N° 23, octobre 2007

Kâké Morâd


Ali Ashraf Darvishiân
Tradut par

Mahnâz Rezaï


Kâké Morâd Tchambatâni compta à maintes reprises son argent et contrôla attentivement chacun des billets. Il tourna autour de lui-même et jeta un coup d’œil derrière lui pour être sûr qu’il n’en manquait aucun. Il se dit : "Dieu est grand. Jusqu’à l’an prochain, on le dépense. Qui vivra verra !"

Il trouva la ferblanterie et commença à apprécier passionnément les poêles.

La voix de sa femme résonna dans ses oreilles : "En tant que bon père de famille, achète un poêle, que nous nous débarrassions de la fumée de cette cheminée. Cet hiver, il va faire très froid. Nos enfants vont étouffer dans cette fumée."

Il choisit l’un des poêles et demanda au ferblantier qui s’était assis hors du magasin sous le soleil :

"Combien ça coûte, mon vieux ?"

- Paye autant que tu peux ! Si c’est de l’argent propre.

- Dieu sait que c’est un crédit. Je ne sais pas si c’est licite ou illicite. Peut-être que c’est licite.

Kâké, qui était fatigué, s’assit à la porte du magasin, sortit sa blague et commença à rouler une cigarette.

Un petit garçon aux fesses nues était en train d’uriner au milieu de la rue. Un autre garçon plus âgé le frappa à la nuque et lui donna une fessée.

Le ferblantier, qui regardait les enfants, demanda à Kâké Morâd : "Comment as-tu réussi à emprunter de l’argent ?"

- C’était très difficile. J’ai remué ciel et terre pour emprunter 250 tomans [1]. Il faut que l’an prochain, je rembourse 350 tomans. Dieu est grand. Advienne que pourra ! Mash [2] Gholâm, notre voisin, a emprunté 250 tomans l’année dernière et cette année, il n’a pas pu rembourser les 350 tomans, alors sa dette est maintenant de 480 tomans. Oui mon vieux. Dieu m’aidera. Et alors dis-moi, combien ça coûte, le poêle ?

- 30 tomans avec les tuyaux et le siphon.

- Mon vieux, comme c’est cher ! Vends le moi à bon compte ! Je suis tout de même venu de l’autre côté du Gâmâssyâbe [3] pour ça !

- Je te le vends au prix de revient. Moins cher que ça, ce n’est pas avantageux pour moi. Je le jure sur la tête de mes enfants.

Le ferblantier frotta ses yeux ensommeillés et continua : "D’accord. Je te le fais à 5 tomans de moins. Prend-le et réchauffe ta maison !"

Kâké Morâd dit en suppliant : "Fais-moi une réduction de 10 tomans. Je t’en supplie."

Le ferblantier haussa la voix et lui dit d’un air fâché : "Pourquoi jures-tu ? Tu me prends pour un athée ? D’accord, je te fais une réduction de 7 tomans."

- Non, mon vieux. Accorde-moi encore 3 tomans de moins pour que je puisse acheter quelques sucreries pour mes enfants et ils prieront pour toi.

- D’accord, mon ami. C’est bon. Pas d’étrenne aujourd’hui. Que tu aies la main heureuse !

- J’ai la main heureuse. Je suis sûr que tu en vendras cent jusqu’au soir.

Kâké Morâd jeta un autre coup d’œil sur le poêle. De nouveau, sa main toucha le corps du poêle. Un bruit comme celui d’une lime sur le fer se fit entendre. Il le scruta de tous les côtés. Puis il s’éloigna, l’observa de loin, le retourna, le mit devant la lumière du soleil et chercha s’il y avait un trou. Il respira tranquillement. Tirant son portefeuille de son aisselle avec prudence, tel celui qui dévoile un coq de combat de dessous sa veste, il tourna le dos au ferblantier et sortit un billet de 50 tomans.

De nouveau, il regarda attentivement la terre, puis il remit doucement le portefeuille dans sa poche et l’enfonça bien au fond. Afin de se rassurer, il toucha encore de l’extérieur la saillie du portefeuille.

Le ferblantier prit le billet et dit : "Que Dieu t’apporte la prospérité !"

- ہ toi aussi, mon vieux.

Il prit les 30 tomans et les mit, de la même manière, dans son portefeuille.

Il acheta des bonbons pour ses enfants et un tissu indien à fleurs pour sa femme. Le poêle au dos, le paquet de bonbons et l’étoffe à la main, il arriva au bord du Gâmâssyâb. Le ciel était nuageux. L’eau, devenue plus boueuse, avait monté.

Il ôta son pantalon. Après l’avoir mis dans le paquet en le prenant sur la tête, il entra tout nu dans l’eau. Prenant son chemin quotidien, il s’avança et se dirigea vers le village. De loin, il semblait que le village avait posé sa tête sur la pente de la colline et somnolait. Les petits poissons mordillaient la peau de ses cuisses. Cela lui donnait la chair de poule. L’eau était très froide et ses pieds en étaient gelés. Elle tourbillonnait et montait sournoisement.

Parfois, ses pieds s’enfonçaient dans la vase. Le sol se dérobait alors sous ses pieds et il manquait perdre son équilibre.

Il agrippa encore plus le poêle et le paquet. Hésitant un instant, il leva le pied et, de nouveau, se mit en route.

L’eau lui arrivait jusqu’au menton. Quand il était venu du village, elle n’arrivait que jusqu’à sa poitrine. Désormais, dès qu’il levait le pied, l’eau semblait vouloir l’engloutir. Mais il appuyait fortement son pied sur le fond de la rivière. Il marchait à petit pas courts, péniblement.

Il ne pouvait pas voir le village de loin. La vaste étendue de l’eau et le bord de la rivière ne lui permettaient pas de voir distinctement.

Une vague rapide et puissante lui fit perdre l’équilibre et le tira quelques centimètres plus au fond. Mais Kâké Morâd réussit à se maintenir debout avec beaucoup d’efforts.

Il se tint un instant sur un rocher et sortit sa tête de l’eau. L’eau était descendue jusqu’à son cou. Il put respirer. Glacées et engourdies, ses mains avaient saisi le poêle d’une force qui n’était plus la sienne. Comme si une autre personne l’avait saisi.

Une autre vague l’arracha et le projeta dans une fosse profonde. Sa tête plongea dans l’eau et puis émergea de nouveau. Il toussa violemment. Le poêle lui échappa des mains. Il le rattrapa à grand-peine. Il était désormais rempli d’eau et attirait Kâké Morâd vers le fond de la rivière. Kâké s’agrippait cependant au poêle et s’efforçait de le sortir de l’eau. Il fut happé malgré lui par le courant de l’eau. Il savait seulement qu’il fallait faire sortir le poêle de l’eau et le maintenir à la surface.

Il n’avait pas encore renoncé au paquet des vêtements. Une autre vague le fit avancer. Il mit ses pieds sur les sables mouvants du fond de la rivière et s’y enfonça. Puis il réussit à s’en dégager et se mit à tousser. Son visage virait au noir.

Il s’efforça de reprendre haleine, mais il était trop tard. Il était progressivement immergé. Poussé en avant par le courant, il se rappela du moment où il faisait la queue à la banque et les gens le poussaient.

Une autre vague puissante le fit vaciller. Il but la tasse à plusieurs reprises. Il serrait toujours le poêle et le paquet dans ses mains.

Enfin, après avoir poussé un cri étouffé, il se noya.

Quand les habitants des villages alentours sortirent son cadavre de l’eau un peu plus loin, ils virent qu’il s’agrippait toujours au paquet et au poêle.

Notes

[1Toman : unité monétaire de l’Iran.

[2Mashe : titre familier donné à toute personne ayant effectué le pèlerinage au tombeau de l’Imam Rézâ (Ridhâ) à Mashhad.

[3Gâmssyâbe : nom d’une rivière.


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