitude que l’ensemble du livre était basé sur cet ordre explicatif, de même qu’on ne peut pas avancer qu’il s’agissait uniquement d’un dictionnaire « technique » plutôt qu’un dictionnaire général. Le style avicennien se rapproche dans ce lexique du ton simple et précis de son Kitâb al-Hodoud. Ce langage est celui qu’Avicenne choisit généralement pour ses essais scientifiques, qu’ils soient mathématiques, médicaux ou philosophiques, mais qu’il tente d’éviter dans ses récits mystico-philosophiques et ses allégories au profit d’un langage limpide mais agrémenté des principaux ornements littéraires.

Ce langage spécifiquement littéraire et stylisé d’Avicenne a souvent été occulté. Pourtant, l’on sait qu’Avicenne utilisait parfois le langage poétique pour illustrer ses théories scientifiques. On peut notamment citer ses odes ’Ayniyyah et Al-Jamânat al-Ilahiyyia fi al-Towhid, ou la double ode composée en logique, ainsi que quelques orjouza en médecine, philosophie et mystique. Mis à part ces poèmes illustrant des thèses scientifiques, Avicenne est également l’auteur de nombreux poèmes bien connus de ses contemporains et couramment cités lors des réunions littéraires et artistiques. De ces poèmes, suffisamment d’exemples nous sont parvenus pour que nous puissions en délimiter le genre et la thématique générale, qui tourne principalement autour de la morale avec quelques poèmes à la gloire du vin, ses khamriyyât [1]. Cependant, même dans ces poèmes, la philosophie est le sujet dominant, ce qui ne les empêche pas d’être généralement de bon goût, bien faits, et moyennement stylisés, sans lourdeur ni fioritures inutiles, et d’un charme certain. De fait, Avicenne a eu une influence littéraire et poétique remarquable sur d’autres savants tels qu’Ibn Fârez. Les anthologies de poésie persane de l’ère safavide attribuent également quelques poèmes à Avicenne, mais cette attribution est plus que douteuse car ces anthologies datent des XVIe et XVIIe siècles, et les anthologies et biographies avicenniennes antérieures ne citent aucun de ces poèmes. Néanmoins, aux Xe et XIe siècles, les divers genres de quatrains étaient très en vogue parmi les penseurs et savants, ainsi qu’on peut le voir avec Khayyâm ou Abou Saïd Abalkhayr ou même avant, chez Roudaki et Shahid Balkhi, et il est donc probable que les quatrains attribués par ses élèves à Avicenne, soient vraiment de sa plume, d’autant plus que leur style est très proche du style de ses poèmes attestés.

La langue d’Avicenne, que ce soit en prose ou en poésie, est un langage limpide où se révèle une profonde connaissance de la syntaxe et de la logique interne du langage. De plus, ses ouvrages, en prose ou en vers, dénotent également une connaissance certaine de la langue arabe. En plus des poèmes, Djowzjâni cite une dizaine de traités de stylistique, tels que l’Essai sur l’éloquence, les allitérations et les élégies. On lui attribue également un traité de grammaire arabe, le Kitâb al-Milh fi al-Nahv. Il est de plus l’auteur d’un essai en métrique, le Mo’tassam al-Sho’arâ, qu’il rédigea à dix sept ans, mais ce texte a aujourd’hui disparu.

Parmi ces traités avicenniens, il existe un essai en phonologie, qui a été de nombreuses fois commenté au fil des siècles. Selon la biographie avicennienne de Djowzjâni, ce traité aurait eu pour titre le Maghâla fi Asbâb al-Hodous al-Horouf wa Makhârijihâ. Avicenne rédigea ce traité à la demande du philologue et grammairien Abou Mansour Jabbân et il existe aujourd’hui deux versions de ce texte qui ont toutes deux été traduites en persan et publiées. Ce livre est divisé en six chapitres.

Les ouvrages persans d’Avicenne

Avicenne, qui rédigea la plupart de ses quatre cent cinquante ouvrages scientifiques en arabe, langue précise et scientifique de l’époque, est également l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages en persan qui, au-delà de leur dimension littéraire et stylistique réelle, sont intéressants du point de vue de l’histoire de la langue et des possibilités scientifiques du persan.

Son ouvrage persan le plus important demeure l’Encyclopédie Ala’i, connu en persan et en arabe sous les titres Al Hikmat al-’Alâ’ya, Al-Risâlat al-’Alâ’ya, Hekmat-e Alâ’i et Ketâb-e Alâ’i. Ce livre a été rédigé à Ispahan, de 1022 à 1036, alors qu’Avicenne vivait dans cette ville, à la demande du suzerain local Alâ-o-Dowleh Kâkouyeh. Avicenne précise lui-même dans l’introduction du chapitre consacré à la logique qu’il est le résultat d’un ordre direct du suzerain qui souhaitait voir une encyclopédie scientifique en langue persane, et donc accessible à tous, et comprenant les cinq sciences principales de son temps : la logique, les sciences naturelles (les sciences inférieures), l’astronomie, la musique et la métaphysique (les sciences supérieures). Les entrées de cette encyclopédie sont classifiées différemment des autres ouvrages avicenniens et il fait passer les chapitres consacrés à la métaphysique et la théologie avant ceux des sciences naturelles, ordonnance que son élève Bahmanyâr a retenue plus tard pour son Al-Tahsil. Avicenne justifie son choix en précisant que la métaphysique et la théologie sont à la source des autres sciences et que même si on les apprend généralement en dernier, elles doivent venir en premier. Les trois premières sections, consacrées à la logique et à la métaphysique sont l’œuvre d’Avicenne lui-même, mais la section des mathématiques qui comprend la géométrie, l’astronomie, le calcul et la musique, ont disparu du vivant d’Avicenne et ce qui en reste aujourd’hui est un résumé des thèses avicenniennes, rassemblées par son élève Djowzjâni et compilées par ce dernier après la mort d’Avicenne.

Avicenne est également l’auteur d’autres traités en persan tels que l’Essai sur le pouls, le Me’raj nâmeh (Le livre de l’élévation), le Konouz al-Mo’azzamin, le Zafar nâmeh, l’Elal-e Tassalsol-e mowjoudât et d’un certain nombre de récits dont on peut douter qu’ils aient été de lui. Parmi ces traités, seul l’Essai sur le pouls a été expressément cité par Djowzjâni dans sa biographie d’Avicenne.

Le style avicennien persan est précis, limpide, sans fioritures et très fluide et son archaïsme pour le lecteur contemporain provient uniquement des mille ans d’évolution de la langue persane. Contrairement aux ouvrages scientifiques persans de l’époque, qui demeuraient très proches de l’arabe et ressemblent plus à des traductions qu’à des compositions originales, le persan scientifique d’Avicenne reste très naturel et … persan. Cela ne signifie pas qu’il se refusait à l’usage des mots arabes nécessaires en forgeant des néologismes incompréhensibles. Au contraire, sans abuser de l’arabe, il n’hésite pas à se servir de cette langue quand la phrase l’exige. D’ailleurs, il utilise généralement les équivalents arabe et persan d’un même sens pour plus de clarté, et use du mot arabe quand il n’y a pas d’équivalent persan. Son persan est semblable à celui des autres écrivains des Xe et XIe siècles. Toutefois, il a réussi à techniciser de nombreux mots scientifiques persans que les auteurs antérieurs tels que Ferdowsi et Bal’ami usaient dans leur sens général. De plus, il n’hésite pas mêler le persan et l’arabe pour créer des expressions scientifiques nouvelles, qui se répandront dans les textes scientifiques persans suivants.

Le persan était utilisé depuis le milieu du Xe siècle dans les ouvrages historiques, géographiques et théologiques. Il y eut même avant l’époque d’Avicenne quelques ouvrages d’astronomie et de médecine en persan, mais l’usage généralisé de cette langue pour l’explication des concepts précis de la philosophie et de ses sciences dérivées se répandit avec Avicenne. Après lui, le persan philosophique sera largement repris et développé par ses élèves et atteindra son apogée dans les ouvrages de penseurs, savants et poètes tels que Nâsser Khosrow, Omar Khayyâm, Omar Ibn Sahlân Sâvi, Afzaleddin Kâshâni, Nassireddin Tûsi, Ghotboddin Shirâzi, ainsi qu’auprès de tous les commentateurs d’Avicenne.

Bibliographie :
- Grande Encyclopédie Islamique, vol 4, entrée Ibn Sinâ.
- Safâ Zabihollâh, Histoire de la littérature en Iran, vol 3, éditions Ferdowsi, 1382.

Notes

[1Les poèmes qui ont pour thème l’apologie du vin.


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2 Messages

  • Avicenne et les mots 20 juillet 2016 08:12, par ouattara seydou djibril

    salam j aimerais que vous doter en livres sur toute les sciences abordees par avicenne je suis en cote d ivoire

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  • Avicenne et les mots 11 décembre 2018 22:55, par ayoub

    Canon medicinae J’en ai un, je veux le vendre, imprimé à Rome, plus de 400 ans

    repondre message