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Zohreh et Manoutchehr, la version persane de Vénus et Adonis, de William Shakespeare
Entretien avec Shâhrokh Moshkin Ghalam, acteur et metteur en scène
Vénus « Aphrodite », déesse des arts, de la beauté et de l’amour, s’ennuie dans les cieux et décide de descendre parmi les humains. Elle s’éprend alors de la beauté éblouissante du jeune Adonis et décide de se faire aimer de lui. Mais celui-ci ne semble intéressé que par la chasse et ses devoirs envers son roi. Vénus met alors tout en œuvre pour obtenir de lui un simple baiser, jusqu’à lui révéler son appartenance céleste. Adonis finit par accepter le baiser fatal et s’endort dans les ailes du désir. Il se réveille seul, habité par l’amour…
Vénus et Adonis, poème narratif de William Shakespeare, fut traduit en français par Victor Hugo fils – auteur d’une traduction intégrale des œuvres de Shakespeare. Cette version française fut à son tour adaptée en langue persane par Iradj Mirzâ (1871-1926), prince qâdjar, calligraphe et brillant poète, qui donna à cette surprenante ode lyrique le titre de Zohreh et Manoutchehr, dans le souci de l’adapter à la culture persane. Cette version en persan a fait l’objet, il y a une dizaine d’années, d’une mise en scène de théâtre par Shâhrokh Moshkin Ghalam, pensionnaire de la Comédie Française, qui l’a reprise cet été à l’invitation de la très dynamique association iranienne de Montpellier, avant de la jouer aux Etats-Unis, au Canada et sur quelques scènes françaises et européennes.
Mireille Ferreira : Pourquoi avoir adapté Zohreh et Manoutchehr au théâtre ?
Shâhrokh Moshkin Ghalam : J’ai créé la mise en scène de Zohreh et Manoutchehr il y a dix ans déjà, en 2001, dans le cadre du festival d’art en exil à Paris. C’était une bonne occasion pour moi de créer une pièce en persan. Auparavant, je ne pouvais pas imaginer qu’il pouvait y avoir un public iranien à Paris et quand j’ai appris qu’il y avait un festival en présence de grands artistes iraniens, j’ai pensé que c’était le cadre idéal pour que je puisse aborder des sujets de la littérature persane dont j’avais envie de parler, des textes que personne ne connait, et qu’il me semble impossible que personne ne connaisse. Ensuite la pièce a commencé à tourner dans les villes en France, Nice, Montpellier, Toulouse. Puis, en Allemagne, à Londres, New-York et cette année, j’ai redonné Zohreh et Manoutchehr aux Etats-Unis et à la Biennale de Tirgân à Toronto, qui est le plus grand festival d’arts iraniens et rassemble des artistes internationaux iraniens, venus d’Iran et du monde entier. Cette année, environ 200 artistes y ont donné près de 70 œuvres. L’audience a été de 100 000 spectateurs, dont de nombreux non iraniens.
M.F. : En quoi peut-on dire qu’Iradj Mirzâ a iranisé le texte de Shakespeare ?
S.M.G. : Iradj Mirzâ a adapté à la culture iranienne le poème de Shakespeare, à partir de la traduction en français qu’en avait faite Victor Hugo fils. Les quatre-vingts premiers vers en persan sont exactement, mot pour mot, les vers de Shakespeare. La suite est une interprétation d’Iradj Mirzâ.
En premier lieu, il n’a pas gardé le titre original Vénus et Adonis qui ne pouvait parler aux lecteurs iraniens. Dans la mythologie perse, Anâhitâ est la déesse de l’amour de l’époque achéménide, que l’on appelle ensuite Nâhid en persan, et qui désigne la planète Vénus. Puis, avec l’arrivée des Arabes, Zohreh est apparue. Adonis n’existant pas en persan, Iradj Mirzâ l’a changé en Manoutchehr, nom que l’on trouve à plusieurs reprises dans le Shâhnâmeh, le Livre des Rois, désignant héros ou jeunes premiers de l’épopée perse. Zohreh et Manoutchehr était donc le titre parfait, qui possède, de plus, une jolie sonorité.
M.F. : Vénus et Adonis est inspiré d’un mythe grec qui évoque un amour terrestre et non mystique.
S.M.G. : Vénus est un être céleste descendu sur terre, prenant l’habit et l’allure d’une mortelle pour faire connaître le goût de l’amour terrestre à un humain, Adonis. Mais une fois qu’on arrive au terme de l’histoire, on n’a aucunement en tête que c’est une extra-terrestre, une déesse. Elle est très femme, très humaine. Ce n’est qu’à la fin, quand elle voit que le garçon ne se laisse pas faire, qu’elle lui dit à peu près ceci : je crois que tu n’as pas très bien compris qui je suis, moi que tu vois en train de me prosterner pour un simple baiser de toi, je ne suis pas une femme mortelle, je suis déesse, la déesse de l’amour. C’est moi qui ai créé l’amour, la beauté, le sentiment entre les humains. Tous les artistes sont mes produits, l’art est né de mon désir. Elle commence à parler d’elle et c’est un moment délicieux du spectacle, sa très longue tirade prend des tournures extrêmement féministes comme quand elle dit : « Je suis le piment de la table de la nature, c’est pourquoi parmi les dieux, je suis une femme ».
M. F. : Comment le public iranien réagit-il à ce moment-là ?
S.M.G. : Le texte d’Iradj Mirzâ revêt un aspect comique parce qu’il est un poète réputé en Iran, très libre de pensée et d’écriture. Il n’hésitait pas à utiliser les mots dans leur acception la plus crue. Par contre, si en sa présence, quelqu’un se risquait à la moindre grossièreté, il était capable de quitter les lieux sur le champ. N’oublions pas qu’il était prince, descendant direct de Fath Ali Shâh, deuxième souverain de la dynastie qâdjâre. La lecture de ses poèmes peut suggérer au lecteur une certaine vulgarité, tandis que lui-même considérait que tous les mots, dans la mesure où ils existaient, pouvaient être employés à bon escient, n’y voyant aucune vulgarité. Les spectateurs qui viennent entendre ses textes ont cela à l’esprit. Mais contrairement aux autres textes d’Iradj Mirzâ, on ne rencontre aucune trivialité dans Zohreh et Manoutchehr.
M. F. : Trouvait-on déjà cet aspect plutôt féministe dans le texte de Shakespeare ?
S.M.G. : Cet aspect de femme libérée existe déjà dans le texte de Shakespeare, parce qu’il s’agit de Vénus, déesse de l’amour. Tout comme pour Athéna dans l’Orestie, on accepte tout de suite, par convention, qu’il s’agisse d’une déesse, donc qu’elle est libre de son expression et de ses sentiments. Iradj Mirzâ, faisant de Vénus une femme mortelle, dépouillée de ses attributs de déesse, la décrit comme fatiguée de son emploi de déesse, voulant se donner un moment de répit. Elle maquille son visage et revêt des habits terrestres, alors que la Vénus céleste n’est pas vêtue. Dans ma mise en scène, l’inspiration pour le personnage de Zoreh m’est d’ailleurs venue de la Vénus de Botticelli, aux longs cheveux roux bouclés. A partir du moment où elle vient sur terre vêtue comme une femme, on accepte par convention que c’est une femme, d’autant plus qu’elle porte le nom de Zohreh qui n’est pas celui d’une déesse. Elle maîtrise et décide de tout ce qui se passe sur la scène. Le public iranien, qui n’est pas habitué à cela est surpris, et c’est ce qui rend la pièce comique.
M.F. : Pourquoi avoir imaginé cette mise en scène dans laquelle un homme joue Vénus et Adonis n’est pas un jeune garçon de seize ans comme il l’est dans le texte ?
S.M.G. : C’est mon choix, parce que c’est du théâtre. N’oublions pas qu’il s’agit de théâtre shakespearien, à cette époque, les rôles féminins étaient interprétés par des hommes. A l’époque de Shakespeare, Vénus et Adonis n’étaient pas théâtralisés, le texte était simplement lu. J’ai choisi de jouer moi-même Vénus car il me paraissait un peu trop réaliste de faire incarner les personnages de Vénus et Adonis par une belle jeune femme et un beau jeune homme, le texte aurait été perçu différemment, sans relief. Au Théâtre du Soleil déjà, dans La ville Parjure d’Hélène Cixous, j’avais incarné La Nuit, mère des ةrinyes, une vieille femme de 9000 ans. Dans le théâtre, j’ai besoin de prendre une distance, je viens de cette école d’Ariane Mnouchkine où il faut passer par le masque pour exister. Cette distribution permet au spectateur de n’y voir que du théâtre, et d’accepter d’emblée les conventions. Si une actrice avait incarné Vénus ventant sa propre beauté pour se faire aimer d’Adonis, le spectateur l’aurait trouvée vulgaire, alors que je voulais que le spectateur pense que cette femme est sublime.
J’ai aussi ajouté le personnage d’Iradj Mirzâ en train d’écrire la pièce. Il apporte immédiatement une note comique, quand il s’interroge sur la manière dont il va traduire le texte de Shakespeare pour qu’il passe bien en persan. Il invente les personnages sur place, les voit jaillir de son imaginaire et pendant qu’il écrit, voit si cela fonctionne ou pas. Il dit par exemple : « Tiens ce n’est pas moi qui ai écrit cela ! » Vénus vient lire le texte et s’écrit : « Qu’est-ce que c’est que cette ligne ? Cela n’a pas de sens ! » et elle barre la ligne.
M.F. : Certains rôles de femmes sont-ils joués par des hommes au théâtre en Iran ?
S.M.G. : Oui, depuis toujours. Il y a le théâtre du ta’zieh, dans lequel les rôles de la sœur de Mohammad et des Imâms sont joués par des non professionnels, bouchers, cordonniers de rue, etc. qui ne se rasent même pas, gardant barbes et moustaches. Comme à l’époque de Shakespeare, il n’y a pas de femmes dans le ta’zieh.
M.F. : Pourquoi avoir choisi le texte en persan d’Iradj Mirzâ et non celui de Victor Hugo fils en français ?
S.M.G. : En français la pièce aurait été tranquillement acceptée par le public. A la Comédie Française, j’ai joué le rôle féminin de Bérénice de Racine, sans que personne ne s’étonne qu’un homme joue Bérénice. Ici, j’ai voulu faire connaître ce beau texte d’Iradj Mirzâ au public iranien, non pour le choquer ou le provoquer, mais parce que je considère que c’est une aberration de voir que tant de textes écrits en persan n’ont jamais été lus, non seulement par le peuple, mais également par les intellectuels. Ces auteurs, que l’on appelle d’Enghelâb mashrouteh - de la période de la Révolution constitutionnelle iranienne de 1906 - âge d’or de l’intellectualisme de l’Iran, qui ont produit les textes les plus extraordinaires écrits à cette époque, n’ont pas été lus par les intellectuels iraniens. J’ai envie de défendre la culture persane, et aussi de combler un peu ce retard de la connaissance artistique iranienne. Le niveau de connaissance artistique des Iraniens vivant à l’extérieur de l’Iran se reflétera inévitablement sur le niveau de l’art en Iran.
M.F. : Pensez-vous donc que sur le plan artistique l’Occident à des choses à apprendre à l’Iran ?
S.M.G. : Pas seulement l’Occident, le monde entier doit toujours se donner et se nourrir, ça ne peut être en sens unique. Nous les Iraniens avons toujours été influencés par nos voisins, et maintenant ce ne sont plus des voisins de frontière, nous sommes voisins avec le monde entier via Internet et grâce à la rapidité des voyages. Aujourd’hui, il est possible d’atteindre l’autre bout de la planète en quelques heures alors qu’autrefois, il fallait une semaine pour simplement atteindre l’autre bout du pays. Aujourd’hui, Internet permet aux artistes de voir immédiatement ce qui se passe à l’opéra de Pékin, d’avoir une inspiration chinoise ou japonaise tout en restant chez soi. Les choses bougent rapidement. De nos jours, de jeunes danseurs iraniens sont capables d’interpréter le mythe grec de Médée en plein désert, sans jamais avoir mis les pieds hors d’Iran.
Il faut donc donner aux artistes de la nourriture. J’en prends moi-même. Je regarde le ta’zieh pour m’inspirer du folklore pour mes danses, d’Iran et du monde entier. Cet échange est en route depuis toujours.
M.F. : Comment pensez-vous influencer l’Iran en vivant hors d’Iran, par la diaspora ?
S.M.G. : Oui mais pas seulement, les média le permettent aussi. De nombreuses images de moi circulent, notamment via Internet, bien souvent à mon insu. A une époque, je résistais fortement car je trouvais que la qualité n’était pas bonne et que des images filmées ne peuvent refléter un art vivant. Mais en même temps, je me sens redevable à mon peuple, comme tout écrivain ou artiste.
M.F. : Imagineriez-vous donner cette pièce à Téhéran ?
S.M.G. : Tout cela est très nouveau pour une audience peu familiarisée avec le théâtre comme peut l’être le public iranien. Est-ce que cette pièce fonctionnerait aujourd’hui en Iran ? Je n’ai pas tenté l’expérience. On sait que ce n’est pas une femme qui joue le rôle donc, l’interdit ne tomberait pas, mais je crois que cela a besoin de plus de temps. Néanmoins, j’ai appris que de jeunes Iraniens travaillent actuellement sur Zohreh et Manoutchehr et voudraient en créer une version chorégraphiée à Téhéran.
M.F. : Merci, Shâhrokh, d’avoir bien voulu répondre à mes questions pour La Revue de Téhéran.