N° 71, octobre 2011

La magie flaubertienne :
De la Légende dorée de Voragine à La Légende de Saint Julien l’Hospitalier


Somayeh Dehghân Fârsi


La Légende de saint Julien l’Hospitalier est le deuxième des Trois Contes de Gustave Flaubert, ouvrage publié en 1877. Comme son titre l’indique, ce recueil se compose de trois récits qui abordent notamment le thème de la sainteté. Un cœur simple se déroule à l’époque de l’auteur, La Légende de Saint Julien au Moyen Age et le dernier, Hérodias, au début du christianisme.

La rédaction et l’élaboration de La Légende durèrent à peu près six mois (de septembre 1875 à février 1876) pendant lesquels Flaubert se documente beaucoup : « Je lis des bouquins sur la vie domestique du Moyen Age et la vénerie. Je trouve des détails superbes, et neufs. » [1] L’auteur s’inspire du « texte du XIIe siècle (la Légende dorée de Jacques de Voragine, Le Speculum, histoire de Vincent de Beauvais) et d’un vitrail de la cathédrale de Rouen. » [2] C’est ainsi que Flaubert rédige La Légende de Saint Julien. On peut dès lors s’interroger sur les ressemblances et différences existant entre La Légende de Flaubert et l’hagiographie de Voragine, et sur la façon dont Flaubert utilise ces documents médiévaux.

Comme nous l’avons évoqué, l’une des sources que Flaubert a consultée est La Légende dorée, célèbre recueil de vie des saints, composé par Voragine au milieu du XIIe siècle. Cet ouvrage est composé des «  « Vies » qui sont plutôt des recueils d’anecdotes sur les vertus, les miracles, le martyre du saint [...]. » [3] L’œuvre de Voragine est une hagiographie, c’est-à-dire un ouvrage destiné seulement à raconter la vie d’un saint. Ce genre d’ouvrage vise également à illustrer que la constance inspirée par la foi est le secret d’une existence heureuse. L’hagiographie de Julien n’échappe pas à cette règle ; Voragine y raconte comment la pénitence d’un jeune parricide est acceptée par Jésus-Christ, ainsi que la façon dont Dieu le conduit, telle une personne élue, sur la voie de sainteté.

Dans ce deuxième conte, Flaubert réécrit l’histoire de la vie d’un saint dans laquelle la présence permanente de Dieu est palpable. Le récit devient une transcription : l’idée originelle n’appartient pas à Flaubert. A travers les sources qu’il consulte, il choisit un schéma selon lequel il édifie la trame du récit de La Légende de Saint Julien l’Hospitalier. Les éléments fondamentaux de la structure du récit de Flaubert sont semblables à celui de Voragine : la prédiction du cerf, le mariage de Julien, le parricide, la pénitence, la fondation d’un hôpital recevant les pauvres, la pénitence acceptée par « le Seigneur », une mort en ayant la foi. Pour le reste, Flaubert se voit libre d’inventer certains détails, de décrire le milieu, à condition que cela ne contredise pas la destinée générale de Julien.

Ainsi, en réécrivant une histoire ancienne, Flaubert crée un nouveau récit qui est loin d’être une simple copie du texte originel. Grâce à son génie créateur, Flaubert utilise de nombreuses informations livresques et iconographiques pour rédiger son propre conte et s’éloigner ainsi d’une simple imitation.

En narrant l’histoire de Julien, Flaubert utilise abondamment la description, procédé qui n’existe pas dans l’hagiographie de Voragine. Flaubert y décrit les personnages, le château, la nature, etc. Quand il se met à raconter la légende, ces descriptions précises du château et ses alentours nous transportent rapidement dans un milieu médiéval : « De longues gouttières, figurant des dragons la gueule en bas, crachaient l’eau des pluies vers la citerne. » [4] Ces images nous aident à mieux imaginer l’ambiance du château où la vie quotidienne se déroule : « De l’autre côté se trouvent le chenil, les écuries, la boulangerie, le pressoir et les granges. » [5] Il ajoute également d’autres descriptions qui évoquent toute la richesse de ce château : « A l’intérieur [...] des tapisseries [...] protégeaient du froid ; les armoires regorgeaient de linge, les tonnes de vin s’empilaient [...] des sacs d’argent. » [6] Ainsi, l’auteur nous brosse un tableau complet du contexte dans lequel évolue le personnage principal. Dans la suite du récit, l’écrivain continue ses descriptions dans ; l’épisode descriptif des trois cerfs relève de la fantaisie pure : le cerf « monstrueux de taille » [7] et portant une barbe blanche, tel un vieil homme, prédit l’avenir funeste du meurtrier ; la biche, « blonde comme les feuilles mortes » [8], allaite son enfant. Ce récit tend également à personnifier les animaux : l’utilisation du terme « mère » pour la biche, et de « patriarche » pour le cerf.

Aucune de ces descriptions et personnifications n’existe dans le texte de Voragine ; ce dernier se contentant strictement de relater l’histoire. Pour l’écrivain médiéval, la partie finale, c’est à dire la pénitence de Julien et son acceptation par Dieu, possède beaucoup d’importance ; son but est avant tout de raconter la vie de Saint Julien et non de créer une œuvre littéraire et artistique.

Dans le texte de Flaubert, nous trouvons également une analyse psychologique du meurtre. Dès la naissance de leur fils, les parents de Julien reçoivent séparément, et sans se le dire, deux prédictions annonçant le destin exceptionnel de leur fils : un vieillard dit à la mère : « Réjouis-toi, ô mère ! Ton fils sera un saint » [9] et un « Bohême » dit au père : « Ah ! ah ! ton fils ! … beaucoup de sang ! … de gloire !… toujours heureux ! la famille empereur. » [10] Eduqué dans l’exaltation des prouesses guerrières par son père et dans la religion par sa mère, Julien s’écarte bientôt de ces deux vocations en s’adonnant totalement à la chasse où il découvre la volupté de tuer : il se met alors à tuer les animaux seulement par plaisir. Ici, la mort des animaux est une préparation implicite et lente à la mort du cœur. Rencontrant le cerf et sa famille, il commence d’abord par chasser le petit faon ; Julien ne comprend rien au regard de la biche, à son cri déchirant, presque humain, parce qu’il y a longtemps que la pitié est morte dans son cœur. Il ne renonce pas à tuer les autres : il met la biche à terre « d’un coup en plein poitrail » [11], tandis que la dernière flèche atteint le cerf.

Avec toute la profondeur de son style Flaubert exprime, étape par étape, l’état d’âme et l’évolution physique de Julien après qu’il ait entendu la prédiction du cerf : l’étonnement d’abord, puis la fatigue et ensuite un dégoût suivi de tristesse. L’écrivain complète sa description par celle de la solitude imprévisible du chasseur : « Son cheval était perdu ; ses chiens l’avaient abandonné. » [12] A la tombée de la nuit, Julien ne peut dormir, les paroles du cerf lui hantent l’esprit. Songe ou réalité ? Peu importe, car il prend cet événement comme un avertissement à son encontre. Flaubert décrit également les états d’âme de Julien après le meurtre des parents : « Julien marcha vers les deux morts en se disant, en voulant croire que cela n’était pas possible, qu’il s’était trompé, qu’il y a parfois des ressemblances inexplicables. » [13]. Contrairement au récit flaubertien, celui de Voragine ne contient pas de telles analyses ; nous n’y trouvons que la mécanique du meurtre et ne pouvons comprendre ce que ressent Julien.

La spécificité du style flaubertien occupe donc une place centrale dans la création de ce conte. L’écrivain est très attentif au choix des mots. A titre d’exemple, pour transporter le lecteur dans le cadre médiéval, il utilise des termes tels qu’« oliphants » [14], « destriers, béguin, vélin » [15], « refuites » [16], « grégeois » [17] etc. Certaines phrases sont également chargées de connotations : « Le prodigieux animal s’arrêta ; les yeux flamboyants, solennel comme un patriarche et comme un justicier, pendant qu’une cloche au loin tintait, il répéta trois fois : - Maudit ! maudit ! maudit ! Un jour, cœur féroce, tu assassineras ton père et ta mère ! » [18] Dans cette phrase, le terme « patriarche » nous rappelle la Bible ; la cloche qui tinte nous transporte dans une ambiance religieuse et attire notre attention sur la présence permanente de Dieu.

Un autre exemple est celui de la description du château, qui est sauvegardé par trois éléments défensifs : les bois, ses quatre murs, une enceinte de pieux et enfin l’ensemble est entouré « d’une forte haie d’épines » [19]. Pourquoi ce château est-il si protégé ? Cette description semble évoquer que ce château a été fortifié pour faire face à un grand danger. Mais peut-il protéger Julien du poids du sort ? D’une façon ironique, Flaubert souligne le pouvoir inévitable du destin : Julien est le jouet de sa destinée qui le laisse, en vain, tenter de changer son avenir. Comme nous l’avons évoqué et contrairement à Flaubert, le but de Voragine n’est pas de créer une œuvre d’art, mais de donner une leçon morale et religieuse : Dieu acceptera la pénitence de celui qui se repent. Malgré son style simple, de par son contenu et l’influence qu’elle a eu, La Légende dorée est l’un des ouvrages médiévaux majeurs narrant de la vie des saints. Cet ouvrage fut aussi, comme nous l’avons vu, la source d’inspiration majeure du second des Trois Contes.

Bibliographie :
- Duby, G., et Mandrou, R., Histoire de la science la civilisation française, T. 1, Librairie Armand Colin, Paris, 1976.
- Flaubert, G., Œuvres Complètes, T. 2, Paris, Edition du Seuil, 1964.
- Hamon, P., D. R. Vassein, Le Robert des Grands Ecrivains de Langue Française, Manchecourt, 2000.
- Laffont, R., Dictionnaire des Œuvres, T. IV, Paris, Bouquins, 1990.
- Lagarde, A., Michard, L., Les grands Auteurs Français du programme XIXe siècle, Bordas, Paris, 1969.
- Vaillant, A., Histoire de la littérature française du XIXe siècle, Nathan, Paris, 1998.

Notes

[1Lettre du 1er juin 1856, Lund, H. P., Gustave Flaubert-Trois contes, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 24.

[2Laffont, R., Dictionnaire des Œuvres, T. IV, Paris, Bouquins, 1990, p. 1641.

[3Hamon, P. ; Vassein, D. R., Le Robert des Grands Ecrivains de Langue Française, Manchecourt, 2000, p. 483.

[4Flaubert, G., Œuvres Complètes, T. 2, Paris, Edition du Seuil, 1964, p. 178.

[5Ibid.

[6Ibid.

[7Ibid., p. 181.

[8Ibid.

[9Ibid.

[10Ibid.

[11Ibid.

[12Ibid.

[13G. Flaubert, Op. cit., p. 185.

[14Ibid., p. 178.

[15Ibid., p. 179.

[16Ibid., p.180.

[17Ibid., p. 182.

[18Ibid., p. 181.

[19Ibid., p. 178.


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