N° 84, novembre 2012

Château de Chamerolles
Femmes artistes, passions, muses et modèles
Exposition du 16 juin au 19 août 2012


Jean-Pierre Brigaudiot


Jeanne Hébuterne, Autoportrait 1917

Un charme tranquille

Le château de Chamerolles fait partie de ces innombrables châteaux construits en France depuis le Moyen âge. Celui-ci, de dimensions moyennes, se situe entre Gâtinais et Beauce, à quelque distance d’Orléans. Il fut bâti à la Renaissance par Lancelot du Lac, sur le plan encore en usage à cette époque, d’une forteresse médiévale. La restauration des bâtiments et des jardins a permis d’une part son ouverture au public et d’autre part a redonné à ce château son indéniable charme, ceci d’autant plus qu’à l’écart des grands et très fameux châteaux de la Loire, il n’est ni envahi par des cohortes de touristes, ni ne souffre des pesanteurs de l’industrie culturelle. Ainsi la visite se fait en toute quiétude, permettant également de flâner dans les jardins. Ces jardins ont été reconstitués tels qu’ils furent à la Renaissance, mêlant avec bonheur les plantes aromatiques et ornementales et les végétaux comestibles. A cela s’ajoutent un labyrinthe, celui des jeux galants d’antan, et des charmilles où rosiers grimpants et houblons, par exemple, permettent d’échapper au soleil d’été. Un joli plan d’eau calme apporte un agrément supplémentaire. Bref, ce château est une aire de repos idyllique, aux antipodes des aires infernales des autoroutes des vacances.

Deux expositions se tenaient au mois d’août, l’une étant une promenade de parfums, retraçant l’histoire du parfum et de sa fabrication depuis le Moyen âge, l’autre étant celle dont il va être question : Femmes artistes, passions, muses et modèles. Le lieu d’accueil de cette exposition est la grande halle, un bâtiment typique de l’architecture rurale du dix-septième siècle, récemment et fort bien réhabilité.

Femme et artiste, émergence, développement et dissolution d’un genre

Le thème de la femme artiste est désormais volontiers traité par les institutions culturelles, au plan contemporain et au plan historique. Début 2011, j’avais rédigé un article publié dans cette Revue de Téhéran, intitulé Femme et Artiste et Femme, et j’y évoquais trois expositions : à Paris, elles@centrepompidou, qui montrait un large choix d’œuvres contemporaines puisées dans la collection de ce musée et réalisées par des artistes femmes. Une autre exposition était Seductive Subversion : Women Pop Artists, 1958-1968, au musée de Brooklyn, à New York et enfin celle du Musée de Joliette, au Québec, Féminin Pluriel avec 16 artistes de la collection. Ce qui est exposé à Chamerolles revêt un aspect beaucoup plus historique puisque, selon l’ordre chronologique, nous sommes invités à aborder cette question de la femme artiste depuis l’Antiquité (brièvement), plus précisément depuis le dix-septième siècle jusqu’aux années 1960, même si quelques œuvres dépassent cette époque et, il faut le dire, avec un épicentre situé entre les avant-gardes du début du vingtième siècle et les années soixante de ce même vingtième siècle. Cependant, contrairement à ce que laisse entendre le titre de cette exposition, celle-ci comporte une cinquantaine d’œuvres d’artistes masculins choisis à dessein, pour les relations plus ou moins intenses qu’ils ont entretenues avec certaines femmes, en tant que compagnes, muses, inspiratrices ou « collègues » artistes et créatrices.

Constance-Marie Charpentier, L’atelier du peintre C. 1794. Huile sur bois, 42,5x32cm.
Collection particulière © cliché Studio Beguin, Roanne

« L’art féminin est devenu un art majeur et on ne le confondra plus avec l’art masculin », écrivit Apollinaire dans ses Chroniques.

Cette cohabitation hommes-femmes pose cependant quelques questions quant à l’ombre faite par les artistes hommes aux artistes femmes, ombre opaque suivant les époques, de plus en plus légère avec l’arrivée du vingtième siècle, jusqu’à ce que, du moins dans certaines sociétés contemporaines, il n’y ait plus d’ombre du tout. Aujourd’hui, être artiste n’implique plus aucun genre, masculin ou féminin, pas plus que cela n’implique de passer par des écoles, académies, ou universités d’art. L’intérêt de l’exposition de Chamerolles réside donc dans ce flash-back sur essentiellement les cinq derniers siècles, grâce auquel on rencontre brièvement certaines artistes et les modalités selon lesquelles elles ont pu œuvrer et exister socialement.

L’exposition alterne œuvres, essentiellement picturales, et documentation, textes et photos, ce qui permet de situer sans peine les artistes femmes les moins connues, et de découvrir leur talent. Ainsi apprenons-nous que dès l’antiquité gréco-romaine, les femmes pouvaient pratiquer certains arts, par exemple à l’ombre de leur père lui-même artiste. Au moyen-âge avec un concept d’artiste plus ou moins noyé dans celui d’artisan, les femmes n’apparaissent guère que dans la réalisation d’enluminures et dans le contexte des couvents, travaux de dames disait-on, pas vraiment considérés comme de l’art. Elles réapparaissent avec la Renaissance lorsque s’installe une nouvelle définition de l’art et de l’artiste établie par l’Académie, définition qui sépare les arts mécaniques des beaux-arts. Dès lors, les femmes artistes peuvent même trouver leur place et une réelle reconnaissance, comme ce fut le cas pour la Tintoretta, la fille du Tintoret. Cependant, et pour longtemps les femmes artistes seront interdites d’accès dans les académies et les écoles d’art et leurs pratiques artistiques seront majoritairement celles de genres mineurs selon les catégories établies, c’est-à-dire qu’elles vont essentiellement peindre des natures mortes, des portraits ou des autoportraits, des figures animales ou des paysages. La grande peinture d’histoire, religieuse ou mythologique, celle de Rubens, David ou Delacroix reste presque exclusivement le fait des hommes qui, eux, peuvent concourir au Salon officiel avec des œuvres d’envergure.

Eva Gonzales, En secret, 1877-1878

Le Salon officiel ouvre ses portes aux artistes femmes dans la dernière partie du dix-neuvième siècle et en 1889 une dizaine d’entre elles sont primées. C’est seulement au vingtième siècle qu’en France, l’Ecole des beaux-arts va accueillir les femmes, mais longtemps ce sont les académies privées qui assureront les meilleures formations en termes d’acquisition d’un savoir-faire, car il s’agit bien de cela jusqu’au-delà de la Seconde Guerre mondiale : acquérir un savoir-faire sur lequel l’artiste est prioritairement évalué, trop souvent au détriment de la créativité. On retiendra par exemple, parmi les académies ou écoles privées que répertorie cette exposition de Chamerolles, l’atelier de Jacques Louis David au Louvre (le Louvre disposait alors d’ateliers pour certains artistes), ou celui de la Grande Chaumière, l’Académie Julian, et surtout l’Atelier Cogniet dirigé par une femme. Longtemps les femmes furent privées des ateliers de modèle vivant et devaient travailler d’après les œuvres reconnues ou d’après ce qu’on appelle « l’antique ».

Et les artistes hommes dans cette exposition ?

La commissaire de l’exposition, Sylvie Buisson, a choisi d’introduire une cinquantaine d’œuvres d’artistes hommes en cette arène féminine, choix qui conduit immanquablement à mettre en concurrence artistes hommes et artistes femmes et dans une moindre mesure celles dont le rôle fut plutôt d’être modèle, compagne ou muse. Cette concurrence entre l’un et l’autre, du fait même de la place impartie à la femme, ne peut que se jouer en la faveur de l’un, l’homme, dont le nom est presque systématiquement plus notoire que celui de l’autre, elle, la femme. Comment en serait-il autrement lorsqu’on découvre une œuvre d’Yves Klein entourée d’œuvres de Rotraud, sa muse, son épouse, ou lorsqu’il s’agit de Christo qui a en réalité travaillé de plain-pied avec Jeanne-Claude, ou bien encore lorsqu’on s’appelle Blanche Hoschédé-Monet ? Malgré cela, d’autres noms d’artistes femmes résonnent de manière autonome, comme celui de Maria Elena Vieira da Silva, une artiste de l’abstraction libre, ou comme Natalia Gontcharova ou encore Marie Laurencin. De même, Niki de Saint Phalle avec ses fameuses Nanas échappe à la tutelle de Tinguely. Pour d’autres artistes femmes appartenant à des époques révolues, la question se pose beaucoup mois, leur œuvre étant ici suffisamment représentée, ainsi en est-il de Rosa Bonheur, d’Elisabeth Vigée-le Brun ou de Jeanne Elisabeth Chaudet, parmi d’autres.

Catherine-Caroline Cogniet-Thévenin, Académie de peinture pour jeunes filles, 1836

Les œuvres plus présentes que les relations

De cette exposition, il ressort un gauchissement des intentions données par son titre au profit, essentiellement, d’une appréciation comparative des œuvres des hommes et des femmes artistes en tant que créations. Le titre annonce que les femmes sont aussi inspiratrices, muses, et modèles ; or cela apparait beaucoup moins, sauf, certainement, à se plonger dans un gros et fort riche catalogue. La raison en est pour partie due à la force d’attraction des œuvres qui sont matériellement là, devant le visiteur, alors que les relations entre les uns et les unes, artistes, relations amoureuses, idylliques, houleuses, relèvent du domaine documentaire et narratif. L’exposition se fondant sur la présentation d’œuvres et de dispositifs documentaires en nombres limités, on zappe assez aisément cet aspect relationnel entre les artistes des deux sexes. Peut-être, comme il se fait dans les grands musées, qu’un petit catalogue aurait pu mieux remplir sa mission explicative envers le public, qu’un ouvrage académique réservé à un public restreint de conservateurs et historiens d’art comme l’est ce gros catalogue. Peut-être, également l’exposition aurait pu davantage montrer l’art fait par les femmes contemporaines, un art qui se passe de l’aval masculin et qui jouit même d’une bienveillante curiosité inscrite dans le cadre du politiquement-socialement correct initié il y a quelques décennies par les américains. Pour autant cette exposition, dans ce cadre du château de Chamerolles, reste délicieuse.

Anne Vallayer-Coster, Nature morte aux pêches, 1780

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