N° 84, novembre 2012

Shirin Nezâmmâfi, une écriture japonaise,
une voix iranienne


Shahâb Vahdati


Née le 10 novembre 1979 à Téhéran, Shirin Nezâmmâfi est une romancière iranienne vivant au Japon depuis 1999. Diplômée de la faculté de génie à l’Université de Kobe, elle travaille depuis juin 2009 comme ingénieur de système chez Panasonic. Elle a écrit son premier roman à l’âge de 14 ans, un roman intime qui raconte ses histoires d’écolière. Elle a également reçu le Prix littéraire des étudiants (Ryugakusei Bungakusho), en aspirant fervemment à devenir un écrivain, pour son roman Salam publié en 2006.

Le 14 avril 1999, elle est arrivée au Japon en vue de faire des études de génie et presque dix ans plus tard, elle y reçoit le prestigieux prix annuel de Bungakukai pour son roman Le Livre Blanc. Adoptant comme perspective la première personne et s’appuyant sur une certaine puissance descriptive, le texte n’est pas une simple représentation des faits, mais une certaine mise en valeur de la narratrice elle-même. Le roman retrace l’amour de jeunesse d’une lycéenne vivant près de la zone frontalière irako-iranienne durant les années de guerre. Ce roman, qui a remporté l’important prix de Bungakukai, est le deuxième roman écrit par un non-Japonais et le premier dont l’auteur n’a pas pour écriture maternelle des sinogrammes ou des kanjis. Nezâmmâfi parle couramment le japonais, le persan et l’anglais et s’efforce d’utiliser dans ses écrits les sous-titres correspondants aux paroles qu’elle entend dans les émissions de variété.

Le Livre Blanc relate donc une histoire d’amour au cours de la guerre irako-iranienne et donne au lecteur l’impression de suivre le narrateur, notamment grâce à son réalisme qui produit une description détaillée, proche par ailleurs de la tradition descriptive japonaise, et crée un espace où le lecteur a le sentiment d’être perdu.

Son écriture est qualifiée de difficile, nécessitant un important effort de compréhension étant donné que les phrases ne finissent pas et imitent systématiquement la forme verbale et humaine de la conversation, mais en l’absence d’interlocuteur. Nezâmmâfi continue aujourd’hui d’écrire, parallèlement à son travail d’ingénieur.

Dans une partie du Livre Blanc, nous lisons : "Tout en regardant par la fenêtre, je cache un bâillement de la main. Cette fois, il y a une collection d’hommes dans la pièce, car les enseignantes pour l’école primaire manquent. La lourdeur de l’air de la pièce produit avant tout de la langueur. La bouche grande ouverte respire de l’oxygène à chaque minute et en remplit les poumons. Dans cette petite pièce bourrée de quatre-vingts écolières, certaines assises près de la fenêtre, il n’y a pas assez d’air respirable."

« La beauté exotique venue de pays qui n’utilisent pas les kanji »

Telle était le titre d’une rubrique d’un journal japonais en juillet dernier, attribuant ladite beauté aux œuvres d’auteurs en provenance des pays n’utilisant pas les caractères chinois dans leur langue. Le caractère exotique ajoutant à la valeur esthétique de l’œuvre, tend à créer une atmosphère favorable aux écrivains étrangers qui écrivent en japonais. Nezâmmâfi décrit elle-même son entrée dans la carrière d’écrivain :

"Avant d’entrer à l’école primaire et dès ma petite enfance, j’ai voulu écrire, même si c’était une petite phrase, et avec le temps, j’y suis arrivée, enfin quelque chose, mais je ne m’attendais pas à pouvoir montrer mon travail à mes parents ni aux amis. Ensuite, j’ai eu l’occasion de partir pour le Japon et une fois installée dans cette nouvelle ambiance, je m’y suis intéressée, de nouveau dois-je dire, car j’avais déjà souvent entendu parler du Japon chez certains amis iraniens qui y avaient fait des études. Je me suis donc intéressée à la culture et aux attraits divers de ce pays et je me suis souvent dit que j’allais les voir de mes propres yeux. Ainsi, j’ai appris le japonais, mais je ne me suis pas entièrement japonisée. Vivre au Japon signifie une lutte incessante pour communiquer avec les autres, il y a là une similarité avec l’Iran, où il est parfois difficile de dédouaner un étranger pour des problèmes d’ordre culturel.

Le contact de l’homme venant d’une société assez traditionnelle et découvrant le Japon, un réfugié rencontrant une culture aussi différente, fut le principal sujet auquel je pensais durant ces dernières années. Ces étrangers, aux vêtements sales et à la barbe de trois jours, sont souvent désorientés en découvrant cette nouvelle culture. Cette expérience de peur et de désorientation se trouve au cœur du Livre Blanc.

Je me suis aussi dit : « Les Japonais travaillent dur et ils sont très gentils avec les autres, mais dans le fond, on reste étranger ». Très timide, je ne pouvais pas facilement me lier avec des Japonais. Ma première amie fut une étudiante de médecine qui passait son temps à étudier, mais j’ai appris que les Japonais aimaient les spectacles. J’ai alors commencé à regarder la télévision pour essayer de mieux comprendre la civilisation japonaise. C’est quasi certain, la télévision japonaise aujourd’hui est presque une école, si vous regardez attentivement, mais à part le nom du programme affiché en japonais, des sous-titres n’apparaissent qu’à de rares moments. C’est tout de même un outil oral très utile pour les étrangers afin d’étudier le japonais. D’ailleurs, il y a des passages dans les émissions qui peuvent inspirer le travail de l’écriture.

Les étrangers du Japon ont toujours une vie délicate. Ce sont des gens placés à l’intérieur d’un système social relativement orienté à droite, qui a toujours cherché un leader et qui est caractérisé avant tout par cette quête. En tout cas, c’est avec ce type d’analyses que je tentai de m’initier à la société japonaise. La première introduction me fut donnée par mon professeur qui définit le rapport entre la morale de la vie réelle et celle des écoliers. Il exigea que ce que j’écrive montre aux gens ma honte concernant le contenu de mes textes et ses insuffisances, pour révéler une modestie extrême conforme à la pensée japonaise. Il écrivit ensuite des phrases en exemples, me montrant la nature de l’écriture chez ses compatriotes.

C’est ainsi que je commençai à écrire pour traduire la vie et les problèmes des réfugiés et des immigrants, et par là, il me fut possible de concevoir le sort des réfugiés afghans dans mon propre pays et de voir un même destin tracé devant tous les immigrants et réfugiés du monde entier. Cette pensée fut à la base de mon premier roman, Salam. Le prix que je reçus pour ce roman m’apporta joie et surprise, et me poussa à me consacrer entièrement à l’écriture. C’est ainsi que j’ai commencé Le Livre Blanc. Les Japonais préfèrent les phrases faites à partir d’idiomes exprimant des notions fixes qui leur servent d’exemples. Pour écrire une histoire d’enfance, j’étais plus ou moins capable de formuler le récit en usant desdits idiomes, en écrivant par exemple comme ouverture de l’incipit, mon arrivée au Japon par la formule idiomatique suivante : "Le jour où..."

Je pense qu’après avoir écrit Salam, je voulais décrire un monde qui ne ressemblât pas à celui des Japonais. Dans Le Livre Blanc, il n’y a pas de Japonais, mais une distribution de rôles parmi les élèves iraniennes de l’école secondaire dans le contexte spatio-temporel de la guerre. Je dois mentionner que ce genre de thème trouve beaucoup de difficultés à être accepté, compte tenu de l’esthétique singulière du pays du Soleil levant. Dans Salam, il y a un héros japonais décrit par une iranienne, mais Le Livre Blanc propose à la fois des personnages et un sujet étrangers, vus à travers l’optique d’un non-japonais. Il m’arrive aussi souvent d’utiliser dans mes écrits les tournures syntaxiques de ma langue maternelle. C’est que je considère que pour rendre le texte plus apte à gagner l’émotion et la sympathie du lecteur, il est indispensable parfois d’y recourir et cela me donne souvent une sensation étrange.

A l’époque où j’ai fini ce roman, j’étais juste une étudiante […], n’ayant en tête que l’unique idée d’une entrevue rapide et positive avec le responsable d’une maison d’édition, qui m’apporterait une liberté et un soulagement, tout en me faisant croire qu’écrire tout simplement sur mes amis pouvait me fournir la possibilité de les rejoindre quelque part. J’étais capable de comprendre ce que disaient les Japonais, le contenu n’étant pas difficile. J’avais juste du mal à croire le genre de choses que j’entendais, souvent des propos plutôt méchants à l’égard des étrangers, mais vu les difficultés à établir un contact avec les gens et les obstacles qui rendait la communication impossible, je me félicitais d’avoir dépassé la barrière linguistique. Il m’arrivait parfois de fondre en larmes au moment de parler. […} Ce langage restait insuffisant et ni moi ni mes interlocuteurs japonais n’arrivions à saisir le vrai sens qui s’écoulait de nos paroles pour qu’une entente se forme entre nous.

Je me souviens toujours de l’espace inhabituel où je vivais, caractérisé par un mur dressé entre moi et les autres. Je me dis "regarde-les", puis je pense à la différence entre le sort de ces hommes et le mien. […] Un abîme infranchissable nous sépare les uns des autres. Face à ce fossé profond, je frissonne de peur, en raison de la différence de mon monde avec le leur. C’est une expérience que j’ai déjà vécue à travers la guerre irako-iranienne, alors j’établis une comparaison, me disant que si j’étais née de l’autre côté de la frontière, dans ce pays ennemi du mien, j’aurais des relations diamétralement opposées avec eux.

C’est dans de telles conditions que j’ai eu l’occasion d’écrire une histoire. […]Malheureusement et bien que je voulus écrire, mon niveau de japonais était alors insuffisant pour me permettre de transmettre ces idées. Et je faisais beaucoup d’erreurs, à en avoir honte, me privant de la chance d’avoir un lecteur à qui je n’osais toujours rien raconter. Cependant, un ami m’a offert une chance incroyable ; un professeur d’université qui s’est donné la peine de me fournir son soutien pour que je puisse présenter mon roman à l’université de Yara. Il m’a recommandé auprès de l’université et grâce à ses efforts, j’ai pu et je peux écrire aujourd’hui dans les meilleures circonstances et l’approbation des gens autour de moi. J’aimerais souhaiter à tous ceux qui m’entourent, de se sentir aussi chanceux que moi et leur témoigner ma profonde gratitude."


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