N° 23, octobre 2007

Ontologie d’un humanisme spirituel*


Rezâ Feiz


Si l’on recherche le mot « humanisme » dans le dictionnaire, dans Le Grand Robert entre autres, on peut principalement extraire trois définitions :

1-Un mouvement de l’esprit représenté par les humanistes de la Renaissance et caractérisé par un effort pour élever la dignité de l’esprit humain et le mettre en valeur.

2-La formation de l’esprit humain par la culture littéraire ou scientifique.

3-Philosophie, théorie, qui prend pour fin la personne humaine et son épanouissement. Doctrine qui s’attache à la « mise en valeur de l’homme » par les seules forces humaines.

La définition de l’humanisme, dès la Renaissance, a été perçue différemment selon les périodes et les lieux. On distingue ainsi, l’humanisme des XVIIIème, XIXème et XXème siècle mais également l’humanisme italien, français, allemand, etc. A ceux-là, s’ajoutent « des humanismes » fortement liés à des connotations idéologiques ou religieuses : par exemple l’humanisme libéral, l’humanisme marxiste, l’humanisme existentialiste, l’humanisme chrétien, l’humanisme de l’islam, etc. (Ce dernier étant l’intitulé du remarquable livre de Marcel André Boisard publié en 1979 par Albin Michel) [1].

Deux conceptions de l’humanisme

Dans la série de définitions interminables que l’on donne à la notion d’humanisme et ses composantes, on peut toutefois distinctement mettre en relief deux grandes conceptions de l’humanisme. Elles se dessinent en Occident suivant deux trajectoires divergentes d’humanité :

-Le premier humanisme, dont Marcile Ficin (1433-1499), Jean Pic de la Mirandole (1463-1493) et Paracelse (1493-1541) furent les figures emblématiques. Cet Humanisme de nature cosmique mit l’accent sur l’accomplissement spirituel de l’homme, réalisé par les studia humanitatis (les belles lettres), la philosophie, la poésie, la science, etc.). Ce courant de l’humanisme réhabilita la place de l’homme dans l’Univers, et formula une conception métaphysique de la Nature vivante.

-Le second humanisme éclipsa le premier, et revendiqua l’autonomie de l’homme par rapport à toute tendance religieuse et son indépendance vis-à-vis de tout ordre métaphysique et spirituel. Comme a pu le proclamer le positivisme d’Auguste Comte (1798-1857), la « religion de l’homme » se substitue à la « religion de Dieu ». L’homme est dorénavant réduit à sa seule composante rationnelle. L’accent étant mis sur la rationalité pure dans son développement scientifique.

Ernest Renan (1823-1892), une des figures représentatives de l’humanisme tardif (XIXème siècle) résume cette conception de l’humanisme, excessivement dépouillé de toute transcendance métaphysique.

Je le cite : « Ma conviction intime est que la religion de l’avenir sera le pur humanisme, c’est-à-dire le culte de tout ce qui est de l’homme, la vie entière sanctifiée et élevée à une valeur morale. Soigner sa belle humanité sera alors la Loi et les Prophètes (…). La science large et libre, sans autre chaîne que celle de la raison, sans symbole clos, sans temples, sans prêtres, vivant bien à son aise dans ce qu’on appelle le monde profane, voilà la forme des croyances qui seules désormais entraîneront l’humanité » [2].

Évidemment, il y a dans ces propos, la confusion de deux ordres : la mise en valeur de l’homme et son intelligence manifestée par la science d’une part (ce qui n’est pas en soi contestable), et d’autre part, le caractère profane de l’homme et la dévalorisation du sacré. En somme, Renan propose, pour le salut de l’humanité, de libérer l’homme, de la religion et du sacré, par la science !

Naturellement, notre réflexion sur la conception de l’homme s’inscrit aux antipodes de l’humanisme profane de Renan.

En effet, en terre d’Islam, tout au long de son histoire, des figures éminentes de réputation universelle ont imprimé la vie intellectuelle. Pour eux, les sciences traditionnelles furent autant d’applications différentes des mêmes principes fondamentaux. Généralement médecin, poète, philosophe, astronome, mathématicien, etc., ils réalisèrent l’unité des champs de la connaissance comme autant de ramures de l’ « arbre cosmique » [3].

Je ne vais pas m’attarder sur ce point ; la recherche historiographique dans ce domaine ne peut qu’aboutir à l’évidence. Il suffit d’évoquer, pour cela, quelques noms, mondialement célèbres grâce aux nombreuses traductions existantes, tels que Jâbir Ibn Hayyân (connu sous le nom de Geber), Abu Raihân al-Birûnî (Alberuni), Ibn’Sinâ (Avicenne), Khayyâm, Saadi, Ferdowsi, Attâr, Nezâmî, Rûmi, Hâfez, etc.

Pour ce dernier, j’aimerais au passage témoigner notre reconnaissance au Professeur Charles-Henri de Fouchecour, ici présent parmi nous, pour son travail magistral de la traduction intégrale du divân de Hâfez, récemment parue chez Verdier [4] ; pour les admirateurs de Hâfez, c’est un évènement littéraire majeur.

Pour en revenir aux mouvements scientifiques et littéraires en Islam, il ne serait pas inopportun de souligner ici, les recherches récentes constatées par le Professeur Nasr, dans son livre « La religion et l’ordre de la nature », sur le lien existant entre l’islam et l’humanisme de la Renaissance. Celles-ci « révèlent une relation historique aussi étroite que surprenante entre la littérature islamique, où la tradition de l’adab, et les studia humanitatis, une relation non moins étroite qu’entre la scolastique latine et la philosophie et la théologie islamiques » [5].

Aux sources de l’humanisme spirituel

D’après une tradition établie de l’islam, et même biblique, Dieu a créé l’homme à Son image (as-Sûrat), et lui a confié Ses qualités (aw’sâf), noms (asmâ) et attributs (sifât). Sur ce point, les deux vers suivants de Mawlânâ Jalâl ad-Dîn Rûmi, sont explicites :

خلق ما بـر صورت خــود كــرد حق * وصف ما ، از وصف او گيرد سبق

چونكه آن خلاق شكر و حمد جوست * آدمي را مدح جوئــي نيــز خوست

« Le Vrai (al-Haq) nous a créé à Son image,

Nos qualités émanent de Ses qualités,

Puisqu’Il est l’origine de la reconnaissance et quête la louange,

La quête de l’éloge devient ainsi, nature de l’homme » [6].

Hâfez aussi, à sa manière, dit la même chose :

زمن نشان نماند بي شمايلت آري * اَري مَحاسن محياي من مُحيّاك

« Sans Tes qualités (ou Ton visage) nulle trace de moi ne subsisterait, oh oui !

Je vois les faits mémorables de ma vie provenir de Ta Face » [7].

Mawlânâ, en commentant le verset coranique concernant la création de l’homme et son statut de lieutenant (khalif) de Dieu sur terre, déclare :

چون مراد و حكـم يــزدان غفــور * بـود در قدمت تجليّ و ظهــور

بي ز ضدّي ضـد را نتــوان نمــود * وآن شه بي مثل را ضدّي نبود

پس خليفه ساخت صاحب سينه اي * تا بــود شاهيـش را آئينــه اي

« Puisque la volonté et l’ordre de Dieu, depuis l’éternité, fut d’être manifesté,

Puisque le contraire sans son contraire ne peut être conçu,

Puisqu’au Roi sans pareil, Il n’a point de rival,

Il créa alors un lieutenant noble et magnifique,

Pour qu’il soit un miroir de Sa Royauté » [8].

L’homme est donc par excellence, « miroir » du divin, reflétant Ses qualités, noms, et attributs. Il est conscience de l’Univers, la « clarté même du miroir du monde » selon l’expression du Sheikh al-Akbar Ibn’Arabî [9], ou l’« œil du cosmos » (ayn al-âlam) selon Shabestarî [10]. En d’autres termes, l’homme se présente comme un écran dont l’existence révèle et manifeste la Réalité de la grandeur divine. L’homme-rival devient, paradoxalement, par un jeu de miroirs, le lieu-tenant (mazhar) de l’épiphanie divine, ou selon une terminologie akbarienne, Wajh al-khâss, la Face particulière par laquelle Dieu se manifeste.

Dans cette optique de la quasi déiformité, l’homme atteint les degrés les plus sublimes de la dignité et de la grandeur divine ; il possède à ce titre, la faculté et la puissance de mettre à sa propre disposition (qowat at-taskhir) l’Univers tout entier.

Cependant, comme un regard porté sur son image dans un miroir, la force de l’homme se mesure à la faiblesse de sa nature métaphorique et imaginaire ! Etrangement, l’homme puissant apparaît dans ce qu’il n’est pas en réalité ; l’illusion se substituant à la réalité.

Par conséquent, l’état ontologique de l’homme libre et puissant, au regard du divin, demeure éternellement l’état de servitude primordiale (ûbûdiyya).

C’est très exactement dans cette perspective qu’Ibn’Arabi, grande figure du tassawûf, nous dit par une formule saisissante :

« Le fait que tu aies été créé à l’image de Dieu, fait de toi le lieu de manifestation des Noms divins. Le fait que tu sois le lieu de manifestation des Noms divins, te confère l’excellence. Et c’est en raison de ton excellence, que l’On t’a commandé de te prosterner » [11].

Et il ajoute en forme d’avertissement :

« Comporte toi donc, selon ta propre nature, c’est-à-dire ta faiblesse (za’f), et non selon ta déiformité (sûrat al-îlâhiyya), car celle-ci te confère le statut de la seigneurie (robûbiyya) » [12].

Il y a dans les propos d’Ibn’Arabî, un écho aux paroles de Lûqman, figure par excellence de la sagesse dans le Coran ; s’adressant à son fils, il dit :

”و لا تصعّر خدّك النّاس و لا تمش في الارض مرحا ، ان الله لايحب كل مختال فخور“

« Ne détourne pas ton visage des hommes.

Ne marche pas sur la terre avec arrogance ; Dieu n’aime pas l’insolent plein de gloriole » [13].

Cité en parabole, le Coran interpelle notre faiblesse, en ces termes :

” و لا تمش في الارض مرحاً انّك لن تخرق الارض و لن تبلغ الجبال طولا “

« Ne parcours pas la terre avec arrogance.

Tu ne peux ni déchirer la terre, ni atteindre la hauteur des montagnes » [14].

En définitive, si le second humanisme de la Renaissance, en partie, proclame d’abord l’autonomie de l’homme et par suite, « la mort de Dieu », c’est parce que, par orgueil, l’illusoire croit détenir le monopole du Réel et se prétend Réel par la même occasion ! Conduisant inévitablement à l’oubli de sa propre nature, et à la mort de l’homme lui-même.

« Ceux qui oublient Dieu ; Dieu fait qu’ils s’oublient eux-même » [15] dit le Coran.

” نسوالله فانسيهم انفسهم “

Par une critique similaire « sur les conséquences tragiques de l’humanisme en Occident », Nasr, dans le livre précité, a constaté, je le cite : qu’« avec l’émergence de l’humanisme, la face de l’homme devient indépendante de la face de Dieu ; fait dont le point culminant est, au XIXème siècle, la célèbre déclaration de Nietzsche « Dieu est mort ». Mais la face de l’homme est le reflet de la face de Dieu, ou de ce que le Coran appelle wajh’Allah. Oblitérer Sa face, c’est aussi mutiler l’homme et annoncer sa mort, ce dont témoigne le XXème siècle » [16].

Et, il ajoute également : « l’homme qui émerge de l’humanisme de la Renaissance – révolté contre le Ciel, bannissant les anges du cosmos et réduisant la fonction de Dieu à celle d’artisan de l’horloge cosmique – (…) est devenu le héros du monde qu’il a créé (…). Ses exploits dans la conquête de la nature peuvent toujours être appeler « le triomphe de l’esprit humain », mais un tel homme ne peut empêcher l’émergence progressive d’un univers déshumanisé qui menace à présent de nous dévorer (…) » [17].

Figure du soufi, figure de la sophia

Pour élargir notre perspective sur la nature de l’homme et l’histoire de l’humanité, je dois dire, pour résumer, qu’il y a en réalité et depuis toujours, deux humanismes : celui de l’orgueil et celui de l’humilité, si tant est que l’on puisse les qualifier ainsi.

Permettez-moi, pour ces deux catégories d’humanisme et dans un esprit de rapprochement entre les différentes aires culturelles, de mettre en dialogue la figure du soufi à celle de la sophia :

- La sophia antique fait intervenir deux postures diamétralement opposées de l’homme : la posture promothéenne et la posture orphique.

Selon que l’homme adopte une logique de conquête du monde, ou une logique d’exploration de l’Univers, il est tantôt prométhéen, tantôt orphique. Empreint de respect au regard du Sacré, ce dernier explore les arcanes de l’Univers, bercé au rythme harmonieux des Signes-Symboles du cosmos.

Je fais cours en citant Pierre Hadot, qui illustre magistralement ces deux figures mythiques et symboliques (dans son livre « Le voile d’Isis ») :

« Ce n’est pas par la violence, mais par la mélodie, le rythme et l’harmonie qu’Orphée pénètre les secrets de la nature. Alors que l’attitude prométhéenne est inspirée par l’audace, la curiosité sans limites, la volonté de puissance et la recherche de l’utilité ; l’attitude orphique est, au contraire, inspirée par le respect devant le mystère et par le désintéressement » [18].

- Dans la voie (tarîqa) des soufis de l’Islam, c’est la posture à la fois d’humilité dans l’état de servitude ontologique et de grandeur empreinte à la divinité, qui s’exprime dans leurs enseignements.

Citons Rûmi pour finir. Au regard de celui-ci, la vie et l’enseignement du soufi par excellence, sont une constante invite à pénétrer avec humilité et délicatesse, les profondeurs de l’Existence.

Lui qui fut sans conteste, un « océan de sagesse et de connaissance », dans un entretien intime (monâjât) avec son Seigneur, aspirant à rejoindre l’immensité de la Science divine, il Lui adresse les paroles que voici :

قطره اي دانش كه بخشيدي ز پيش * متصل گردان به درياهای خويش

قطــره علميست انــدر جــان مــن * وارهانـش از هـوي وز خاك تـن

پيش از آن كاين خاكها خسفش كند * پيش از آن كاين بادها نشفش كند

« Ô mon Dieu, Toi qui m’a accordé une goutte de connaissance,

Fais en sorte qu’elle atteigne les océans de Ta Science.

Ô mon Dieu, mon âme contient une goutte de science,

Libère-la de ma passion et de mon corps de poussière.

Protège-la avant que les terres ne l’engloutissent, avant que les vents ne l’assèchent » [19].

* Intervention à l’occasion du Colloque International : « Les valeurs de l’Humanisme dans la pensée iranienne et leur portée », organisé par M. Beikbaghban, directeur du Département d’Etudes Persanes de l’Université Marc Bloch de Strasbourg, 22-24 mai 2006.

Notes

[1Marcel A. Boisard, L’Humanisme de l’Islam, Ed. Albin Michel, Paris 1979.

[2Ernest Renan, L’avenir de la science, Œuvres complètes T. 3, Ed. Calmann-Lévy, 1949, pp. 809 et 811-812.

[3Terme emprunté au titre d’un livre d’Ibn’Arabî, intitulé « Shajarat al-kawn ». Celui-ci a été introduit, traduit et commenté par Maurice Gloton, sous le titre « L’Arbre du Monde » aux éditions Les Deux Océans, Paris, 1982.

[4Le Divân, Hâfez de Chiraz ; traduction intégrale et commentaires de Charles-Henri de Fouchécour, Ed. POF-Verdier, 2006.

[5Seyyed Hossein Nasr, La religion et l’ordre de la nature, Ed. Entrelacs, 2004, p. 240.

[6Mathnawî, daftar 4, beyt 1194 – 1195.

[7Le Divân, Hâfez de Chiraz, op. cit., Ghazal 452.

[8Mathnawî, daftar 6, beyt 2151– 2153.

[9Ibn’Arabî, Fûsûs al-hîkam, Afifi, Beyrouth, 1980, p. 49. Voir également ‘La sagesse des Prophètes’, chap. ‘De la Sagesse divine dans le Verbe Adamique’, trad. Titus Burckhardt, Ed. Albin Michel, 1955, p. 22.

[10Shabestarî, Sharh-i Gulsh-i Râz, compiled by Shams al-Din Muhammad Lâhiji, Tehran, 1381, p. 96.

[11Ibn’Arabi, Fûtûhat al-Makkîyya, Dar Sader, Beyrouth, vol. 2, p. 102.

[12Ibid.

[13Le Coran, traduction de Denise Masson, Ed. Gallimard, 1967, XXXI / 18.

[14Le Coran, op. cit., XVII / 37.

[15Le Coran, op. cit. LIX / 19.

[16La religion et l’ordre de la nature, op. cit., pp. 272-273.

[17Ibid., p. 272.

[18Pierre Hadot, Le voile d’Isis, Ed. Gallimard, 2004, p.110.

[19Mathnawî, daftar 1, beyt 1882 – 1884.


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1 Message

  • Ontologie d’un humanisme spirituel* 4 mars 2017 01:53, par AAZAM-ZANHANEH

    Je comprend les propos de M.REZA FEIZ puisque dans l’atmospher de terrorisme il ne put pas ecrire autrement. Mais j explique a ca place la realite de Humanisme et Dieu
    1- a l’age de pirrer les etre humain au moyen orient invente different religion et il fait le dire que en 21 siecle si il n y a pas des secte et religion 4 milliard etre humain saurons sans travail donce pour les affaire
    La religion est indisponsable
    2 -si. Il parl dans sont article de Sufisme et d’islam c esg une erreure monumental puisque Molana a invente la croyance en sufisme une sorte d’oppsition de la religion ´islam invente par des Arabe sauvage en Arabie Saoudit
    3- L’islam n a jamais existe de tel facone que CIA a impose aux iranien depuis 642/651 les envehisore sauvage Arabe par Omare 3em Calif pour detruire la civilisation Persan et. Endre les femme et les enfent comme esclave dans des pays de Golf au autres emirate arrierez
    Humanisme. Est dans la logique de developement au pays avance dans la democratie/Liberte / et Laicite ou ce que le culte de personalite de chef d’etat deviene nul et ram’lacee par le pouvoir institutionnel

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