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Au XVIIe siècle, c’est-à-dire à l’apogée de la puissance de l’empire des Safavides, la population iranienne comptait, selon les estimations, de 6 à 10 millions d’âmes. Du point de vue de la productivité économique, la population iranienne se répartissait en trois grandes catégories liées les unes aux autres : les éleveurs nomades, les agriculteurs ruraux et les artisans urbains. Il est à noter qu’à partir de l’an 1000, la configuration sociale de l’Iran était essentiellement caractérisée par la coexistence ou le conflit entre deux types d’économie politique : l’économie des communautés sédentaires (rurales et urbaines) et le système économique des communautés nomades (des tribus d’origine turque dont le flux d’immigration de l’Asie centrale vers le plateau iranien a duré plusieurs siècles). De nombreuses crises majeures sont survenues entre les deux ordres.
Au XVIIe siècle, les nomades éleveurs représentaient 35% à 40% de la population iranienne. Soumis à un mode de vie essentiellement dépendant de la nature et des ressources naturelles à l’état quasiment brut, les tribus nomades assuraient leur subsistance par l’élevage, un artisanat simple, et dans une moindre mesure l’agriculture. La société nomade était fortement hiérarchisée. Les chefs de tribus comptaient parmi les propriétaires des plus grands troupeaux de tout le pays. Grâce à cette puissance de productivité, ils étaient donc en mesure d’enrôler les très nombreux "ouvriers" du bas de la hiérarchie sociale. Les chefs de tribus - et dans une large mesure l’Etat, qui entretenait parfois des liens étroits avec eux - s’emparaient de l’excédent de la production nomade, tandis que les membres des échelles inférieures de la société tribale avaient tout juste de quoi subsister.
Les milieux ruraux abritant les paysans sédentaires formaient 45% à 55% de la population. Les activités agricoles étaient leur source principale de revenus, tandis que la propriété des terres arables constituait le critère le plus important des richesses. Les experts y ont recensé quatre types majeurs de propriété : les terres appartenant à l’empereur, les terres appartenant à l’Etat, les terres léguées par voie testamentaire pour un usage pieux, et enfin les propriétés privées. L’empereur était le plus grand seigneur de tout le pays, tandis que la dynastie des Safavides contrôlait également les vastes terres arables du pays appartenant à l’Etat.
Abstraction faite du statut juridique de la propriété, la terre agricole pouvait être louée aux paysans proportionnellement au partage des récoltes. Dans ce type de contrat, l’empereur, l’Etat et les grands seigneurs étaient évidemment les grands bénéficiaires. Bien que des voyageurs européens qui avaient visité l’Iran des Safavides avaient constaté que les paysans iraniens vivaient relativement dans de meilleures conditions que les paysans européens, le niveau de la vie rurale et paysanne n’était guère élevé, et les habitants des villages avaient plus ou moins le même niveau de vie économique que les nomades. Cependant, la croissance économique au XVIIe siècle, sous Shâh ’Abbâs Ier (1588), avait quelque peu amélioré les conditions de vie des paysans.
Les villes iraniennes de l’époque des Safavides n’abritaient pas moins de 15% de la population. La vie économique des milieux urbains devait son dynamisme aux arts et aux métiers tels que les activités métallurgiques, le textile, les artisanats divers, la construction de bâtiments, le transport, etc. Sous les Safavides, le textile était l’axe principal de l’économie urbaine. Le tissu était le produit "industriel" le plus important de l’empire, et le roi intervenait directement dans toutes les étapes de la production et de la commercialisation de ce produit. Les artisans des villes fabriquaient également de la porcelaine, des mosaïques et des dalles, des armes de bonne qualité, du papier, du savon, du cuir, des bijoux, etc.
Parallèlement au "secteur privé", les ateliers royaux animaient, pour leur part, la vie économique des villes, avec un budget considérable que certains historiens ont estimé à près de 100 000 tomans par an. Les maîtres artistes et les artisans qui travaillaient dans les ateliers de textile, de porcelaine ou de tissage de tapis appartenant à l’empereur, étaient très généreusement payés par rapport à leurs confrères embauchés dans les ateliers privés. En effet, le roi safavide était le plus grand patron du pays et il pouvait embaucher les meilleurs artistes et artisans de l’empire.
Au XVIIe siècle, la soie brute - non manufacturée - était le principal produit de l’empire destiné à l’exportation. Les tissus de soie, les tapis, la laine, les pierres précieuses (surtout la turquoise), les fruits secs et le tabac comptaient parmi les autres exportations importantes de l’Iran des Safavides. Mais du point de vue de la qualité et de la compétitivité, la soie iranienne était le seul produit de l’empire apprécié et fortement recherché sur le marché mondial. A cette époque, la soie était l’un des trois éléments importants du commerce international, avec les épices de l’Inde et de l’Extrême-Orient et l’or provenant du Nouveau Monde. L’Iran des Safavides contribuait plus ou moins au commerce de ces trois produits. Aussi, les grands commerçants de l’Europe et de l’Asie déléguaient-ils souvent leurs représentants à Ispahan, capitale des Safavides.
Pourtant, le commerce extérieur de l’empire connut très tôt ses limites : dès le début du XVIe siècle, une grande révolution marqua la navigation à longue distance, grâce aux avancées techniques des Européens. Dans ce commerce "moderne", celui qui transportait les marchandises vers des marchés lointains était le vrai bénéficiaire. Avec ce bouleversement des rôles, le roi se voyait obligé de donner une part plus importante que la sienne aux "entreprises" européennes plus avancées technologiquement. La technologie n’a pas manqué d’établir dans le monde un nouveau modèle de commerce et d’échange économique, et de créer très vite un écart profond entre les contractants selon le niveau de leur accès aux moyens techniques et technologiques. Ce processus a duré deux siècles, et l’Iran s’est vu écarter progressivement de la dynamique du commerce mondial.
Les revenus provenant du commerce de la soie et de son exportation vers l’Europe via l’Empire ottoman devaient être affectés à l’importation des épices, de l’opium et du tissu en coton en provenance de l’Inde et de l’Extrême-Orient. L’Iran est ainsi devenu, pendant ces deux siècles, un "agent commercial" entre l’Empire ottoman et l’Inde. Par ailleurs, les entreprises européennes ont doublement bénéficié du rôle auquel l’économie iranienne devait désormais se résigner ; d’abord par la remise en vente de la soie iranienne sur le marché européen, ensuite par leur contrôle accru sur le commerce des épices en Inde et en Extrême-Orient.
Malgré toutes ces difficultés, les Safavides ont su, jusqu’au milieu du XVIIe siècle, préserver le statut du grand empire perse non européen et leur autonomie économique, même dans le commerce extérieur, et tenter, dans une certaine mesure avec succès, de garder un bon niveau de compétitivité dans un marché qui se modernisait grâce aux nouveaux moyens de transport.
Mais avec le déclin de la dynastie des Safavides et la désintégration de la configuration sociale et économique de l’Iran, le pays fut peu à peu marginalisé dans le commerce mondial.
Comme à l’époque des Safavides, l’économie iranienne a connu, sous la dynastie des Qâdjârs, la même configuration traditionnelle faisant coexister économie urbaine, rurale et tribale. Mais ce système traditionnel a eu beaucoup de mal à s’adapter au modernisme du XIXe siècle.
Vers le milieu du XIXe siècle, le secteur agricole iranien était encore en mesure de répondre à l’ensemble de la demande du marché intérieur. Par ailleurs, le blé et l’orge représentaient 10% des exportations iraniennes. Vers la fin du siècle, le volume des exportations du blé via le golfe Persique fut multiplié par huit, tandis que le prix du blé exporté par l’Iran chuta de 85%. Le gouvernement Qâdjâr dû alors augmenter le volume de ses exportations de blé pour combler ce déficit du commerce extérieur, au prix de perturber le processus de production et le marché intérieur du blé. Jusqu’en 1864, la soie fut l’un des produits les plus importants du secteur agricole iranien. Son exportation était encore très rentable, et la valeur de la production de soie en 1864 s’élevait, selon les estimations, à 1,4 millions de livres sterling. Un an plus tard, les élevages de vers à soie furent contaminés par une épidémie qui avait déjà ravagé l’Europe. Les éleveurs de vers à soie subirent ensuite la chute dramatique du prix de la soie brute sur le marché mondial (jusqu’à 400%). Cinquante ans plus tard, en 1902, les revenus du commerce de la soie brute dans les régions littorales de la mer Caspienne n’étaient que de 256 000 livres sterling. Avec le déclin de la production de la soie au Nord, la production de l’opium dans les régions du Sud enregistra un essor très important. En 1880, l’opium représentait déjà 25% des exportations iraniennes. Malgré toutes ces difficultés, au début du XXe siècle, le secteur agricole iranien n’était plus fondé sur une économie de subsistance et s’intégrait dans le cadre de l’économie duale du pays où les relations commerciales se développaient grâce aux flux de l’économie mondiale. Mais dans un secteur agricole aux surplus faibles, le souhait des agriculteurs de cultiver des produits facilement commercialisables leur créa de nouveaux problèmes, notamment pendant les années de sècheresse. Ce modèle économique imposé au secteur agricole déclencha parfois des périodes de famine. Par ailleurs, le retour vers une économie de subsistance entraîna la réduction considérable des revenus. A l’époque de la dynastie des Qâdjârs, l’agriculture iranienne souffrit donc de façon chronique de ce cercle vicieux.
Dans l’Iran des Qâdjârs, les commerçants constituaient la classe sociale la plus puissante des milieux urbains, mais leurs intérêts étaient en conflit permanent avec ceux de l’Etat et de leurs concurrents étrangers. Il y avait parmi eux certaines personnes aussi puissantes que les chefs de tribus nomades ou des grands seigneurs propriétaires terriens dans les villages. Mais malgré cette influence économique, les commerçants étaient politiquement faibles et devaient se soumettre au pouvoir politique, tout comme les autres classes de la société urbaine. En outre, à l’exception de certains grands commerçants qui avaient directement accès aux marchés extérieurs, les autres étaient pratiquement incapables de rivaliser avec les entreprises étrangères qui dominaient progressivement le marché iranien. Par conséquent, les commerçants iraniens devinrent plus ou moins les intermédiaires et agents commerciaux des compagnies étrangères qui contrôlaient au début du XXe siècle les secteurs clés de l’économie nationale. La production urbaine fut assurée, comme auparavant, par des artisans. Le textile perdit de son prestige, tandis que le tissage de tapis devint l’une des plus importantes activités économiques des villes iraniennes.
En 1914, l’exportation de tapis représentait 12% du commerce extérieur de l’Iran. A partir de 1910, la société urbaine entreprit la modernisation de ses productions industrielles, mais les usines iraniennes de l’époque n’étaient guère capables de rivaliser avec les entreprises étrangères.
Vers la fin du XIXe siècle, les tribus nomades assuraient près de 25% de la population nationale. Le nomadisme était fondé, comme dans le passé, sur un système économique traditionnel fondé sur l’élevage ainsi que la production de viande et de produits laitiers. Les commerçants urbains s’intéressèrent davantage aux produits artisanaux des nomades, notamment les tapis qu’ils vendaient sur le marché intérieur ou à l’étranger. Cependant, cette "mondialisation économique" n’a aucunement influé sur la vie des nomades soumis à la hiérarchie tribale où tout bénéfice était systématiquement reversé aux chefs des tribus.
De 1800 à 1914, les évolutions économiques survenues sous les Qâdjârs ont apporté des changements qualificatifs et quantitatifs dans la configuration sociale de l’Iran. La masse de la main d’œuvre dans les secteurs tribaux et ruraux a considérablement diminué, tandis que les activités urbaines ont doublé.
Dans les villes, une petite classe de capitalistes est timidement apparue, malgré la domination quasi-totale des investisseurs étrangers qui absorbaient une grande partie des ressources intérieures. Au XIXe siècle, l’équilibre ancien fut bouleversé et la configuration sociale du pays en subit les conséquences néfastes bien qu’inévitables. Les Qâdjârs ne parvinrent pas à améliorer les trois systèmes anciens qu’ils avaient hérités des Safavides, sans pour autant réussir à moderniser l’économie iranienne. La dégradation du niveau de vie, l’inflation, le déficit budgétaire, le chômage, et le manque de compétitivité étaient autant d’éléments négatifs caractérisant l’économie nationale sous les Qâdjârs. L’Iran a été donc marginalisé dans l’économie mondiale, se réduisant à exporter des matières premières brutes pour importer des marchandises manufacturées.