N° 99, février 2014

Perses et Chinois au temps de l’Empire mongol


Elodie Bernard


Si la guerre mongole est connue pour la terreur qu’elle sema et ses ravages, la pax mongolica qui s’instaura pour 150 ans, entre le XIIIème siècle et le XIVème siècle, permit de nombreux échanges et des contacts féconds entre la Chine et l’Iran, territoires tous deux sous le joug des Mongols. Aucune des routes de la soie ne fut dès lors contournée.

Les routes de la soie sous les déferlantes mongoles de Gengis Khân

Les territoires de Perse ont été incorporés à l’Empire mongol à la suite des conquêtes de Gengis Khân [1] et de son petit-fils, Hülegü. Mais avant de connaître la pax mongolica, les peuples conquis connurent la guerre mongole qui fut l’une des plus dévastatrices de l’humanité. Les hordes de Gengis Khân guerroyaient à travers toute l’Asie centrale, rassemblant plusieurs tribus nomades et unifiant ainsi la région pour la première fois dans l’histoire.

Les troupes mongoles avaient commencé par conquérir les territoires des Kirghiz du haut Iénissei et des Oïrots du lac Baïkal. Les Tanguts ne voyaient pas d’un bon œil cette alliance avec les Ouïghours. « Les Tanguts tenaient la partie orientale de la Route de la Soie dont les Ouïghours contrôlaient la partie médiane, celle des oasis, et il était tentant pour ces derniers d’étendre leur influence à l’est. » [2] Aussi, les troupes de Gengis Khân s’élancèrent vers le sud, en direction des Tanguts du Tibet puis vers l’Etat de Chins. [3] Temüdjin, consacré en 1206 Khân océanique, soit universel, ou Tchinggis Kaghan (traduit en Occident par Gengis Khân), avait pour principale obsession la victoire sur les territoires du sud, en l’occurrence sur la Chine. Pékin fut pris en 1215. La nouvelle se répandit jusqu’en Iran. Selon l’historien Jean-Paul Roux, Gengis Khân ne souhaitait pas porter la guerre à l’ouest. Nouée en 1215, la relation de Gengis Khân avec le Shâh du Khwarezm, Ala al-Din Muhammad (1200-1220), était bonne. Muhammad s’était renseigné sur la puissance montante des Mongols et des ambassades avaient circulé de la Mongolie (depuis laquelle Gengis Khân dirigeait son Empire) au Khwarezm, se soldant en 1218 par un accord sur la libre circulation des marchands à travers l’Eurasie. Mais au cours de cette année-là, le massacre d’une caravane de 600 musulmans mongols à Otrar, à la frontière avec le Khwarezm, changea inopinément la donne. Gengis Khân se vit contraint de déclarer la guerre contre le Shâh Ala al-Din Mohammad à cause de cet affront. La guerre se transforma en une conquête de territoires. Les villes de Boukhârâ et de Samarkand furent enlevées au Shâh des propres mains de Gengis Khân. A la fin de son règne, peu de temps après la victoire sur le Khwarezm, Gengis Khân et son Empire contrôlaient déjà une large partie de l’Asie et en outre la Mongolie, la Chine du nord et la Sogdiane.

Batailles entre Mongols et Chinois

La pax mongolica : un brassage d’hommes, d’idées et de culture

La guerre fut atroce. Les neuf dixièmes de la population de l’Iran oriental disparurent en un peu plus de deux ans [4]. Pourtant, Gengis Khân s’efforça de reconstruire ce qu’il avait complètement anéanti. Il réussit à gagner les cœurs grâce à son génie politique, malgré toutes les calamités que ses troupes avaient engendrées. Une civilisation remarquable allait être fondée sur une tolérance religieuse, une justice pour tous, un ordre rigoureux et une administration efficace. Cela permit un essor commercial sans précédent ainsi qu’un brassage d’hommes, d’idées et de culture, entre la Chine et l’Iran. Pour éviter les confits intertribaux et la désunion, il avait instauré une discipline commune. Les vols, pillages et adultères étaient interdits en temps de paix. Cela préservait le commerce, en partie aux mains des Mongols.

Les peuples et tribus vaincus par les hordes mongoles étaient soit exterminés, soit épargnés, mais alors réduits en esclavage ou utilisés dans les premières lignes au cours des batailles suivantes. Certains des grands poètes d’Iran, comme les poètes Saadi et Roumi, fuirent l’invasion des Mongols dont on perçoit encore la furie dans les vers.

Dans la guerre et le sang

Les Mongols ont détruit le monde, je le sais

Mais la ruine recèle Ton trésor

Quel malheur pourrait l’atteindre ?

Le monde s’est brisé tout entier, je le sais

Mais n’es-tu pas l’ami de ceux que la vie a brisés ? [5]

Les artisans et les membres du clergé étaient épargnés, ce qui expliqua en partie la continuité de l’activité artistique. Etaient également épargnées les personnes dont le savoir-faire manquait aux Mongols. Ce fut le cas notamment d’ingénieurs civils et militaires kitans, des cadres kitans, en particulier lorsqu’il s’agissait de combattre les Djurchens qui tenaient l’Etat de Chins. Ce fut également le cas de généraux chinois dont le sens stratégique pouvait servir aux commandements des troupes ainsi que des spécialistes chinois de la catapulte, en particulier sous Hülegü. La mobilisation des masses en vue de faire ces guerres et leur utilisation sur des fronts très éloignés de leur lieu d’origine ainsi que les déplacements de population marquèrent l’époque d’un important brassage d’hommes. Les artisans et les travailleurs manuels qualifiés, qui étaient généralement épargnés lors des massacres, furent très largement déportés. Des artisans chinois furent par exemple installés en pays perse. L’influence chinoise sur la peinture se remarqua sur les œuvres de ces artistes. Elle fit évoluer le style « arabe » en introduisant la pivoine, les troncs noueux des arbres, les nuages tourmentés et conduisit la peinture vers ce qui adviendra plus tard la miniature classique de l’Iran. Cette influence s’exerça également sur la céramique. [6]

Les grands administrateurs de l’empire étaient souvent nommés dans des pays qui n’étaient pas ceux dont ils étaient originaires. Gengis Khân laissa à la Perse, après les années de terreur, une administration civile dont la clé fut donc confiée à des hommes étrangers tels que Kِrgِz, un Ouïghour ; Arghun Aka, un Oïrat ; Mahmud Yalawatch, gouverneur de Pékin ; Ata Malik Djuvaini, gouverneur de Bagdad ; Shams al-Din, premier ministre de Hülegü ; Sa’ad al-Daula, un médecin juif ; Rashid al-Din de Hamadan. Ces hommes permirent la survie et le redressement de l’Iran. Gengis Khân avait lui-même pris à son service Sayyed-e Ajall dont l’origine turque ou perse n’a jamais été confirmée. Sayyed-e Ajall a été l’un des responsables de la diffusion de l’islam en Chine, aux côtés de son fils, Nasser al-Din. Sayyed-e Ajall a été plus tard nommé gouverneur de la province du Yunnan par Khubilaï. Certains de ces grands administrateurs s’assimilaient au lieu où ils résidaient. D’autres, non.

Dans l’extrême orient de l’Empire mongol, les musulmans de Perse et d’Asie centrale étaient utiles, de manière équivalente. On ne faisait pas la différence. Qu’ils soient musulmans ou non, qu’ils soient Perses ou Turcs, les Chinois considéraient tous les gens d’Asie de l’Ouest comme des hui-hui, littéralement « des Occidentaux ». « Un texte chinois cite cent soixante-dix-huit Occidentaux, Arabes, Persans, Syriaques, Turcs, Khotanais, Koutchéens qui devinrent des lettrés confucéens, des moines bouddhistes et taoïstes, des poètes, des calligraphes, des peintres ou des architectes dans la plus pure tradition chinoise. » [7]

Gengis regarde avec émerveillement le roi Khwârazm-Shâh, Jalâleddin, qui s’apprête à se jeter dans l’Indus pour lui échapper et regrouper ses forces

Un flot d’aventuriers, de missionnaires, de diplomates, de marchands empruntèrent les voies de communication d’Eurasie, en définitive pacifiée par la pax mongolica, et aménagée avec des postes de surveillance, des relais chevaux, une hôtellerie, des ponts, des bornes militaires, une batellerie. Tous ces voyages furent de surcroît facilités par la suppression des barrières douanières.

A la succession du trône de Gengis Khân

A la mort de Gengis Khân, ce fut son fils aîné Tolui qui accéda au pouvoir. Les alliances entre les dominateurs de l’est et les dominateurs de l’ouest nécessitaient des voyages fréquents de par et d’autre de l’empire, entre Chine et Perse. Ces voyages pouvaient avoir lieu ou s’effectuaient par l’intermédiaire de personnes et de relais (postaux ou autres). Le plus connu ayant été Bayan de la tribu du Barin, envoyé par Hülegü à Khubilaï. Lorsque son fils aîné Mِngke arriva au pouvoir (1251-1259), l’Empire mongol était alors divisé en quatre nations, ulus : les khanats de Chine (Yuan), d’Asie centrale (Djaghataï), de Russie (Horde d’Or ou Kiptchak) et d’Iran (IlKhâns). Un secrétariat mobile avait été installé dans la région de l’Amou Darya. Son frère cadet, Hülegü, le représentait dans l’ouest de l’Empire. Hülegü fut nommé vice-roi d’Iran en 1253. Une fois Mِngke disparu en 1259, Khubilaï (4ème fils de Tolui) arriva au pouvoir suprême. Alors que Gengis Khân dirigeait son empire depuis le Karakorum de Mongolie, son petit-fils Khubilaï Khân installa son trône à Xian, en Chine, à son accession au pouvoir en 1260.

Ce fut depuis l’Ouest de l’empire que Hülegü prit l’avantage sur ses frères, Khubilaï et Arig Bِke. En dissolvant l’empire en khanats, Hülegü pu ainsi faire valoir sa place d’égal à Khubilaï, dans la direction des autres branches de la famille impériale. Empereur chinois de la dynastie mongole des Yuans, Khubilaï voyait en Hülegü « le prince des régions de l’Ouest ». Hülegü et ses successeurs prirent le titre de « il-khân » (littéralement, Khân subordonné), ce qui eut pour but de maintenir l’autorité symbolique du grand Khân dans l’Ouest asiatique. Un diplôme confirmant le titre et la position était envoyé à chaque nouveau il-khânid. Ce titre ne portait donc pas atteinte aux relations entre le grand Khân et les il-khân ; ces derniers continuaient de percevoir le partage des revenus et de la production de Chine. Hülegü prit Bagdad en 1258, renversa la dynastie des Abbassides, fondateur de la dynastie des IlKhânides de Perse. Les Khagan conférèrent le titre de chancelier (Cingsang ou cheng-xiang) à beaucoup d’émirs de Perse, comme Buqa, Coban et Abu Said, afin de maintenir l’illusion d’une subordination des il-khânid jusqu’à la fin des Yuans (1280-1368).

Pendant toutes les années sous le règne des Mongols, les envoyés entre la Perse et la Chine furent nombreux. Déjà, Ögödei, troisième fils de Gengis Khân, entretenait de bonnes relations avec les musulmans des trois khanats de l’Asie occidentale et centrale. Jean-Paul Roux rapporte : « Un jour, alors que des acteurs chinois jouaient une farce au cours de laquelle un vieil Iranien était tiré par les cheveux, le kaghan avait fait arrêter la représentation : « Les Iraniens, avait-il dit aux acteurs, valent mieux que vous, car ils ont beaucoup d’esclaves chinois et je n’ai jamais vu un Persan au service d’un Chinois. » [8] Mais malgré cette apparence de bonnes relations, des tensions sourdes naquirent en raison des oppositions fondamentales que pouvait présenter le yasak, loi mongole inspirée du chamanisme, avec la charia, la loi musulmane.

Notes

[1Gengis Khân (1155/1162 – 1227)

[2Roux, Jean-Paul, L’Asie centrale, Fayard, Paris, 1997, p. 300.

[3Pour plus de détails, voir le chapitre « Les Mongols », in Chaliand, Gérard, Les empires nomades, éditions tempus, Paris, réédition 2006, pp. 124-125.

[4Ata Malik Djuvaini, cité par Jean-Paul Roux, Histoire de l’Iran et des Iraniens.

[5Ghazal n°1327 - Roumi

[6Roux, Jean-Paul, Histoire de l’Iran et des Iraniens, Fayard, Paris, 1997, p. 359.

[7Roux, Jean-Paul, L’Asie centrale, Fayard, Paris, 1997, p. 137.

[8Roux, Jean-Paul, L’Asie centrale, p. 323.


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