N° 71, octobre 2011

Le Musée du Quai Branly à Paris
Tellement d’œuvres et bien des questions


Jean-Pierre Brigaudiot


Ce musée, ouvert il y a cinq ans, est consacré aux arts et aux civilisations d’Afrique, d’Asie, des Amériques et d’Océanie (ce sont les territoires disséminés dans l’océan Pacifique), principalement d’un point de vue esthétique et ethnologique. Avant l’ouverture de 2006, deux musées accueillaient des collections correspondant au contenu actuel du Musée du Quai Branly : le Musée National des Arts africains et Océaniens (devenu Musée National de l’Histoire de l’Immigration), situé Porte Dorée et le Musée de l’Homme, logé au palais de Chaillot. Le Musée du Quai Branly comporte ainsi une collection de plus de 300 000 pièces et occupe une position prépondérante au niveau mondial en son domaine.

Vue extérieure du Musée du Quai Branly

L’architecture, la scénographie, la pénombre

L’architecte lauréat du concours ouvert pour la création de ce musée est Jean Nouvel, auteur également d’autres bâtiments muséaux parisiens tels l’Institut du Monde Arabe et la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Le Musée du Quai Branly est situé le long d’une courbe de la Seine, entre le quai rive gauche et la rue de l’Université, à quelques pas de la Tour Eiffel et presque en face du Palais de Tokyo et du musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. La surface bâtie approche les 40 000 mètres carrés. Du côté quai, pour ce qui est de l’entrée principale, une immense paroi de verre, typique des réalisations de Jean Nouvel, fait écran aux jardins et aux bâtiments qui constituent ce musée. Les jardins, comme les murs végétaux qui revêtent certaines façades, renvoient à l’esprit de Gilles Clément, un architecte paysagiste ayant mis en place une alternative aux jardins à la française ou aux jardins anglais, avec, comme ici, un usage de végétaux de type herbes folles, ceux que les jardiniers traditionnels n’utilisent surtout pas. Ces jardins du Musée du Quai Branly jouent un rôle important quant à différencier ce musée des autres musées urbains, qui en sont généralement dépourvus ; en cet été finissant, avec une chaleur lourde, on peut apprécier ces espaces végétaux assez vastes pour être des lieux de flânerie et de détente, avant ou après une visite quelque peu harassante… et aveuglante car dans une pesante pénombre, nous allons en reparler.

La construction est complexe, faite de plusieurs entités que le visiteur des collections a du mal à comprendre car il est en général canalisé vers l’espace principal d’exposition, celui-ci n’étant qu’une partie du Musée du Quai Branly. L’aspect, bien que variant selon les points de vue, est globalement celui d’une architecture postmoderne et déconstructionniste marquée par la présence de caissons de couleurs variées à l’image des conteneurs portuaires, ceux qu’on voit fréquemment dans les films d’action. Du côté de la rue de l’Université, de nombreuses persiennes (comme celles employées dans les pays tropicaux) occultent les façades et leur présence s’explique par un cahier des charges imposant que les collections soient protégées de la lumière solaire. Pour une meilleure lisibilité et compréhension de l’ensemble, il faut se rendre notamment dans différents lieux comme la médiathèque du cinquième étage (réservée aux chercheurs), le centre de documentation, les jardins et sortir du musée afin de le voir, tant bien que mal, faute de recul, depuis la rue de l’Université et depuis le Quai Branly. Mais l’abondance des dépliants à disposition du public permet de lire et de comprendre mieux l’architecture de ce musée.

Mur végétal, façade du Musée du Quai Branly

Pour le « simple visiteur », celui qui passe voir ce qui est montré des collections, c’est-à-dire et malgré tout plus de 3000 pièces, le parcours, depuis la billetterie, se fait en suivant une pente ascensionnelle douce et sinueuse qui mène de la lumière extérieure à la pénombre. Lors de cette visite, la proximité avec les matériaux employés, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, peut décevoir car ceux-ci semblent bien peu pérennes et témoignent d’une détérioration précoce tout en évoquant plus ou moins un décor de parc de loisirs. La comparaison avec la qualité des matériaux employés au Louvre ou au Centre Pompidou-Metz ou encore au MOMA de New York est inévitable. Pourtant le coût du bâtiment fut si élevé qu’il suscita quelques vives polémiques. Le visiteur, passé par l’espace d’accueil, gravit cette longue rampe sinueuse (on peut penser au Guggenheim Museum de New York) d’un intérêt esthétique incertain, et au fur et à mesure le plafond s’abaisse en même temps que la lumière faiblit. Les pièces exposées sont souvent fragiles, faites par exemple de bois peint avec des pigments naturels, ou de végétaux tissés ou en liberté que la lumière solaire ferait pâlir et pourrait détruire. Cela explique cette pénombre dans laquelle se fait la visite, pénombre qui en elle-même serait acceptable si beaucoup de pièces présentées ne l’étaient dans des vitrines dans lesquelles le visiteur perçoit autant son propre reflet qu’il ne voit les œuvres, présence de soi en l’autre bien peu propice à la découverte de ce dernier. D’autre part, le choix des éclairages électriques utilisés n’est sans doute pas le meilleur pour voir et apprécier les œuvres confortablement ; d’autres expositions nécessitant la pénombre en d’autres musées ont montré qu’il existe de meilleurs éclairages. La pénombre et la nature des éclairages auxquels s’ajoute le fait que les ouvertures vitrées sont occultées par des films bariolés contribuent à développer un vague malaise de nature claustrophobique. On se prend à regretter des scénographies muséales plus classiques comme celles pratiquées au Louvre ou au Musée Guimet, plus précisément le Musée National des Arts Asiatiques.

Une (trop grande) infinité d’œuvres et objets ?

Sur le plateau principal et les mezzanines destinées aux expositions temporaires, espaces offerts à la visite, la répartition du choix de pièces des collections du musée se fait selon leur origine géographique : aires américaine, asiatique, africaine et océanienne. Le passage d’une aire géographique et culturelle à l’autre se fait sans séparation physique et les œuvres davantage que les outils de médiation signalent ce passage. La présentation, pour l’essentiel, se répartit dans des espaces semi cloisonnés (notamment ceux des caissons-conteneurs) et malgré une signalétique appuyée par de nombreux textes explicatifs, des cartes géographiques et des vidéos, l’impression reste de ne voir qu’une infinie succession d’objets. Ces objets, le plus souvent des sculptures anthropomorphes et des masques, sont doués d’une forte expressivité et d’une indéniable beauté, ce à quoi s’ajoute et interfère ce narcissisme propre à l’homme, toujours disposé à s’émerveiller sur lui-même ou sur ce qu’il fut, dans un rapport complexe à un passé antérieur à la civilisation contemporaine. Il s’agit ici d’objets qui ont accompagné la vie de peuples disparus ou qui existent encore (les aborigènes d’Australie, par exemple), objets rituels, objets de culte, objets usuels, « objets d’art »… Ici le débat reste ouvert et doit prendre en compte la définition ou l’absence de définition de ce qu’est l’art : un savoir-faire artisanal ? Une pure invention libre d’elle-même ? Le témoignage expressif d’un ressenti ? Autant et le plus souvent, les objets de la vie quotidienne, d’usage courant ou rituel sont aisés à comprendre quant à leurs rapports aux sociétés dont ils sont issus, autant certaines œuvres comme les tableaux « abstraits » réalisés il y a peu de temps par les aborigènes d’Australie suscitent une foule d’interrogations sur leurs rapports à un peuple dont la persistance en tant que tel est bien problématique. Il en va de même avec les œuvres ou objets aujourd’hui réalisés par ce que sont les Inuits ou les amérindiens : simulacres d’objets rituels, objets destinés au tourisme ? Il existe cependant, chez ces peuples colonisés et cependant subsistant encore de nos jours tout en se revendiquant en tant que peuples, un art contemporain. Ce dernier est affirmé par leurs auteurs qui se définissent comme artistes ouverts à la fois sur le monde et détenteurs d’une culture originelle comme source spirituelle et formelle.

Masques et statuette, Musée du Quai Branly

Au Musée du Quai Branly, cette impression de ne voir qu’une succession infinie d’objets provient sans doute de leur nature comme de leur nombre : trop fascinants, trop émouvants, trop nombreux (comment ne pas tout voir lorsqu’on est venu là ?), ils laissent peu de place et de temps (car le temps de visite est toujours limité) pour prendre quelque peu connaissance de ce que furent ou sont les peuples et les civilisations auxquels ils sont rattachés. Pour ce faire, il faudrait des lectures, il faudrait se rendre à la bibliothèque, à la médiathèque. Mais d’autre part, et c’est sans doute ici un parti pris muséologique objectivé, le grand public, ne peut-il se contenter d’apprécier les objets pour eux-mêmes ? L’une des questions qui se pose de manière évidente est celle du sens d’une visite occasionnelle, si attentive et curieuse soit-elle. Est-ce que ce musée, comme d’autres, aux collections immenses, n’est pour le visiteur qu’un espace de loisirs culturels ? Est-ce que ce musée, comme d’autres, promet une rencontre, avec un patrimoine immense mais finalement insaisissable ? Juste une rencontre sans lendemain ? Est-ce que la pratique muséale, dans sa dimension pédagogique, est vouée à l’échec à force de trop vouloir enseigner, montrer, dire ? Cependant ce musée offre de nombreuses possibilités au-delà de la simple visite : visite guidée, accueil des scolaires, conférences et débats, rencontres avec des créateurs des aires et des sociétés représentées ici, spectacles de danse, musique, théâtre, cinéma, expositions temporaires thématiques (cet été sur l’une des mezzanines se tenait une exposition introductive et très positivement pédagogique sur la civilisation Maya). Et puis le site Internet (un bon site) du musée permet à la fois de préparer sa visite et de la prolonger.

Un lieu de connaissance, d’étude et de recherche

Sculptures Mohanlal présentées dans le cadre de l’exposition Autres maîtres de l’Inde, 2010, Musée du Quai Branly

L’une des réponses à ces questions précédentes réside peut-être dans le fait que ce musée est aussi et beaucoup, en dehors de ses espaces ouverts au public, un lieu de travail, d’étude de recherche, ce à quoi s’ajoutent des publications scientifiques dans les domaines de l’ethnologie et des esthétiques des peuples représentés. Le Musée du Quai Branly est placé sous la cotutelle du Ministère de la Culture et du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. La médiathèque, réservée aux enseignants et chercheurs, située au cinquième étage, dispose d’une énorme documentation à caractère scientifique, anthropologique et ethnologique, à laquelle s’ajoute le fonds d’une importante iconothèque, riche de collections d’images fixes et mobiles numérisées et accessibles sur écrans.

Ainsi qu’il se pratique désormais dans le domaine muséal, le Musée du Quai Branly a opté pour une décentralisation en ce qui concerne ses collections. Autant un certain nombre d’œuvres objets et de spectacles vivants sont présents au sein même du musée, aux côtés d’objets et œuvres anciens, selon des programmes successifs, autant la présence d’œuvres et objets des collections du Musée du quai Branly au cœur du Musée du Louvre parait extrêmement intéressante. Ainsi, depuis 2000, le Pavillon des Sessions, au Louvre, accueille une partie des collections du Musée du Quai Branly : une centaine d’œuvres, soigneusement choisies et scénographiées. Et cela pose évidemment, en retour, un certain nombre de questions quant aux modalités selon lesquelles se font les partages des œuvres entre les différents musées. Mais cela interroge également les choix qui ont présidé à la constitution des collections, et ces choix sont à l’évidence idéologique et politique. Ici, au Musée du quai Branly, il faut prendre en considération la France en tant qu’ancienne puissance coloniale, la colonisation ayant véhiculé une certaine représentation des peuples colonisés, représentation qui implique des hiérarchies et des visées politiques comme économiques, non dites en règle générale. Ainsi ce que montre le Louvre, dans sa globalité, cache ce qu’il ne montre pas ou n’a jusqu’à présent pas montré, notamment les arts et objets culturels des peuples les moins puissants. Et puis une dernière question se profile derrière celle des collections muséales : celle du pillage, celle de l’acquisition faite dans une situation inéquitable ; le débat ressurgit fréquemment sur la propriété des œuvres à travers les revendications des pays d’origine de celles-ci. Ici par exemple, c’est la revendication des têtes maories par la Nouvelle Zélande, là c’est la revendication de la Corée. Désormais le regard sur l’Autre a évolué, marqué par le politiquement-idéologiquement correct. Ainsi, l’appellation Musée des Arts Premiers retenue initialement, suite à la polémique qu’elle engendra, fit place à celle de Musée du Quai Branly, appellation parfaitement inodore ! Le regard d’un pays comme la France sur les peuples colonisés est désormais bien différent de ce qu’il fut, par exemple, dans l’ancien Musée des Arts Africains et Océaniens dont les peintures murales, encore là, témoignent des « bienfaits » de la colonisation sur de bons et beaux « sauvages ».

Une collection faite d’objets exceptionnels

Le Musée du Quai Branly recèle une incroyable et fabuleuse collection issue d’un immense travail scientifique conduit par les ethnologues au fil des années. La simple visite ne permet certes guère davantage qu’un effleurement de cette collection qui, pour être appréhendée et mise en perspective au plan historique et culturel, demanderait trop de temps, celui d’une vie peut-être. Reste sans doute la possibilité d’un émerveillement sur l’homme, l’humain, son art et son génie, et c’est un pas dans la connaissance, la compréhension et l’acceptation de l’Autre en ce qu’il diffère. A visiter plusieurs fois !


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