N° 99, février 2014

EXPOSITION PIERRE HUYGUE
Centre Pompidou, Paris
23 septembre 2013 - 6 janvier 2014
Réinventer l’exposition


Jean-Pierre Brigaudiot


Pierre Huyghe est l’un des artistes importants de la scène internationale, il est reconnu comme l’un des meilleurs vidéastes de sa génération, la vidéo qu’il produit dépassant aisément le cadre de ce qu’on appelle vidéo en tant qu’art plus ou moins expérimental et spontané, pour rejoindre le cinéma par son haut niveau de technicité. Toutefois Pierre Huygue, étant donné sa formation, opère également en tant que designer et architecte. Né en 1962, il vit aujourd’hui à New York. Il a représenté la France dans de grandes manifestations artistiques internationales comme la Biennale de Venise. Cette exposition en forme de rétrospective est la première qui lui soit consacrée par le Centre Pompidou, même si certaines de ses œuvres, plutôt des vidéos, y ont déjà été montrées, et même si l’une de ses vidéos, The Third Memory, de 1999, est dans la collection du Centre.

Redéfinir l’exposition en tant que pratique et mémoire.

Au-delà de sa pratique de la vidéo, Pierre Huygue contribue avec la plus forte conviction à redéfinir la notion d’exposition et, dans ce cadre, il remet en question bien des pratiques artistiques contemporaines. L’exposition du Centre Pompidou inclut un nombre conséquent de vidéos présentées de différentes manières, sur très grand écran ou sur de petits écrans, mais elle comporte également des installations multimédia, des dessins, des projets, des objets, des évocations de moments de la vie et du parcours de l’artiste, des œuvres d’autres artistes.

Vue de l’exposition Pierre Huyghe au Centre Pompidou, Paris, du 25 septembre 2013 au 6 janvier 2014

Cette exposition se veut être une réflexion sur ce qu’est l’exposition et par conséquent sur le lieu musée en lui-même, avec par exemple une mise à nu littérale des structures et des cloisons, c’est-à-dire de l’architecture de l’exposition, et ainsi, on peut découvrir un trou au beau milieu d’un mur laissé nu, trou qui témoigne d’une sorte d’archéologie muséale en faisant apparaitre, en strates, des couches de peinture de différentes couleurs ayant recouvert ce mur lors des expositions précédentes. Et puis, dans la redéfinition de la notion d’exposition, il y a, moins perceptible d’emblée, ce parcours, ou plutôt ce libre parcours offert au visiteur. Parcours qui va au contraire de ces terriblement ennuyeux parcours, banalement chronologiques, qui témoignent souvent d’une absence grave d’imagination scénographique quant à présenter les œuvres selon des raisonnements autres que celui de la chronologie. Ainsi était-ce le cas, par exemple, pour l’exposition Braque au Grand palais ou pour celle du Centre Pompidou consacrée à Hans Richter, parcours et lecture de l’œuvre imposés, chronologie qui, en fait, oublie ou feint d’oublier que l’œuvre ne s’élabore pas de façon linéaire. Comme si la chronologie était la seule clef de la compréhension d’une œuvre et d’une démarche, alors que justement la démarche artistique est constituée d’allers et retours, d’hésitations, de reprises, d’oublis, tout cela traversant le temps et l’histoire utilisés comme matériaux.
Avec Pierre Huygue on est certes au-delà de la postmodernité, dans l’hyper modernité, peut-être, où l’art est conçu comme faisant vraiment partie de la vie, indissociable de celle-ci et irrémédiablement lié au monde réel dont il n’est qu’un aspect. Art marqué par le doute, par la superposition des œuvres, par la résurgence de certaines dans d’autres : le passé construit le présent. Aussi le travail de Pierre Huygue en tant qu’artiste, et pas seulement en tant que vidéaste, transgresse les catégories établies et saute de la vidéo à l’installation multimédia, mais aussi au dessin ou à la maquette, use des techniques du spectacle en général, cinéma ou théâtre : avec par exemple les brouillards et les fumées, le son décalé, déplacé par rapport à son lieu préalablement et logiquement défini. Et l’exposition mêle ainsi le réel à l’imaginaire, le temps passé et le temps présent, les tressant pour faire advenir une œuvre complexe où le doute l’emporte sur toute posture affirmative.

Parcours entre onirisme et réalité banale.

L’exposition permet au visiteur de se déplacer à son gré, d’une œuvre à l’autre, d’y revenir, presque par nécessité, lorsque l’autre a éclairé la précédente ou donné quelques outils permettant de la saisir autrement, plus complétement, peut-être, ou de la vivre sur un autre mode que formel, puisque la première approche du visiteur est le plus souvent formelle et réactive. Alors la visite se fait avec des retours sur ce qu’on a déjà vu : une vidéo de type reportage sur un évènement relativement banal, dans un village aux USA où se prépare une fête scolaire. On ne sait pas trop où est la fiction et où se loge le réel. Ainsi l’œuvre de Pierre Huygue navigue bien souvent entre onirisme et réel, avec par exemple l’installation Untitled (Legender Frauenakt) de 2012 : une vaste salle en camaïeux de gris, où coule de l’eau, en pluie drue, où flotte un brouillard produit mécaniquement, salle peuplée de dalles de béton empilées ici et là, de celles qui recouvrent les trottoirs de nos villes, et où, sur un socle, une statue « classique », féminine et couchée a la tête prise dans un essaim d’abeilles vivantes et bourdonnantes. Espace du rêve en même temps que rêve inclus dans notre réel puisque les abeilles virevoltent autour de nous, bruyantes. Une proximité avec l’esprit d’Arte Povera, sans doute. Avec ce libre parcours conçu par Pierre Huygue, on retrouve ce bourdonnement des abeilles dans les salles où sont projetées les vidéos, comme un rappel de ce qu’on a vu en entrant dans l’exposition, cette installation aux abeilles, son déplacé qui intervient comme un résurgence, un rappel. Le bourdonnement émis par un haut-parleur caché dans le mur, se fait quelquefois si fort qu’il subvertit le son de la vidéo et donne en quelque sorte le ton de cette exposition. Onirisme et réel vont ainsi de pair avec, aussi, ce chien qui erre dans l’exposition, gentil chien blanc à la patte avant teinte en rose vif. Or il est acteur, passant, se déplaçant dans une des vidéos où évidemment la fiction ne se sépare point si aisément du réel filmé, de l’espace qu’on a vu avec la statue et les abeilles. Des aquariums contiennent des araignées ou des fourmis. Quelquefois on pense être revenu au temps du surréalisme, d’autre fois, avec la vidéo, lorsqu’elle devient vraiment abstraite du fait de gros plans qui annulent la possibilité de reconnaitre l’objet, le sujet filmé, on peut lui trouver des airs de cinéma expérimental, celui d’avant la vidéo, avec Un chien Andalou de Buٌuel et Dali, par exemple. Les séquences abstraites sont perceptibles comme essentiellement formelles et douées d’une esthétique libérée de tout sujet, ne serait-ce la place de ces séquences dans le déroulement de la vidéo qui montre des pans du monde reconnaissable. Au gré du parcours, on retrouve un manteau de fourrure jeté à même le sol ; plus tard il aura changé de place, on doute du rôle de ce manteau et on s’interroge.
L’un des faits marquants de cette exposition parcours-installation et vidéo est, outre la circulation au gré du visiteur, cette liberté d’interprétation de ce qu’il voit et reçoit, de ce qu’il a vu et qui resurgit ailleurs derrière l’écran, ou noyé dans l’eau d’un aquarium. L’exposition jalonnée par des œuvres aussi diverses que les vidéos, les aquariums, une partition musicale de John Cage, des dessins, des projets, des maquettes, est une invitation à se laisser porter par ce réel toujours un peu irréel et à prendre le monde de Pierre Huygue comme il est, désordonné, déconstruit, sans homogénéité, appréhendable par bribes. Un monde dont le sens échappe mais dans lequel nous sommes, tant bien que mal. Un monde sans idéal ni lendemains qui pourraient chanter, sans pensée unificatrice, juste un être-là partageable avec l’artiste ou avec ce qu’il donne à voir ou à rêver.

Vue de l’exposition

Diversité des pratiques et des œuvres.

Cette exposition, si elle fait la part belle à la vidéo qui oscille entre des formats de projection indéniablement cinématographiques (la vidéo arrivée au numérique a cessé d’être ce qu’elle fut lors de ses débuts, c’est à dire techniquement médiocre avec son esthétique hoquetante) et des petits formats où la réception de la projection est plus ou moins empêchée par ce qui voisine : sons d’une autre vidéo, éclairages d’un autre espace, ou bien réception rendue problématique car le lieu est celui du passage et il n’y a rien pour s’asseoir. Les montages sont impeccables et l’image immense est envoutante. Et malgré cette caractéristique de la vidéo qui suppose qu’elle n’est pas nécessairement à regarder dans sa continuité ni dans sa durée totale, elle garde un grand pouvoir de captation du spectateur. Ceci d’autant plus que les œuvres, vidéos ou autres, se répondent l’une l’autre, se complètent, s’éclairent, avec des liens comme ce chien qui est « acteur » dans la vidéo en même temps qu’il est là, dans l’exposition, en tant qu’animal vivant : question posée à l’exposition dans son rapport à la vie ordinaire.
A l’entrée de l’exposition il y a une sculpture abstraite en béton, une de ces sculptures effectuée (L’auteur est Parvine Curie, 1975) dans le cadre du « Un pour cent », un pour cent du budget de la construction d’une école où Pierre Huygue a été élève. Le « Un pour cent » destiné à promouvoir l’art contemporain a été une initiative du ministère de la culture suivie d’effets décevants, souvent sous la forme d’un art de seconde catégorie, un art d’état décidé par des architectes d’état et des fonctionnaires délégués à la culture. Cette sculpture est plus ou moins cassée, en ruines, et on retrouve presque la même chose, comme sa maquette, à une autre échelle, dans un aquarium où se meuvent quelques poissons très ordinaires. Rappel de ce que le visiteur a vu et rappel de ce que l’artiste a connu à l’école. Ailleurs, un aquarium, parmi d’autres, œuvre intitulée Zoodram 4, d’après la muse endormie de Constantin Brancusi, 1910, propose un écosystème marin avec crabes, araignées de mer, invertébrés…et La muse endormie de Brancusi est habitée par un bernard l’hermite. Œuvre où la lenteur des déplacements des êtres sous-marins accroit la dimension onirique, voire surréaliste. L’Expédition scintillante, de 2002, œuvre en trois actes, présente l’un de ceux-ci en un vaste plan d’eau gelée couverte de fumerolles et accompagnée d’une musique d’Eric Satie. Une patineuse est supposée évoluer sur le plan d’eau gelée et y inscrire les arabesques de ses évolutions. Il s’agit du volet d’un projet concocté par Pierre Huygue : une expédition dans l’Antarctique, en relation directe avec le journal de bord d’un personnage d’Edgar Allan Poe dans le roman Les aventures d’Arthur Gordon Pym (1838). Ainsi l’œuvre de Pierre Huygue témoigne de son ancrage dans le monde, réel ou imaginé et dit un possible rapport du visiteur au monde mis en scène dans l’exposition, avec ses retours dans le temps, ses rêves, ses objets, ses ancrages.

Zoodram 4, d’après la muse endormie de Constantin Brancusi, 1910

Les vidéos, un art entre deux.

Pierre Huygue a une pratique de la vidéo au plus haut niveau et les vidéos projetées en très grand format ressemblent singulièrement à du cinéma. Mais ce n’est pas du cinéma pour différentes raisons. Ici on échappe à l’industrie et au commerce propres au cinéma. L’œuvre est présentée dans les lieux de l’exposition où le visiteur n’est pas incité à s’installer : pas de sièges, espaces de projection ouverts à la circulation des autres visiteurs comme au son et à l’éclairage des œuvres voisines. Œuvre toujours un peu confidentielle malgré la notoriété de Pierre Huygue, limitée à l’espace restreint du monde de l’art contemporain et davantage encore à celui des amateurs occasionnels ou acharnés de vidéo. Les vidéos de Pierre Huygue, comme beaucoup de vidéos le sont, se passent de la trame du film de cinéma : point d’intrigue ni de héros, point de suspens, logique incertaine, définition libre de la durée du film. Plus encore, au cœur du musée, l’objet d’art qu’est la vidéo est déjà désacralisé car objet « naturellement » multiple et sans original, destiné à être entrevu davantage que réellement vu. Mais œuvre d’art cependant, avec un pouvoir de captation de l’attention, qui, même très bref, donne à rêver et à partager. A partager le monde tel que le décrit Pierre Huygue. Un monde non pas insensé mais hétérogène, non appréhendable dans sa globalité, sans vraiment de logique autre que d’aller, bref, notre monde.

Cette sculpture ouvre la rétrospective consacrée à Pierre Huygue au Centre Pompidou, du 25 septembre 2013 au 6 janvier 2014

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