Dans une ville lointaine, traversée par un fleuve imposant, vivait, il y a longtemps, un vieux philologue qui savait lire en treize langues, mais qui ne parlait aucune autre langue que sa langue maternelle. Depuis son enfance, il avait fait preuve d’un grand talent dans l’apprentissage des diverses langues, et aussi montré une mémoire exceptionnelle.

Sa mémoire était si brillante qu’il savait par cœur le nom et le prénom de tous les habitants de cette assez petite ville. Tout naturellement, comme l’on en préjuge ou exige souvent d’un philologue, il avait opté pour le célibat. Non point qu’il ne soit jamais tombé amoureux, mais il sentait toujours une étrange peur envers les femmes. Quand il voyait une dame, il ne savait pas quoi dire, ni que faire, ni comment se comporter.

Son seul vrai amour était celui qu’il portait en lui, comme un trésor inépuisable et inutilisable, pour son élève de seize ans à laquelle il avait enseigné le latin et le grec. Heureusement ou malheureusement, il n’osa pas confesser cet amour. La jeune fille, lasse de ces langues flexionnelles mortes et de leurs syntagmes complexes, abandonna ses cours. Quant à lui, il décida alors de rester célibataire, afin de consacrer toute sa sève vitale à son travail, et de ne pas la gaspiller en une vie de famille.

Il vivait ainsi, son matin ressemblant mortellement à son soir, et son midi à sa nuit. Il avait divisé son temps entre la pratique des langues qu’il savait, les recherches philologiques et l’apprentissage d’autres langues, anciennes ou nouvelles, nationales ou vernaculaires. Son plaisir le plus grand consistait à apprendre de nouveaux mots et à faire la connaissance de nouvelles syntaxes.

Il n’avait jamais voyagé, même dans son propre pays, même dans sa propre région. Quel besoin avait-t-il de voyager, pensait-il, quand il savait lire en tant de langues, et donc, de connaître cultures et littératures étrangères ?

Il n’était lui-même ni poète ni écrivain, mais traduisait de temps en temps, par intérêt particulier goût profond, un beau morceau de poésie, surtout lyrique. Il aimait jouer avec les mots, les déplacer dans la phrase, produire de nouvelles formes de phrases, découvrir de nouveaux syntagmes et agencements syntaxiques, dévoiler de nouveaux aspects de l’âme de sa langue maternelle, et surtout connaître plus profondément et mieux les secrets de la langue qu’il traduisait.

Ainsi, ses jours aboutissaient aux nuits solitaires et ses nuits enténébrés arrivaient au but, dans cette ville située au pied d’une vaste chaîne de montagnes rocheuses. Quand il se levait le matin, il se disait à voix haute ou chuchotant – quand il était morose - : « Voilà un jour nouveau ! ش Soleil ! Salut ! Tu es mon cœur, tu es tout mon être ! Que je t’aime des tréfonds de ma simple existence ! »

Un jour, durant une recherche étymologique sur les noms des plantes de la région, - il était fou de la nature et de ses beautés sans bornes -, il fit la connaissance d’une jeune botaniste. Cette jeune fille marchait modestement sur les herbes du vieux jardin situé à l’entrée de la ville, jardin qui venait de fleurir une nouvelle fois dans son histoire. Sa démarche, sa contenance et sa posture le fascina, de sorte qu’il fut comme enchanté par son charme indescriptible.

En fait, c’était la première fois de sa vie qu’il tombait dans un amour total et profond. Il tenta d’y échapper de tout son être, mais demeura incapable de le faire. Inclinée sur un buisson en train de cueillir quelques feuilles pour son herbier, c’est ainsi qu’il la vit pour la première fois. Cet instant devint un moment de retour, ou de détour, ou de tourment, ou de torture, ou autres, dans sa vie livresque de linguiste. Quelques regards et quelques courts mots saccadés suffirent pour « blanchir » sa nuit, et l’empêcher de dormir. Dommage ! La montagne magistrale de ses sciences et savoirs fondait ou restait inaccessible. Il ne pouvait plus en user ni y puiser. Il s’épuisait lui-même aux charmes de ses sourires.

Ah ! La vie devint soudainement pour lui un tourbillon terrible dans lequel tournaient tous les mots et les structures phrastiques des multiples langues qu’il savait, ainsi que des langues qu’il connaissait peu, dont il avait commencé l’apprentissage sans les avoir maîtrisées.

Il se mit à penser à des moyens pour déclarer son amour. Il tissa des tournures et des prépositions. Il était conscient du fossé d’âge qui les séparait et rendait cette relation pratiquement impossible. Mais que pouvait-il faire pour s’arracher du malheur où il était tombé si subitement ? Quelle ruse pouvait-il concevoir pour se libérer de la domination de la demoiselle qui apparaissait comme une damnation éternelle pour son existence et sa science même ?

Il pensa qu’il n’avait d’autre recours que de lui confesser son amour, bien qu’il ne sache rien d’elle, sauf qu’elle n’était pas originaire de cette ville, et qu’elle y avait voyagé pour en étudier la flore. Mais comment et en prenant quels risques pouvait-il le faire, d’autant plus qu’il ne bénéficiait d’aucune faveur de la demoiselle ?

C’est vrai que chaque métier a ses désavantages et inconvénients, et forge le tempérament des personnes qui l’exercent selon certaines règles spécifiques complexes et difficilement perceptibles, mais le métier de philologue présente des traits très particuliers, et forme l’esprit des philologues un peu sèchement. Ainsi, les philologues sont souvent, au fond de leur cœur, trop timides, et ne savent pas bien parler, même connaissant beaucoup de langues. En outre, il ne faut pas du tout comparer leur travail passé à ce que font leurs descendants, qui sont les linguistes des temps modernes.

Un linguiste moderne est souvent un homme très chic et bien habillé, d’humeur gaie et qui flirte facilement, contrairement aux philologues d’hier dont la personnalité était souvent inaccessible, voire apathique, et qui étaient d’ordinaire tacites et laconiques. Ah, quelles souffrances ne subissaient nos frères philologues qui, dans le passé, à ne pouvoir jouir de la lumière naissante d’un soleil simple et solide, se trouvaient mortellement ennuyants, même parfois dégoûtants.

Revenons maintenant à notre vieil amoureux ! Ses yeux myopes ne cessaient de s’affaiblir de jour en jour. Ses mains commençaient à trembler de quelque douleur inexprimable. Le temps, avec son tempo lent et lugubre, ne lui épargnait le moindre de ses marques intimidantes, celles qu’il était obligé de subir par la main macabre de la vie. Sa démarche et ses pas syncopés marquaient plus de signes de décadence que les colombes de son espoir ne laissaient de tons ; colombes âgées qui étaient comme courbées sur le marais du néant.

D’une part, mortel parmi les mortels, il voulait s’éterniser, en devenant père de un ou deux enfants, d’autre part, il se sentait incapable de s’occuper d’enfants, faute de patience et de volonté. Une grande bataille avait lieu dans son esprit attentif aux plus minces compromis des vies de ses parents et de ses voisins. Il faut préciser qu’il n’avait point d’ami ! Quel ami pourrait-il avoir, ce vieux savant, hors des livres et des carnets de notes, des dictionnaires et des encyclopédies ?

Dommage ! S’il avait eu un ami, il aurait pu au moins être soutenu dans une telle situation ! S’il avait eu une sœur, peut-être aurait-il pu la consulter ou même lui confier son amour. La solitude absolue et sereine dans laquelle il était plongé et dont il ne pouvait se séparer ne lui permettait plus de respirer le souffle toujours nouveau de la collectivité, ou du moins, de la conjugalité.

Quand il pensait à un futur foyer familial, il avait peur de ne pouvoir le supporter, d’autant plus que sa différence d’âge avec son épouse supposée lui pesait. Quand il imaginait que son comportement était susceptible de faire souffrir son épouse et ses enfants, il estimait que le mariage aurait été une faute irréparable pour lui, aussi bien qu’un tourment intarissable pour les autres.

Ses derniers jours, toute sa pensée était concentrée sur l’étude et l’estimation des avantages et des désavantages d’une telle décision, afin de mesurer toutes les conséquences possibles d’une proposition de mariage. Enfin, il finit par conclure qu’il serait préférable pour lui de continuer sa vie comme avant, de marcher comme jadis et naguère sur les dalles de son existence simple de célibataire, de rester dans le dédale monotone de sa vie habituelle, et de ne pas courir le risque de tout détruire : tous ses acquis, ses savoirs, ses souvenirs, ses espoirs et ses rêves.

Ah ! Pauvre vieux philologue de notre histoire morbide ! Il reprit le chemin des traces prédéterminées de son existence d’autrefois, et ne sut oser le péril de se détourner de sa voie directe et raisonnable. Enfin, sa logique propre n’était-elle pas formée par les connaissances un peu désuètes des langues anciennes qu’il savait, et même de celles qu’il ne savait pas, faute de temps ou de talent plus grand ? Il n’était donc pas un génie, puisque les hommes de génie ne sont-ils pas souvent toujours prêts à recommencer une nouvelle existence, si imprévisibles que soient les dangers et les damnations probables d’une telle transformation ?

Téhéran, mars-avril 2012


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